Des Lumières à la Révolution française, des idées reflets de la nécessité historique (Jaurès HS3, critique de Hippolyte Taine)

mercredi 28 mai 2008.
 

M. Taine a interprété de la façon la plus fausse, et j’ose dire la plus enfantine, l’action de la pensée française, de ce qu’il appelle l’esprit classique sur la Révolution. Selon lui, la Révolution a été toute abstraite. Elle a été conduite aux pires erreurs systématiques et aux pires excès par des idées générales et vagues, par des concepts à peu près vides d’égalité, d’humanité, de droit, de souveraineté populaire, de progrès. Et c’est la culture classique qui a ôté à l’esprit français le sens de la réalité aigüe et complexe ; c’est elle qui a habitué les Français du xviiie siècle aux généralisations nobles, mais vaines.

Ainsi les révolutionnaires étaient incapables de se figurer exactement la vivante diversité des conditions et des hommes. Ils étaient incapables de se représenter les passions, les instincts, les préjugés, les ignorances, les habitudes des vingt sept millions d’hommes que soudain ils avaient à gouverner. Ils étaient donc condamnés à bouleverser témérairement la vie sociale et les existences individuelles sous prétexte de les réformer. L’étroite idéologie classique appliquée à la conduite des sociétés, voilà, selon M. Taine, ce qui a précipité la Révolution dans l’utopie, l’aventure et la violence. M. Taine reprend contre la Révolution la sentence déjà portée par Napoléon Ier : « C’est une œuvre d’idéologues ». Mais plus que Napoléon Ier il en méconnaît la grandeur et la puissance. Et sa condamnation porte plus loin ; ce n’est pas seulement l’ « idéologie révolutionnaire » qu’il dénonce : c’est, si l’on peut dire, l’idéologie nationale et le fond même de l’esprit français.

Or M. Taine s’est lourdement trompé. Il n’a vu ni ce qu’était l’esprit classique, ni ce qu’était la Révolution ; c’est lui qui a substitué à la connaissance exacte et à la vision claire des faits une scolastique futile et une idéologie réactionnaire.

Bien loin d’avoir été abstraite et vaine, la Révolution française a été la plus substantielle, la plus pratique, la plus équilibrée des révolutions qu’a vues jusqu’ici l’histoire. Avant peu nous le constaterons.

Les hommes de la Révolution avaient une connaissance profonde de la réalité, une entente merveilleuse des difficultés complexes où ils étaient jetés. Jamais programme d’action ne fut plus étendu, plus précis et plus sensé que celui qui est contenu dans les cahiers des États-Généraux ; jamais programme ne fut réalisé plus pleinement et par des moyens plus appropriés et plus décisifs. Comme nous le verrons, la Révolution française a pleinement abouti : elle a accompli ou elle a ébauché tout ce que permettait l’état social, tout ce que commandaient les besoins nouveaux, et depuis un siècle rien n’a été plus réussi en Europe et dans le monde que ce qui a été fait dans le sens marqué par la Révolution.

C’est du côté de la contre-révolution qu’a toujours été l’utopie, la violence insensée et stérile. Même les agitations de la Révolution ont un sens, et jusque sous la phraséologie révolutionnaire se cachaient les conflits les plus substantiels, les intérêts les plus précis. Il n’y a pas un groupement, il n’y a pas une secte de la Révolution qui ne réponde à une parcelle de la vie sociale. Il n’y a pas eu une phrase, même la plus vaine en apparence, qui n’ait été dictée par la réalité et qui ne porte témoignage de la nécessité historique. Et si M. Taine, dont l’œuvre révèle des ignorances presque incroyables, s’est aussi grossièrement mépris sur la Révolution, que devient sa théorie sur l’esprit classique et sur le vertige de l’abstraction ?

Mais ici encore il s’est trompé à fond. D’abord il a opposé à faux, par l’abstraction la plus arbitraire, la science et ce qu’il appelle l’esprit classique. De la science, telle qu’elle s’est développée au xviie et au xviiie siècle, il fait un magnifique éloge.

Elle a révélé à l’homme la structure de l’univers, son immensité, la loi des mondes qui s’y meuvent et s’y enchaînent. Elle lui a enseigné ce qu’était la terre, quelle en était la place, la forme, la dimension, quel en était le mouvement, quelle en était l’origine probable.

