A) L’enfer
B) LE FEU ( Journal d’une escouade)
C) Des tranchées au combat politique antimilitariste et anticapitaliste
D) 7 septembre 1935 : 500000 aux obsèques de Barbusse (Brigitte Blang)
E) Le Feu Chapitre XXIV. L’Aube
Henri Barbusse est né dans un milieu trop humaniste, trop cultivé, trop républicain avancé pour accepter la barbarie du 20ème siècle capitaliste. Ses grands parents et aïeux travaillaient comme paysans près d’Anduze, au coeur de l’indomptable pays camisard. Son père partit à Genève pour devenir pasteur ; il en revint athée, républicain et homme de lettres.
Le jeune Henri naît à à Asnières-sur-Seine le 17 mai 1873. Il s’adonne à la littérature dans le Paris de la Belle-époque ; il publie son deuxième roman, "l’Enfer", en 1908. Ce chef d’oeuvre le fait rapidement connaître car il vise au coeur de tout lecteur : où en suis-je de ma vie, de mes illusions, de mes amours ?
Un employé de la banque Berto, âgé d’une trentaine d’années, loue une chambre dans la pension de famille Lemercier. Dès la première nuit, il décèle une lueur scintillante « près du plafond, au-dessus de la porte condamnée... La cloison est trouée là, et par ce trou, la lumière de la chambre voisine vient dans la nuit de la mienne. Je monte sur mon lit. Je m’y dresse, les mains au mur, j’atteins le trou avec ma figure. Une boiserie pourrie, deux briques disjointes, du plâtre s’est détaché ; une ouverture se présente à mes yeux, large comme la main, mais invisible d’en bas, à cause des moulures. »
De ce poste d’observation privilégié, il observe et nous décrit :
la bonne "empaquetée dans du linge sale" qui porte à sa bouche la lettre palpitante de son fiancé,
le ventre de l’inconnue " qui ira dans son destin comme moi dans le mien".
Aimée, sa haine de l’ennui, trop malheureuse pour ne pas prendre un amant. Mais celui-ci "n’était mû que par le désir d’elle, elle par le seul besoin de sortir de sa vie"... « Je pleure parce qu’on est seul. On ne peut pas sortir de soi... Notre amour n’est qu’une sorte de fête de notre solitude. »
son mari "pourvu de quelque puissante élégance" qui trouve son bonheur dans les possessions féminines nouvelles
les amants inconnus « quand ils s’enlacent, luttent chacun pour soi, et disent "Je t’aiment !" ; ils attendent, pleurent et souffrent, et disent "nous sommes heureux" ; ils se lâchent déjà défaillants et disent "toujours !" On dirait que dans les bas-fonds où ils sont enfoncés, ils ont volé le feu du ciel comme Prométhée. »
Défini comme érotique par certaines encyclopédies de littérature, cet ouvrage constitue plutôt une bonne étude romanesque des relations sentimentales et sexuelles.
Bien qu’antimilitariste, Henri Barbusse s’engage en 1914 comme simple soldat et reçoit deux citations pour son courage. Réformé pour maladie, il entreprend d’écrire Le Feu : journal d’une escouade à partir des notes qu’il a prises dans les tranchées durant un an.
Sa dénonciation des conditions de vie des soldats provoque des réactions enflammées. Il obtient cependant le prix Goncourt en 1916.
B1) Résumé du roman
Sous les ordres du caporal Bertrand, une escouade vit la vie quotidienne des combattants de la Première Guerre mondiale, dans la terre des tranchées d’Artois, depuis les derniers mois de 1914 jusqu’en décembre 1915. Barque, Cocon, Tirette, Volpatte, Marthereau, Lamuse, Tirloir, Eudore : tous connaissent l’horreur des bombardements d’artillerie, des attaques à la baïonnette, de la présence obsédante de la mort. Leurs rêves, leurs frustrations, leur angoisse, mais aussi leur camaraderie et leur solidarité tissent l’interminable temps de la guerre, scandé par les morts, les saisons, où dominent la pluie et la boue. Crasse, obus, marches nocturnes, attentes, frénésie furieuse des assauts : une humanité sacrifiée, déchue, martyre est jetée dans « un effroyable néant de gloire ». Malgré quelques scènes particulièrement marquantes, comme les deux messes célébrées simultanément dans les deux camps, l’art du romancier consiste à maintenir le ton de la chronique, relevée par les conversations des soldats et tel ou tel épisode qui se grave dans la mémoire du lecteur, comme celui des bottes que l’on enlève aux cadavres. Seule la foi « brutalement simple » dans « l’entente des démocraties, l’entente des immensités, la levée du peuple du monde » laisse une pauvre lueur d’espoir, telle l’ultime « ligne de lumière » qui « apporte la preuve que le soleil existe ». Le roman se clôt alors en reprenant le message du chapitre 1, « la Vision » : « Les trente millions d’esclaves jetés les uns sur les autres par le crime et l’erreur, dans la guerre de la boue, lèvent leurs faces humaines où germe enfin une volonté. »
B2) Commentaire du roman Le feu
« Nos âges ? Nous avons tous les âges. Notre régiment est un régiment de réserve que des renforts successifs ont renouvelé en partie avec de l’active, en partie avec de la territoriale » (chap. 2) : « tous les âges », mais aussi toutes les origines et tous les métiers, une section emblématique des combattants de 1914-1918 passe par toutes les terrifiantes épreuves de cette boucherie.
