Mouvement industriel (2ème moitié du 18ème) et Révolution française (Jaurès HS8)

dimanche 15 juin 2008.
 

Il m’est impossible, si important que soit cet objet, d’entrer dans le détail du mouvement industriel de la deuxième moitié du xviiie siècle. Mais ici encore il faut réagir contre un préjugé qui défigure l’histoire. A lire la plupart des écrivains, il semble, qu’avant la Révolution l’industrie était si étroitement ligotée par le régime corporatif, que tout mouvement un peu vif lui était interdit. Or, de même que le commerce de gros était affranchi des entraves corporatives, de même que par des combinaisons multiples et en particulier par les sociétés en commandite et les sociétés par actions le commerce avait desserré ses liens, de même l’industrie avait, avant la Révolution et avant même l’édit de Turgot, brisé ou assoupli en bien des points le régime corporatif.

Non seulement il y avait à Paris des quartiers où l’industrie était entièrement libre : non seulement dans toute la France les industriels échappaient faute d’une surveillance suffisante à la rigueur des règlements ; non seulement par exemple, Roland de la Platière constate que les fabricants de bas de Nîmes fabriquaient en grand des produits plus grossiers que les règlements ne le permettaient et se procuraient ainsi, par le bon marché, une clientèle considérable, mais l’administration royale en autorisant la création de grandes manufactures, et en leur assurant, pour une certaine période, un privilège de fabrication, les mettait en dehors de la tutelle corporative et suscitait ainsi l’essor du capitalisme industriel.

Je sais bien que les privilèges même, les monopoles de fabrication assurés dans telle ou telle région, à tel ou tel manufacturier étaient une gêne et une atteinte à la liberté du travail, mais il ne faut pas en exagérer les effets pratiques. En fait ces privilèges, ces monopoles étaient circonscrits le plus souvent dans l’espace comme dans la durée. On pourrait prouver par des exemples sans nombre qu’il était très rare que ce privilège durât plus de vingt ans et s’étendit à toute une province. A une distance assez faible, les concurrents pouvaient s’établir, avec une autorisation royale, et en tout cas, l’industrie devenait libre et ouverte à tous au bout d’un temps assez court. Dans ces conditions, les privilèges royaux ne pouvaient mettre obstacle à la multiplication des manufactures et à la croissance de la bourgeoisie industrielle.

En fait, il suffit de lire le tableau tracé par Roland de la Platière, dans l’encyclopédie Panckouke de l’activité de quelques grandes industries, il suffit aussi de relever les indications contenues à cet égard dans les Cahiers des États généraux pour constater que la production industrielle était tous les jours plus intense. Il me semble qu’on pourrait très exactement et sans esprit de système, caractériser ainsi l’état de l’industrie française à la veille de la Révolution. Elle était assez développée pour donner à la bourgeoisie une force décisive. Elle n’était encore ni assez puissante, ni assez concentrée pour grouper en quelques foyers un vaste prolétariat aggloméré, et pour lui était assez active pour donner à la bourgeoisie dirigeante et entreprenante une force et une conscience révolutionnaires. Elle ne l’était pas assez pour communiquer au prolétariat une vertu révolutionnaire distincte du mouvement bourgeois.

Il n’y avait presque pas de province qui fut dépourvue d’industrie. Dans le Languedoc, dans les vallées des Cévennes, se multipliaient, de Lodève à Castres, les manufactures de draps. Dans la Normandie, les fabriques d’étoffes, lainages et cotonnades, dans la Picardie, dans la Champagne, les bonneteries et les fabriques de draps ; tout le long de la vallée de la Loire et dans la moyenne vallée du Rhône, à Tours, à Roanne, à Lyon, les fabriques de soieries ; dans les Ardennes, dans la Somme, les métallurgies, les fonderies, ces terribles usines d’où Babœuf désespéré appellera « l’armée infernale » ; dans l’Est, en Alsace-Lorraine, le travail des métaux ; dans l’Artois, les mines de charbon qui commencent à Anzin surtout à devenir de grandes entreprises.