Elle a commencé, sous les yeux de l’homme, le classement des formes innombrables de la vie et elle a appris à l’homme lui-même, orgueilleusement isolé jusqu’ici, qu’il faisait partie de la longue série des êtres, qu’il était un bourgeon, le plus haut de l’arbre immense de la vie. Elle a essayé d’analyser les sociétés humaines, de surprendre le secret de la vie sociale, et elle a tenté de décomposer les phénomènes économiques, les idées de richesse, de rente, de valeur, de production.

Bref, du mouvement lointain de l’astre à peine perceptible dans le ciel profond, au battement des nouveaux métiers dans les manufactures, la science a essayé de tout comprendre et de tout développer en un ordre continu qui fût celui de la nature elle-même. Voilà ce qu’ont fait les savants du xviie et du xviiie siècle et cette éducation de l’esprit public par la science eût été admirable si, selon M. Taine, l’esprit classique n’avait habitué les Français à ne retenir de la réalité immense que quelques idées générales et sommaires, toutes prêtes aux combinaisons légères de la conversation ou aux combinaisons redoutables de l’utopie.

La science solide et droite s’est d’abord comme volatilisée dans les salons, puis déformée dans les assemblées et dans les clubs. De là les vanités et les égarements de la Révolution.

Mais par quelle anatomie décevante M. Taine a-t-il pu séparer la science moderne de l’esprit classique ? Ce sont deux forces liées et même confondues.

L’esprit classique consiste à analyser chaque idée, chaque fait en ses éléments essentiels, à éliminer ce qui est superficiel ou fortuit, et à disposer ensuite tous les éléments nécessaires dans l’ordre le plus naturel, le plus logique et le plus clair. Or cette méthode, cette habitude de simplification et d’enchaînement était nécessaire à l’esprit humain pour aborder la complexité infinie de la nature et de la vie, pour entreprendre la conquête scientifique de l’univers.

Qu’on se figure l’esprit de l’homme sortant pour la première fois de la cosmogonie toute faite, de l’astronomie toute faite, de la physique toute faite, de l’histoire, de la morale, de la religion toutes faites que le moyen âge lui avait léguées.

Que fera-t-il et comment pourra-t-il, sans vertige et sans éblouissement, s’aventurer dans la réalité déconcertante et illimitée ?

Cherchera-t-il, comme au temps de la Renaissance, le mot de l’univers dans les livres de la sagesse antique ? Mais non : l’humanité latine et grecque a entrevu à peine une part de la réalité.

Le xvie siècle a pu s’enivrer du généreux esprit des temps anciens et se libérer ainsi de l’ascétisme intellectuel du moyen-âge. Mais cette ivresse de lecture et d’érudition ne laisse dans la tête humaine que des fumées et il faut regarder en face, d’un esprit ferme et droit, la réalité immense et enchevêtrée.

Secouons donc le fardeau de l’érudition et rompons la chaîne des traditions. Que l’esprit humain se recueille et s’isole pour interroger l’univers sans intermédiaire. Mais se laissera-t-il tenter au charme étrange du rêve ? Essaiera-t-il, comme Hamlet, de pénétrer le mystère du monde par de muets pressentiments, et de deviner, comme en un songe lucide, ces secrets du ciel et de la terre qui ont échappé à toute philosophie ? Piège et folie, ce n’est point par le rêve, c’est par l’expérience et la raison, par l’observation et la déduction que l’homme maîtrisera l’univers. Mais quoi ! et s’il faut aborder ainsi les choses et les êtres, comment ne pas se perdre dans le détail innombrable et fuyant ? C’est la méthode qui nous sauvera.

En tout ordre de questions, en tout ordre de faits, il faudra tenter de dégager l’idée la plus générale ; il faudra chercher le concept le plus large et le plus simple sous lequel nous pourrons grouper le plus possible d’êtres et d’objets, et nous essaierons de proche en proche d’élargir sur le monde notre filet.

Voilà la méthode d’invention et de pénétration de la science : et elle se confond avec la méthode d’expression et de démonstration de la penséeclassique. Je cherche en vain comment on pourrait les dissocier, et c’est par un jeu d’esprit enfantin, c’est par une de ces distinctions factices où se complaisait sa pensée toute verbale que Taine a pu les opposer l’une à l’autre.

