1968 était la première année du monde (Annie Ernaux)

dimanche 11 février 2018.
 

J’avais été accroché par les romans d’Annie Ernaux. Quel plaisir de retrouver la même intensité, le même engagement, le même lien au réel dans ses propos récents sur Mai 68.

Voici quelques extraits d’interviews récents (avec leur source)

1) L’Université Syndicaliste (revue du SNES FSU)

SEXUALITE FEMININE AVANT 68

"Mais nous n’étions pas adultes. La vie sexuelle restait clandestine et rudimentaire, hantée par "l’accident". Nul n’était censé en avoir avant le mariage". (extrait de Les années)

Dès que j’ai songé à écrire, alors que j’étais étudiante, j’avais envie de parler du plaisir féminin mais j’étais dans l’impossibilité de le faire. A l’époque, il était impossible d’en parler. Dans L’évènement, je raconte mon avortement à vingt ans. Les jeunes filles enceintes étaient confrontées à une extraordinaire solitude. La seule solution était de passer par des circuits parallèles, par la clandestinité...

FEMME

"Lutter pour le droit des femmes à avorter, contre l’injustice sociale et comprendre comment est devenue cette femme-là ne fait qu’un pour elle" (extrait de Les années)

Cette deuxième moitié du vingtième siècle paraît miraculeuse pour les femmes comme moi, qui ont eu vingt ans en 1960. Imaginer alors ce que la femme serait vingt ans plus tard était impossible. Il y a eu une accélération extraordinaire. Entre mes vingt ans et mes quarante ans, nous sommes passés d’un siècle à l’autre. Dans Les années, j’ai voulu retranscrire l’histoire d’une génération charnière qui est passée de l’assujettissement du corps à son exposition.

MAI 68

"1968 était la première année du monde... Rien de ce qu’on considérait jusqu’ici comme normal n’allait de soi. La famille, l’éducation, la prison, le travail, les vacances, la folie, la publicité, toute la réalité était soumise à examen..." (extrait de Les années)

Je ne comprends pas qu’il y ait actuellement une telle charge contre Mai 68, qui est réduit à "jouir sans entraves" et serait la cause de la perte d’autorité des parents et des professeurs. Il faut se replonger, du côté enseignant par exemple dans ces années-là : pour la première fois, on mettait en question des pratiques qui étaient alors considérées comme immuables. J’ai fait mes stages de CAPES en 1966-67 et on demandait simplement aux élèves de reproduire ; il n’y avait aucun questionnement sur le public auquel on s’adressait, sur leurs origines sociales. En 1968, on fait sauter le couvercle du consentement, de l’assentiment, de la honte qu’on ressentait quand le concierge de la cité universitaire nous surprenait dans le bâtiment des garçons et nous disait : "C’est pas beau ce que vous faites, Mesdemoiselles". 1968 s’est passé, il ne faut pas l’oublier, aussi dans les usines. On parlait d’autogestion. La parole n’était pas monopolisée.

MEMOIRE

"Comme le désir sexuel, la mémoire ne s’arrête jamais" (extrait de Les années)

J’ai accompli dans ce livre un travail de remémoration... Je me suis par exemple plongée pendant plusieurs semaines dans ma mémoire de 1968... Vivre et vieilir, c’est se dire "qu’est-ce qu’il reste ?"...

Propos recueillis par Carole Condat et Alexis Chabot

2) Site Prof en campagne

www.profencampagne.com

"J’ ai raté mai 68... Déja installée dans la vie, j’ avais subi tout ce qui est de l’ordre de la reproduction sociale. Un vent de liberté et d’ émancipation montait dans la société, mais j’avais déja accompli ce qu’on attendait de moi et de ma génération. Je regardais avec envie ces jeunes gens sur les barricades qui nous vengeaient de nos adolescences empêchées, de notre soumission au savoir et au pouvoir. 1968 était comme la première année du monde...

Partout, le climat est au retour, au repli. Se poser des questions sur ce que l’ on fait, sur ce que l’ on est fut un apport essentiel du mouvement de mai. Je garde un souvenir effrayé de ces classes de lycée où j’ enseignais avec le même Lagarde et Michard que celui sur lequel j’avais planché dans ma scolarité, devant des élèves muets qui ne posaient jamais de questions.