Il y avait déjà de grandes manufactures qui annonçaient la grande concentration industrielle de notre siècle ; les inventions mécaniques se multipliaient et de puissants capitaux commençaient à être engagés dans l’outillage. Voici comment Mirabeau, dans le dernier discours important prononcé par lui à la tribune de l’Assemblée, le 21 mars 1791, parlait des dépenses des entreprises minières : « Un exemple fera mieux connaître les dépenses énormes qu’exige la recherche des mines. Je citerai la Compagnie d’Anzin, près de Valenciennes. Elle obtint une concession, non pour exploiter une mine, mais pour la découvrir, lorsqu’aucun indice ne l’annonçait. Ce fut après vingt-deux ans de travaux qu’elle toucha la mine. Le premier filon était à trois cents pieds et n’était susceptible d’aucun produit. Pour y arriver, il avait fallu franchir un torrent intérieur qui couvrait tout l’espace dans l’étendue de plusieurs lieues. On touchait la mine avec une sonde et il fallait, non pas épuiser cette masse d’eau, ce qui était impossible, mais la traverser. Une machine immense fut construite, c’était un puits doublé de bois ; on s’en servit pour contenir les eaux et traverser l’étang. Ce boisage fut prolongé jusqu’à neuf cents pieds de profondeur. Il fallut bientôt d’autres puits du même genre et une foule d’autres machines. Chaque puits en bois, dans les mines d’Anzin de quatre cent soixante toises à plomb (car la mine a douze cents pieds de profondeur) coûte 400,000 livres. Il y en a vingt-cinq à Anzin et douze aux mines de Fresnes et de Vieux-Condé. Cet objet seul a coûté 15 millions. Il y a douze pompes à feu de 100,000 livres chacune. Les galeries et les autres machines ont coûté 8 millions ; on y emploie six cents chevaux, on y occupe quatre mille ouvriers. Les dépenses en indemnités accordées selon les règles que l’on suivait alors, en impositions et en pensions aux ouvriers malades, aux veuves, aux enfants des ouvriers vont à plus de 100,000 livres chaque année. » Et Mirabeau constate que grâce à ce puissant outillage, la mine d’Anzin fait une concurrence victorieuse aux mines de Mons. « On sait, dit-il, avec quelle jalousie les mineurs de Mons ont toujours vu l’exploitation de cette mine. Ils fournissaient, avant qu’elle fut découverte, jusqu’à trois millions de mesures de charbon à 5 livres dix sous la mesure, du poids de 250 livres ; et la Compagnie d’Anzin qui donne aujourd’hui le même poids à 25 sous, fournit à la consommation de cinq provinces. » Voilà évidemment un premier type de la grande industrie capitaliste ; même à Sedan, à Abbeville il y avait de vastes manufactures. La manufacture de Van Rolais, à Abbeville, occupait plus de douze cents ouvriers et ouvrières soumis à un véritable encasernement industriel. Ouvriers et ouvrières étaient logés dans la fabrique : les quatre portes monumentales en étaient gardées par des concierges à la livrée du Roi, l’eau-de-vie en était rigoureusement écartée et une sévère discipline maintenait dans une obéissance muette tous ces prolétaires. Parfois, le corps de ville d’Abbeville prenait leur défense, et rappelait notamment au grand patron que les amendes infligées par lui ne devaient pas tomber dans la Caisse patronale, mais aller à la Caisse de secours des ouvriers.

Dans l’Est, l’industrie métallurgique grandissait si vite et les « usines à feu », comme on disait, consommaient une si grande quantité de bois que la région s’alarmait et demandait une limitation de l’industrie. Ce sont surtout les deux ordres privilégiés, préoccupés de maintenir la valeur prédominante du domaine foncier contre l’envahissement de la puissance industrielle, qui signalent le péril couru par les forêts. Le clergé de Sarreguemines, dans ses Cahiers, dit « que la cherté excessive du bois vient des usines à feu qui sont trop multipliées : il convient de prescrire la mesure de la consommation du bois qui peut être tolérée ». La noblesse du même baillage demande aussi « la réduction des usines à feu pour être remises à leur état primitif, d’après la première concession, vu l’augmentation du prix du bois qui devient très rare. » Les Cahiers de Bouzonville en Lorraine disent encore : « Le pays est couvert d’usines, forges, verreries, qui non seulement consomment énormément, mais encore administrent si mal les cantons de forêts qui leur sont attribués, qu’ils sont convertis en friche. Aussi la cherté du bois augmente au point que si sa Majesté ne défend pas l’exportation des bois de chauffage au moins et n’ordonne pas la réduction des usines, l’habitant de la campagne sera dans peu réduit à l’impossibilité physique de pourvoir à son chauffage ainsi qu’à la cuisson tant de ses aliments que de ceux de ses bestiaux. »