C’est selon cette méthode que Newton par une abstraction sublime a rapproché la chute des corps à la surface de notre planète, de la chute des astres gravitant les uns vers les autres. C’est selon cette méthode que Linné a classé, en prenant pour caractère fondamental l’organe sexuel, l’infinie variété des plantes. C’est selon cette méthode que Hauy a étudié les cristaux en les ordonnant d’après leurs formes géométriques. C’est selon cette méthode que Buffon et Laplace ont ramené tous les astres au type premier de la nébuleuse et déduit le soleil et les planètes d’une même masse de vapeurs lentement condensée et différenciée. C’est selon cette méthode d’abstraction nécessaire et de généralisation que Montesquieu a ramené à quatre types principaux l’infinie variété des gouvernements humains. C’est selon cette méthode qu’Adam Smith a pu étudier l’innombrable diversité des phénomènes économiques réduits par lui à quelques catégories fondamentales.

Toujours et partout, sous la diversité infinie et accablante des faits particuliers, la science perçoit et dégage, par une opération hardie, quelques grands caractères décisifs et profonds ; et c’est le contenu de cette idée claire et relativement simple qu’elle éprouve et développe en tout sens, par l’observation, par le calcul, par la comparaison incessante des prolongements du fait et des prolongements de l’idée.

Mais c’est selon la même méthode que l’esprit classique construit ses œuvres. C’est ainsi que Descartes, avec les deux idées de la pensée et de l’étendue, a développé tout le monde matériel et tout le monde moral. C’est ainsi que Pascal, creusant au plus profond de la nature humaine, a mis à nu notre bassesse et notre grandeur et de cette seule idée commentée par l’idée de la chute a déduit tout le christianisme. Ainsi nos grands créateurs tragiques ou comiques bâtissaient sur un thème large et simple leur œuvre vivante. Ainsi encore avec les deux idées de nature et de raison l’Encyclopédie ébranlait tous les systèmes d’erreur. Ainsi enfin, dans la seule affirmation des droits de l’homme et du citoyen, la Révolution résumait avec une merveilleuse puissance, les aspirations nouvelles des consciences agrandies et les garanties positives réclamées par les intérêts nouveaux.

Elle aussi, comme la grande science à laquelle M. Taine l’oppose en vain, elle a trouvé une idée dominante et vaste qui lui permet d’exprimer toute une période de la vie sociale et de coordonner des forces sans nombre. En tout cas, monsieur Taine ne peut condamner l’esprit classique et l’esprit de la Révolution sans condamner la science elle-même : et c’est seulement par une inconséquence qu’il a échappé à l’extrême réaction catholique : il s’est arrêté à mi-chemin.

Ah ! il eût été commode à l’absolutisme religieux, monarchique, féodal, que le xviiie siècle se bornât à de lentes monographies enfouies en des archives de bénédictins, ou à de patientes recherches d’érudition sur le passé. Il eût été commode à toutes les tyrannies, à tous les privilèges que la pensée française continuât à se jouer, comme au xvie siècle, en de magnifiques débauches de mots et noyât sa révolte dans le large flot incertain et trouble de la prose rabelaisienne. Il eût été commode aux prêtres, aux moines, aux nobles, que le xviiie siècle, devançant le romantisme, s’attardât à décrire minutieusement, avec le plus riche vocabulaire, le vieux portail d’une vieille église ou la vieille tour d’un vieux château !

Mais la pensée classique avait autre chose à faire. Elle notait avec précision et colère toutes les superstitions, toutes les tyrannies, tous les privilèges qui s’opposaient au libre essor de la pensée, à l’expansion du travail, à la dignité de la personne.

Elle avait besoin, pour ce combat, d’une langue rapide, sobre et forte : elle rejetait les surcharges de sensation, les curiosités verbales, le pittoresque systématique que M. Taine voudrait lui imposer : alerte, passionnée, elle lançait en tout sens des traits de lumière et elle dénonçait toutes les institutions présentes comme contraires à la nature et à la raison.

Comment aurait-elle brisé ce vieux monde suranné et bigarré, si elle n’avait pas fait appel à de hautes idées simples ? Était-ce en discutant, comme un procédurier de village, chacun des droits féodaux, chacune des prétentions ecclésiastiques, chacun des actes royaux que la pensée classique pouvait arracher la France à toutes les servitudes et à toutes les routines ? Il fallait un effort d’ensemble ; il fallait une haute lumière, un ardent appel à l’humanité, à la nature, à la raison.