Brandir aujourd’hui des "valeurs" telles que le "travail" ou le "mérite" sur fond de refus de l’étranger et de la jeunesse des "cités" est non seulement complètement déconnecté de la réalité mais constitue les mots de passe pour le consentement et l’acceptation du monde tel qu’il va. Les années 80, Libération, Yves Montand et Catherine Deneuve vantant les mérites d’ Indosuez avaient préparé le terrain. Ce discours est devenu aussi évident que l’air qu’on respire. Mai 68 avait fait surgir l’interrogation des présupposés : pourquoi apprendre ceci plutôt que cela ? Travailler, mais pour quoi faire ? S’intégrer, mais à quoi ?

On se rendra compte un jour que l’obscénité, notamment télévisuelle et marchande, n’est plus acceptable. Je ne ferai jamais mon deuil de la révolte. Si les gens prenaient conscience qu’ils n’ ont qu’une vie et qu’ils peuvent en changer, ils ne supporteraient pas d’être plongés dans une telle démagogie.

L’école et l’enseignement vont presque en sens inverse de celui de la société entière. Les apprentissages fondamentaux comme la lecture, l’appréciation des textes, les mots à mettre sur les choses demandent de la patience et du temps. Mais un enfant de 5 ans qui a regardé les écrans de télévision ou d’ordinateur pendant deux ans peut aussi acquérir un extraordinaire dictionnaire d’images et de textes. Je ne suis pas nostalgique. Le savoir commun ne cesse d’augmenter.

Je n’ai pas la nostalgie d’une école républicaine mythifiée car les élèves la quittaient à 14 ans sans avoir ni le goût de la lecture, ni de l’ orthographe, et surtout sans avoir été habitués à exercer une forme de jugement. L’ instituteur de mes parents était admirable mais il ne les a pas empêchés de quitter l’ école à 12 ans.

Et aujourd’ hui ? Je me souviens avoir assisté à des oraux de CAPES en 1998. Ce sont les mêmes épreuves, le même mépris, la même arrogance du jury qu’à mon époque. On maintient les candidats dans l’ infantilisation qu’ils perpétuent dans leurs classes.

Dans une discipline comme le français, on enseigne aussi la vie. C’est un métier difficile, mais aussi une très belle responsabilité"

3) Site Le devoir Littérature française

www.ledevoir.com/2008/04/19/...

... Avec sa simplicité coutumière, Ernaux ramène la génération nombreuse d’après-guerre, la sienne. Démonstrative et impudique, elle oppose ses mots aux ratés de la réussite et du bonheur. La littérature prend sa revanche.

Aux combats féministes, aux consensus médiatiques, aux élans de consommatrice, elle donne une attention minutieuse. C’est une archéologue du collectif, parisienne, élégante dans les moindres détails. Économe dans son verbe, mais riche de milliers d’images, Les Années se feuillette agréablement. J’ai vécu, j’étais là, je m’en souviens, et vous aussi...

« Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais. » L’héritage, sauver les meubles avant l’avalanche ; soi et tous ses symboles, ses mots, ses brides de pensée, ses convictions... Les filles et les garçons. Les chansons et les films. Les romans. L’ivresse et la vitesse. La province, Paris, années cinquante, soixante. Des vagues d’espoir pour la gauche, Mai 68, puis le ressac, et la marée des quatre-vingt, puis Sarkozy...

Ernaux plonge dans les consensus de l’intelligentsia de gauche. « La profusion des choses cachait la rareté des idées et l’usure des croyances », écrit-elle en écho à Perec. 1968, elle y revient, « première année du monde ». Impossible de ne pas voir l’importance de cette foule, symbole d’« un moi hors de l’Histoire », affichant sa métaphysique de la liberté. Il y a eu l’abondance, culture d’après-guerre et invention de la consommation, oui, mais la société postmoderne pense encore.

Anti-sarkoziste, cette écriture féminine entretient en sourdine le mécontentement de sa génération. Qu’elle soit gâtée n’empêche pas sa déception. Qu’on relise La Génération lyrique de François Ricard, on y verra les bâtisseurs. Ernaux est toujours en chantier. Le sens du livre ? Qu’on se souvienne de ces intellectuels désabusés et de ces artistes, fraternellement engagés dans un mieux-vivre et un mieux-penser...


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