Ces doléances sont très intéressantes. Elles nous montrent déjà aux prises l’intérêt agrarien et l’intérêt industriel ou capitaliste. Elles nous permettent de prévoir le prochain développement des mines de charbon appelées à suppléer à l’insuffisance des forêts dont la puissance de végétation est dépassée par la puissance de consommation de l’industrie moderne. Et enfin elles attestent, dans la seconde moitié du xviiie siècle et dans la période même qui précède la Révolution, une croissance de l’industrie si brusque qu’elle aboutit au déboisement de régions entières dévorées par les usines à feu. C’est comme une magnifique flambée de puissance bourgeoise qui, à travers la vieille forêt féodale, éclaire et projette au loin ses reflets de pourpre. Fournaise de richesse et de travail : fournaise aussi de Révolution.

Il y avait un progrès incessant du mécanisme de la technique industrielle. Dès le milieu du siècle les théoriciens comme les praticiens de l’industrie lui attribuaient pour but de substituer le plus possible la machine à la main d’œuvre. Dans son grand ouvrage, Savary des Brulons écrit : « L’économie du travail des hommes consiste à le suppléer par celui des machines et des animaux : c’est multiplier la population, bien loin de la diminuer. » Et il ajoute avec ce grand souci de conquérir le marché extérieur qui animait la vaillante et confiante bourgeoisie du xviiie siècle : « Si le commerce extérieur, c’est-à-dire la navigation, les colonies et les besoins des autres peuples peuvent occuper encore plus de citoyens qu’il ne s’en trouve, il est nécessaire d’économiser leur travail pour remplir de soi-même tous ces objets. »

Bel optimisme ! Ni Savary des Brulons, ni ses contemporains, ne paraissent entrevoir les crises terribles de chômage que dans la société capitaliste plus développée déchaînera souvent le machinisme. Il n’avait pas encore assez de puissance pour être aussi redoutable parfois que bienfaisant. La population dressée au travail industriel n’était pas encore surabondante, et d’ailleurs la France se répandant sur le monde de Smyrne à Saint-Domingue et de l’Inde au Canada, s’imaginait que les débouchés iraient sans cesse pour elle s’agrandissait. Les mains devaient manquer au travail et non le travail aux mains. Et le siècle s’intéressait passionnément aux inventions mécaniques : le génie de Vaucanson est une partie nécessaire de l’Encyclopédie du xviiie siècle. Mais il faut se garder de croire qu’à la veille de la Révolution un machinisme puissant fut déjà réalisé. Il y avait effort universel, tâtonnement, espoir ; il y avait encore peu de résultats. Même en Angleterre le grand machinisme naissait à peine. C’est seulement en 1774 que Jay, plagié par Arkwright invente le métier à filer mécanique, la spinning-jenny. Son invention, il est vrai, se répand vite en Angleterre : mais elle ne pouvait produire qu’une sorte de déséquilibre industriel si elle n’eût été complétée par le métier à tisser mécanique. A quoi bon filer très rapidement les fils de coton, si on ne pouvait les tisser ensuite que sur le rythme lent des anciens métiers ? Or, c’est seulement en 1785 que le révérend Cartwright invente la machine à tisser le colon, et ce sera seulement eu 1806 qu’une première fabrique s’élèvera à Manchester où les métiers à tisser seront mus à la vapeur.

Mais ces machines anglaises étaient encore, avant la Révolution, peu connues et peu employées en France. Il semble que c’est en 1773 que la machine à filer le coton, la spinning-jenny modèle Jay, est introduite pour la première fois dans une de nos manufactures, à Amiens. Cet exemple ne fut point suivi : En 1780, Price, inventeur anglais établi à Rouen, avait inventé une machine filant indistinctement le lin, le coton et la laine : elle y eut un médiocre succès. Aussi, lorsque Lassalle, préoccupé de ramener les grands mouvements politiques à des causes économiques, s’écriait dans son fameux « programmes des ouvriers » : « La machine à filer d’Arkwright a été le premier événement de la Révolution française », c’était une boutade inexacte. C’est bien la puissance économique, marchande et industrielle, de la bourgeoisie française qui a été le grand ressort de la Révolution, mais l’industrie n’était pas encore entrée bien avant dans la période du grand machinisme.