Mais ce culte nécessaire des idées générales n’excluait nullement, dans la pensée classique, la connaissance exacte et profonde des faits, la curiosité du détail. Et là est la seconde erreur de M. Taine. Il n’a pas vu tout ce qu’enveloppait de richesses, de faits et de sensations la belle forme classique.

Je n’ai pas le temps de discuter le jugement superficiel qu’il porte sur la littérature, du xviie siècle : mais comment contester l’immense effort du xviiie siècle pour se documenter ? Dans l’ordre historique et social, c’est le siècle des mémoires. Et dans l’ordre économique et technique, que d’études, que d’efforts ! L’Académie des sciences a publié un magnifique recueil de tous les procédés industriels et des inventions nouvelles. Sur la question du blé, des subsistances, les mémoires et les livres abondent, précis, minutieux, soutenus de statistiques et de chiffres. Les économistes ne se bornent pas à formuler leurs théories générales. Dans leur recueil des Éphémérides, ils notent au jour le jour les variations des prix, les approvisionnements, l’état du marché. Sur le régime féodal, sur les moyens pratiques et pacifiques d’abolir les droits féodaux par un système de rachat, les livres et les opuscules se multiplient. Dans le dernier tiers du siècle, les sociétés royales d’agriculture publient les mémoires les plus substantiels. Les inspecteurs des manufactures adressent au gouvernement des rapports que l’Office moderne du travail ne désavouerait pas, et nous emprunterons bientôt à ceux de Roland de la Platière, rédigés cinq ans avant la Révolution, les documents les plus précieux et les plus minutieux sur l’état de l’industrie, la forme de la production et la condition des salariés.

Jamais siècle ne fut plus attentif que le xviiie siècle au détail de la vie, au jeu exact de tous les mécanismes sociaux : et jamais Révolution ne fut préparée par une étude plus sérieuse, par une documentation plus riche. Mirabeau s’écriait un jour à la Constituante : Maintenant nous n’avons plus le temps de travailler, d’étudier : heureusement nous avions « des avances d’idées ». Oui, avances d’idées et avances de faits. Jamais têtes pensantes ne furent mieux approvisionnées, et M. Taine, qui semble ignorer cet immense travail de documentation du xviiie siècle, se moque de nous quand il réduit l’esprit classique à l’art d’ordonner noblement de pauvres idées abstraites.

Mais toute cette vaste information et toute cette philosophie généreuse du xviiie siècle auraient été vaines s’il n’y avait eu une nouvelle classe sociale intéressée à un grand changement et capable de le produire.

Cette classe sociale, c’est la bourgeoisie, et ici on ne peut que s’étonner encore de l’extraordinaire frivolité de M. Taine. Dans les chapitres consacrés par lui « à la structure de la société » sous l’ancien régime, il néglige tout simplement d’étudier et même de mentionner la classe bourgeoise. A peine note-t-il au passage que beaucoup de nobles ruinés avaient vendu leurs terres à des bourgeois. Mais nulle part il ne s’occupe de la croissance économique de la bourgeoisie depuis deux siècles.

Il semble n’avoir vu, dans le mouvement bourgeois, qu’un accès de vanité ou une sotte griserie philosophique. Le bourgeois de petite ville a souffert dans son amour-propre des dédains du noble. Il a lu Jean-Jacques et il s’est fait jacobin : voilà toute la Révolution. M. Taine ne soupçonne même pas l’immense développement d’intérêts qui a imposé à la bourgeoisie son rôle révolutionnaire et qui lui a donné la force de le remplir.

Il raisonne comme si de pures théories philosophiques pouvaient affoler et soulever tout un peuple. Et s’il juge que les thèses des philosophes sont abstraites, que la pensée classique est vide, c’est qu’il ne voit pas les solides intérêts de là bourgeoisie grandissante, qui sont le fondement et la substance des théories des penseurs. Ce prétendu « réaliste » s’est borné à lire les livres philosophiques. Il n’a pas vu la vie elle-même ; il a ignoré l’immense effort de production, de travail, d’épargne, de progrès industriel et commercial qui a conduit la bourgeoisie à être une puissance de premier ordre et qui l’a contrainte à prendre la direction d’une société où ses intérêts tenaient déjà tant de place et pouvaient courir tant de risques. Vraiment il a trop manqué à M. Taine d’avoir lu Marx, ou même d’avoir médité un peu Augustin Thierry.


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