La prodigieuse Procession et autres charges, de Mark Twain. Éditions Agone, 2011, 23 euros.
Le déshonneur américain selon Mark Twain par Marianne Debouzy, américaniste
Beaucoup de lecteurs connaissent Mark Twain l’humoriste, peu connaissent Mark Twain le blasphémateur. C’est pourquoi il faut se réjouir de la parution chez Agone de La Prodigieuse Procession et autres Charges. Cet ouvrage présente une vingtaine de textes, écrits entre 1870 et 1908. Certains ont été publiés dans des journaux et dans des revues de l’époque, d’autres jamais publiés du vivant de Twain . Ecrivain populaire, idole du public, fêté et comblé d’honneurs, l’écrivain a souvent tu sa révolte en la consignant dans des écrits qu’il considérait impubliables.
Tous sont des textes d’une férocité roborative. Les sujets qui mettaient Twain en rage n’étaient pas minces mais ils étaient légion. « Ils demanderaient une bibliothèque », disait-il et « une plume chauffée au feu de l’enfer » . Il vitupère contre l’impérialisme américain. Sont visées la guerre hispano-américaine prétendument faite pour la « libérer » Cuba des Espagnols, en fait pour la soumettre aux intérêts des Etats-Unis ; la conquête de Porto Rico, de Guam, des Iles de la Vierge et tout particulièrement la conquête des Philippines. Cette intervention devait aider ceux qui se battaient pour l’indépendance du pays, mais les Etats-Unis trahirent les insurgés, puis traquèrent et capturèrent leur chef, Aguinaldo. « Nous avons dévergondé l’honneur de l’Amérique et sali le visage qu’elle présente au monde, mais tout était pour le mieux », écrit Twain pour qui la conquête des Philippines a signifié la mort de la démocratie américaine. « Il était devenu impossible de sauver cette grande République. Elle était pourrie jusqu’à la moëlle….En écrasant outre-mer des peuples sans défense, elle avait appris tout naturellement à tolérer avec indifférence la mise en pratique des mêmes procédés aux Etats-Unis » (Lettres de la terre). L’écrivain a d’ailleurs rebaptisé son pays « les Etats du Lynchbourg ».
En devenant commentateur de l’actualité Twain n’ a de cesse de dénoncer le racisme, le patriotisme qui vire le plus souvent au chauvinisme, le colonialisme et la religion au service des pires causes. Il s’efforce de propager son refus des préjugés, de l’hypocrisie et du conformisme. Il cherche à apprendre à ses contemporains la « déloyauté »en maniant l’ironie avec virtuosité.
Parmi les textes publiés par Agone on citera l’article « A la personne assise dans les ténèbres » paru dans la North American Review en 1901, qui est une attaque en règle de l’action des missionnaires, après la Révolte des Boxers en Chine ; « le soliloque du Roi Leopold » qui dénonce le massacreur du peuple du Congo, avide de s’emparer de ses richesses (1905) et la diatribe contre la tyrannie du Tsar dans la North American Review de février 1905. A propos des « révérends bandits », nom donné aux missionnaires, Twain suggère que l’on en importe aux Etats-Unis afin de civiliser leurs concitoyens encore assez sauvages pour lyncher les Noirs. Il les interpelle en ces terme : « Ô missionnaire au grand cœur, quitte la Chine, rentre dans ton pays et convertis ces chrétiens ».
Les réflexions qu’inspire à Twain la fin du siècle lorsqu’il évoque l’avenir sont de nature plutôt sombre si l’on en juge par ce salut adressé au vingtième siècle, publié dans le New York Herald du 29 décembre 1900 : « Je vous présente cette matrone pleine de dignité dénommée la Chrétienté, revenant dépenaillée, crottée, déshonorée par des actes de piraterie commis à Kiao Tchéou, en Mandchourie, en Afrique du Sud et aux Philippines, l’âme débordante de bassesse, les poches pleines d’argent volé et la bouche pleine de paroles vertueuses ? Donnez-lui du savon et une serviette, mais cachez le miroir ».
Que le spectacle du monde prenne aux yeux de Twain l’allure d’un carnaval de personnages grotesques et répugnants n’est nulle part plus évident que dans une œuvre non publiée de son vivant et longtemps occultée, « la Prodigieuse Procession » . On y voit un défilé de cauchemar qui met en scène le vingtième siècle, représenté par une belle jeune femme ivre dans les bras de Satan. Sont présents tous les responsables des horreurs de la scène politique mondiale de l’époque de Twain, rois, généraux,hommes d’Etat des grandes puissances prédatrices, l’Aigle américain honteux et déplumé, et autres figures caricaturales dont la liste est trop longue pour être citée ici.
Espérons que la lecture de ces textes sera une source d’inspiration pour nos contemporains commentateurs d’une actualité qui, par certains côtés, n’est pas si différente de celle qui mettait Twain en fureur.
Marianne Debouzy, texte publié dans L’Humanité du 18 octobre 2011
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