Nous ne sommes encore, eu 1789, que dans la période préparatoire au machinisme. Et, sans doute, si le machinisme eût été dès lors très développé, si la machine d’Arkwright et les autres machines de même ordre avaient joué dans la France du xviiie siècle, et dans sa production le rôle décisif que semble indiquer Lassale, et si par conséquent le régime de la grande industrie intensifiée et concentrée eût dominé en 1789, la Révolution bourgeoise aurait été beaucoup plus profondément imprégnée de force prolétarienne et de pensée socialiste. Si le mot de Lassalle était vrai, 1789 eût ressemblé à 1848. Mais il n’y avait encore que des ébauches, des essais. Pour la filature, c’est encore la roue qui faisait presque toute la besogne. Même les moulins décrits par Savary des Brulons et qui faisaient mouvoir 48 fuseaux au lieu de six n’étaient pas d’un emploi universel ou même dominant. A plus forte raison la spinning-jenny n’était pas encore souveraine.

Pourtant les machines nouvelles commençaient assez à pénétrer pour jeter l’indécision et l’émoi dans la bourgeoisie industrielle. En Normandie surtout, le trouble des esprits était grand. Le traité de commerce conclu en 1785 entre la France et l’Angleterre avait ébranlé les intérêts. Il avait presque établi le libre-échange. Il instituait, dans son art. 1er, « la liberté réciproque et en toutes manières absolue de navigation et de commerce pour toutes sortes de marchandises dans tous les royaumes, états, provinces et terres de l’obéissance de leurs Majestés en Europe. » Il spécifiait le régime de la nation la plus favorisée pour les marchandises non énoncées au traité, il fixait les droits au poids ou à la valeur et les abaissait à 12 pour 100 au maximum. Du coup les manufactures d’étoffes de Normandie et du Languedoc furent ou se crurent menacées par le commerce des usines anglaises mieux outillées. De toutes parts s’élevèrent des réclamations contre le traité : mais aussi beaucoup de manufactures se demandèrent : Ne convient-il pas d’introduire en France sans délai les machines anglaises ? Mais les moins riches et les moins audacieux des fabricants virent là un péril nouveau : « Ruinés déjà par les Anglais, n’allons-nous pas l’être encore et à fond, par les concurrents français munis de métiers mécaniques ? » De là, dans la bourgeoisie industrielle de Normandie surtout, une sorte, d’inquiétude générale et d’indécision comme dans les grandes crises où la vie se renouvelle. Les Cahiers du Tiers État normand en portent la trace. La corporation des drapiers de Caen dit ceci : « Commes les mécaniques préjudicieront considérablement le pauvre peuple, qu’elles réduisent la filature à rien, on demande leur suppression. Cette suppression est d’autant plus juste que la filature de ces instruments est très vicieuse et que les étoffes qui en sont fabriquées sont toutes creuses et de très mauvaise qualité. » Ce que valent ces prétextes et cette sollicitude « pour le pauvre peuple », nous n’avons pas à le rechercher : Il suffit de noter la protestation, comme indice du trouble des esprits.

Le Tiers État de Rouen est moins négatif et sa pensée est plus large : « Que le Roi sera supplié de ne conclure aucun traité avec les puissances étrangères sans que le projet en ait été communiqué aux Chambres de Commerce du royaume et qu’elles aient eu le temps de faire à sa Majesté leurs remontrances et observations. Qu’il soit pourvu sur la demande des États Généraux, par tous les moyens qui sont au pouvoir de l’administration, aux désavantages actuels du traité de commerce fait avec l’Angleterre... et qu’en traitant l’objet du traité de commerce, les États Généraux prennent en considération s’il est nécessaire d’autoriser ou de défendre l’usage des machines anglaises dans le royaume. » Cet appel aux Étals généraux pour résoudre la question du machinisme indique bien le désarroi des esprits. Mais ce trouble même, cette inquiétude des grands problèmes nouveaux, bien loin d’affaiblir le mouvement révolutionnaire de la bourgeoisie, le fortifient. Non seulement elle a, dès lors de si grands intérêts qu’elle ne peut plus en abandonner la gestion à la seule puissance royale. Non seulement elle est obligée, sous peine des plus cruelles surprises, de réclamer le contrôle des traités de commerce où toute sa fortune, toute son activité sont engagées. Mais même les transformations industrielles prochaines qu’elle pressent, même cette apparition du machinisme dont elle entrevoit obscurément les vastes conséquences, tout lui fait une loi de prendre la direction des événements. Le navire où elle a accumulé toutes ses richesses va affronter la haute mer : il faut qu’elle saisisse le gouvernail.

Mais si déjà dans les mines d’Anzin et de Fresnes, dans quelques manufactures des drap d’Abbeville, d’Elbœuf ou de Sedan, dans quelques grandes corderies des ports, dans les plus vastes filatures et les plus grands tissages de Normandie, dans les foyers les plus actifs de l’Est, le type, de la grande industrie capitaliste commence à apparaître, il s’en faut de beaucoup que l’ensemble de la production industrielle de la France ait atteint, en 1789, ce degré de concentration et cette intensité. Le plus souvent, pour la filature comme pour le tissage, le travail est dispersé à domicile. Le rouet tourne, le métier bat dans la pauvre maison de l’artisan ou du paysan et l’industrie est encore mêlée à la vie agricole. Voici le tableau que Roland de la Platière trace de l’industrie en Picardie et il était vrai, en ses principaux traits, de la plupart des provinces : « En Picardie, on produit des étoiles de laine, des velours, des toiles, des bonneteries. Des vingt cinq mille métiers battant dans le département, il n’en est guère que six mille cinq cents dans l’enceinte des villes ; celle d’Amiens en renferme environ cinq mille ; celle d’Abbeville, mille. Une partie des métiers des villes et presque tous ceux de la campagne sont mis bas dans le temps de la moisson ; la coupe des foins, celle des bois, les semailles et autres travaux ruraux les font aussi chômer beaucoup dans les villages : et tout compris, on peut les considérer comme ne travaillant guère que huit mois de l’année. C’est, sans doute, pour le dire en passant, de toutes les manufactures la plus heureusement et la plus fructueusement établie, que celle qui laisse les bras qui s’en occupent à l’agriculture lorsqu’elle l’exige. Cet accord, outre la santé qui en résulte, double l’aisance par les secours mutuels et réciproques que se prêtent l’une et l’autre. La population est toujours grande où il y a à vivre et il y a toujours à vivre où il y a à gagner. En général on peut compter depuis l’état de la matière au sortir des mains du cultivateur jusqu’au moment d’user d’une étoffe dix personnes occupées par métier. »

« De ce nombre nous supposons deux ouvriers faits, deux femmes ou filles faites, uniquement occupés de cet objet ; les autres sont des enfants, des vieillards ou des femmes tellement distraites par les soins du ménage que leur travail ne peut être considéré que comme celui des enfants ; il en est beaucoup dans ce dernier cas. Dans les villes, le taux commun des journées d’hommes est de vingt sols ; celui des femmes de dix, et celui des enfants de cinq. Dans les campagnes, ce taux est dans le premier cas de 17 à 18 sols ; dans le second, de huit à neuf et dans le troisième, de trois, quatre à cinq : et nous estimons que les deux cent cinquante mille personnes employées aux fabriques dans le département et qui, de ce travail, en font vivre deux cent.cinquante mille autres ou leur donnent l’aisance, chacune gagne par an :

Les cinquante mille ouvriers à 140 l…… 7.000.000 livres.

Les cinquante mille ouvrières…… 3.500.000 »

Les cent mille enfants…… 6.000.000 »

Total de la main d’œuvre…… 16.500.000 »

Profit des entrepreneurs et marchands…… 2.500.000 » »

Nous n’avons pas a discuter ici les conceptions économiques et industrielles de Roland. Tant bien que mal il essaie de concilier sa passion pour Jean-Jacques, prêchant le retour à la nature, et sa passion pour le développement de l’industrie.

Il parle volontiers, quand il se met à philosopher, de l’industrie « féconde et perverse », et on retrouve aisément le même état d’esprit chez beaucoup de ses contemporains, notamment chez le banquier genevois Clavecin. Nous ne rechercherons pas si cette combinaison du travail industriel mal payé et du travail agricole est un bien haut idéal social. A quoi bon juger des formes de production que le mouvement économique a emportées. Mais il y a dans les idées de Roland une contradiction singulière. Il recommande dans toute son œuvre l’emploi des machines perfectionnées : il en fait même exécuter quelques-unes sous ses yeux, d’après les plans qu’il se procure à grand prix : et il ne paraît pas soupçonner que le développement du machinisme réduira presque à rien cette industrie disséminée et semi-agricole dont il célèbre idylliquement les bienfaits.

L’industrie de la dentelle sur les côtes normandes et dans les massifs de l’Auvergne a ce même caractère familial. « Dans les manufactures de Dieppe, nous dit Roland, les ouvrières médiocres ne gagnent pas plus de 7 à 8 sols par jour ; les bonnes, 10 à 11 et même 15 : mais celles dont le gain va jusqu’à ce taux sont en petit nombre. Les marchands de Dieppe ne sont point fabricants ; ils ne fournissent point la matière aux ouvriers : ils la leur vendent et paient les dentelles à leur valeur : cette manufacture occupe environ quatre mille personnes, femmes, filles et enfants. Le travail de la dentelle est presque l’unique occupation des femmes de marins et de pêcheurs, dans les intervalles que leur laissent libres les travaux préparatoires de la pêche. » — « Au Puy les ouvrières en fil gagnent 5 à 6 sols par jour ; celles en soie 10 à 12 sols. Les fabriques du Puy peuvent occuper six mille ouvrières environ, mais avec les alentours dix-huit à vingt mille. »

Enfin, il y avait une catégorie de tout petits producteurs indépendants qui ne recevaient point d’un grand entrepreneur la matière à ouvrer et qui vendaient leur produits à des intermédiaires. « En Picardie, pour la bonneterie en laine, comme en Champagne, pour celle en coton, beaucoup de petits fabricants sont dans l’usage de vendre leurs bas et leurs toiles à des marchands qui souvent sont d’une autre province et qui parcourent les campagnes. »

Voila donc, avec des nuances variées, le second grand type d’industrie à la veille de la Révolution. A côté des grandes manufactures où le travail est déjà, concentré, où de nombreux métiers battent dans la même enceinte, et où des centaines d’ouvriers sont agglomérés, il y a ce qu’on peut appeler l’industrie disséminée ; et celle-ci, à en juger par la proportion des métiers qui battent à la campagne, est à la fin du xviiie siècle le type dominant.

Industrie disséminée ne veut pas dire industrie libre. Tous ces tisserands de Picardie, de Champagne ou du Languedoc qui tissent les satins, les toiles, les draps, ne travaillent pas pour leur compte : la plupart d’entre eux sont des salariés, des ouvriers. Ils n’ont ni assez d’avances pour acheter leur matière première, ni surtout assez de relations commerciales pour vendre eux-mêmes leurs produits. Le développement des exportations en Europe, en Amérique et aux colonies a singulièrement servi la classe des entrepreneurs marchands aux dépens des tout petits fabricants autonomes.

Ceux-ci étaient incapables de produire pour de vastes et lointains marchés. Donc les riches bourgeois fournissaient au tisserand la matière à tisser et celui-ci, quand il avait achevé son travail entre les quatre murs de sa pauvre maison de village, quand il avait poussé des jours et des jours sa navette, arrêté seulement par quelques besognes rurales, rapportait au grand entrepreneur la pièce fabriquée.

Dans ce type d’industrie à caractère domestique il est clair que la femme tient une grande place : et l’enfant aussi. Nous l’avons vu d’ailleurs par les chiffres que donne Roland. Dans la Picardie sur dix personnes employées à chaque métier il n’y a que deux hommes faits, un cinquième. Nos propagandistes socialistes et nos théoriciens répètent souvent que le capitalisme du xixe siècle a industrialisé la femme et l’enfant. C’est vrai, mais il ne faut pas qu’il y ait de malentendu. La grande industrie concentrée et le machinisme ont arraché la femme et l’enfant à la maison de famille, à la vie domestique. Ils ont détourné la femme des soins du ménage. Ils en ont fait brutalement une ouvrière, c’est-à-dire un ouvrier moins payé. Mais il faut se garder de croire que dans la période industrielle qui a précédé le grand machinisme et le régime des grands ateliers, la femme et l’enfant ne contribuaient pas à la production.

Il paraît probable qu’ils y contribuaient plus largement encore qu’aujourd’hui, mais c’était dans des conditions toutes différentes. Pourtant, à mesure que s’accélérait le mouvement industriel, il est très vraisemblable que la femme, même à la maison, commençait à se spécialiser dans le travail industriel. Ainsi, en Picardie, après le traité de paix conclu avec l’Angleterre, en 1763, il y eut une soudaine poussée de production. Les métiers se multiplièrent : et les laines du pays ne suffirent plus. Il fallut en acheter en Hollande et en Angleterre. Il y eut donc assurément, même à domicile, une période de travail intensif, et on dut détourner le moins possible pour les soins du ménage telle ouvrière habile qui gagnait « jusqu’à 15 sols ». Ainsi il y avait, même dans les pauvres demeures des artisans de campagne, des femmes, des filles, qui devenaient presque exclusivement « des ouvrières ». Il sera plus facile ensuite à la bourgeoisie capitaliste de les détacher de la vie familiale et de les appeler dans les vastes usines où elles serviront les machines perfectionnées. C’est par ces lentes et obscures transitions que se préparent les révolutions économiques.

Au reste, dès le xviiie siècle les femmes étaient largement employées même dans les grandes manufactures : les femmes et les enfants forment les deux tiers du personnel de la grande fabrique de Van Rolais, Dans l’admirable ouvrage où l’Académie Royale des science a, au xviiie siècle, décrit les diverses industries et les divers métiers, je signale la curieuse gravure relative aux mines.

Ce sont des femmes qui trient le charbon.

Il semble qu’au moins les travaux extérieurs de la mine leur étaient réservés. Dès cette époque les théoriciens de l’industrie signalent avec insistance à la bourgeoisie industrielle l’intérêt qu’elle aura à occuper le plus possible les femmes : plus de docilité et moins de salaire. Roland se plaint que dans certaines manufactures de la région lyonnaise les femmes soient écartées par quelques règlements de métier, et il s’écrie ingénument, avec un singulier mélange de sentimentalité philanthropique et de calcul mercantile : « Laissons le sexe faible et malheureux chercher sa subsistance dans des travaux qui, avec d’autres mœurs, sous une meilleure police devraient lui être assignés. Naturellement plus portée à la vie sédentaire, plus patient, plus assidu au travail, plus propre aux détails intérieurs, plus timide, se contentant de moins, toujours sans parti, sans cabale, le sexe aura plus de propreté, plus de délicatesse dans les objets de luxe dont il s’occupera : et, quels qu’ils soient, il les établira à plus bas prix. Ce qui, en fait de commerce, sera toujours le point capital. » Et encore : « Que peut-il résulter de cette interdiction du travail des femmes ? L’anarchie, ou plutôt les partis, les complots, les surtaxes, les travaux négligés ou mal faits, la débauche, les menaces de quitter un maître, les départs par bandes, et cela dans les temps des plus fortes demandes, quand les goûts changent et qu’il s’ensuit quelque variation dans le travail ; il en résulte que les métiers faits à grands frais restent sans être montés. »

Remarquez que Roland est un démocrate, et même un ami du peuple. Très sincèrement, comme Madame Roland nous le dit dans ses mémoires, il gémissait sur les souffrances et l’accablement « du peuple immense des manufactures ». A Lyon, il sera, à la municipalité, le représentant, le défenseur de la population ouvrière non seulement contre les hommes d’ancien régime, mais contre la bourgeoisie modérée.

Il travaillera énergiquement à la suppression de ces terribles octrois lyonnais qui grevaient si fort la consommation des ouvriers. Mais la classe bourgeoise et industrielle, à la veille de la Révolution, est si pénétrée de la grandeur de son rôle qu’elle subordonne tout, sans hésitation et sans trouble, aux lois de la production et de l’échange telles qu’elle les comprend. J’ajoute en passant et avant d’aborder directement ce grave sujet qu’il faut que le prolétariat ouvrier, à la veille de 1789, n’ait eu qu’une conscience de classe presque nulle, pour qu’un démocrate, chef du mouvement révolutionnaire lyonnais, ait pu formuler, sans scandale et sans embarras, cette théorie brutale : Payer le moins possible et se faire obéir le plus possible.


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