Mise en abyme du roman, le chapitre 20, intitulé « le Feu », baigne dans un « nuage de pestilence » et une « fumée incompréhensible » qui environne les attaques. Sinistre contraste imposé par la guerre, à la description d’un cadavre succède une partie de cartes. « Ah ! il faut être vraiment fort pour continuer, continuer ! » : la conclusion du chapitre renvoie à cette épouvante quotidienne des boyaux boueux et des explosions, du sang et de la pourriture universelle. On comprend que ce texte précis, poignant, sans concession, où le langage dru et l’argot des tranchées restituent la parole des soldats avec un cachet d’authenticité, ait pu indisposer les bellicistes de l’arrière, qui pour la plupart n’avaient pas eu le courage de s’engager volontairement à quarante ans, comme le fit Barbusse, pour « voir » la réalité de la guerre.
En 1917, dans une Préface à une édition spéciale du Feu, Henri Barbusse déclarait : « Je vous aiderai à garder en vous l’enfer que vous avez hanté [...]. Je vous empêcherai d’oublier de quel rayon de beauté morale et de parfait holocauste s’éclaira là-bas, en vous, la monstrueuse et dégoûtante horreur de la guerre. »
Source des parties en italique de cette partie B :
http://www.culture-cpge.com/la-guer...
A partir de cette date, Henri Barbusse met sa renommée mondiale au service de ses idées, particulièrement contre le bellicisme. En 1917, il fonde l’Association Républicaine des Anciens Combattants qui jouera un rôle important dans la lutte face au fascisme montant.
Après avoir étudié précisément les causes de la Grande Guerre de 1914 à 1918, il analyse en quoi elle est le produit de la société capitaliste.
Causes de la Première Guerre Mondiale : capitalisme, nationalisme et responsabilité des Etats
Cette compréhension des réalités cachées de la société bourgeoise constitue le fil directeur de son nouveau roman consacré à la guerre Clarté, paru en 1919.
En 1919, Henri Barbusse fonde le mouvement Clarté en compagnie de grands intellectuels progressistes comme Anatole France, Jules Romain, Paul Vaillant-Couturier...
Anatole France, écrivain républicain, proche de Zola et Jaurès
En 1920, cette équipe précise ses orientations dans un beau texte La Lueur dans l’abime : ce que veut le groupe Clarté.
Il adhère au Parti Communiste Français en 1923, au moment où le stalinisme commence à tenir les rênes du pouvoir à Moscou.
Comme écrivain, signalons ces nouvelles bien trop oubliées dans le cadre scolaire : L’illusion (1919), L’Etrangère (1920), Quelques coins du coeur (1921), Force (1926), Faits divers (1928), Ce qui fut sera (1930).
Tout militant peut trouver un grand intérêt dans sa fresque politico-romanesque Les Enchaînements.
Ayant parcouru l’Europe de l’Est au moment où le fascisme commence à y prendre son essor, il voit parfaitement la menace qu’il représente, publie Les Bourreaux et crée le Comité de défense des victimes de la Terreur blanche.
En marge de son activité militante, il travaille à une trilogie sur Jésus qui déplaît alors à beaucoup d’athées sectaires mais qui me paraît proche de la réalité. Je renvoie le lecteur à plusieurs de mes articles sur le sujet :
Société, guerrillas et révoltes juives jusqu’à Hérode
Les évangiles : un religiosité humaniste, morale, égalitaire, révolutionnaire
Il continue son combat politico-artistique en animant la revue Monde qui constitue un relais actif pour le Parti Communiste Français parmi les écrivains. Cependant, son souci de qualité littéraire à l’époque où la 3ème Internationale promeut seulement le combat "classe contre classe" le fait condamner au congrès de Kharkov (1930) pour "formalisme bourgeois" par l’Association des écrivains pan-russes (RAPP ou VAPP), par Aragon et même par Paul Nizan.
Le début de tournant de l’Internationale Communiste en 1932, suite à des échecs considérables, redonne du crédit à Barbusse comme symbole du PCF parmi les intellectuels. Celui-ci lance alors l’Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires dont la revue Commune est animée par lui, Gide et Romain Rolland.
Henri Barbusse est encore à l’initiative du Congrès mondial contre la guerre à Amsterdam en 1932 puis du Congrès contre le fascisme à Paris en 1933.
Militant infatigable, il se dépense d’URSS aux Etats-Unis, d’Espagne au Danemark, préside le Congrès pour la défense de la culture en juin 1935.
Il s’engage particulièrement dans la mobilisation antifasciste de 1934 et 1935.
A la veille de la grande manifestation antifasciste du 14 juillet 1935, il signe dans l’Humanité un article caractéristique de sa clarté politique du moment.
Nous ne pouvons pas cacher, aux approches de ce 14 juillet, notre joie de voir commencer enfin à se réaliser cette vaste unité d’action qui a été le but essentiel de notre Mouvement d’Amsterdam. On nous avait prédit, au moment du Congrès mondial de 1932, qu’il serait impossible de réunir sur une même tribune ou dans une même armée, les progressifs de chaque pays. Ce rassemblement, nous disait-on, ne pourra s’accomplir qu’au détriment des uns ou des autres, qu’au profit d’un seul parti politique... Il faut se rappeler aujourd’hui qu’à ce congrès, vieux de trois ans, il y avait plus de six cents délégués allemands, tous déjà sous la menace du fascisme dont la bourgeoisie allemande préparait l’avènement. Ils étaient là, comme ils sont, aujourd’hui en Allemagne même, à leurs postes de combat.
Pour cette journée du 14 juillet, nous voulons, après avoir dit notre joie d’avoir contribué à faire de la France la plus menaçante barricade dans la lutte contre les ennemis du progrès et de l’humanité, contre le fascisme, nous voulons adresser notre salut et notre hommage au peuple allemand et à tous les peuples qui souffrent comme lui sous la dictature féroce du capitalisme emprisonneur et bourreau. Mais pour avoir toute sa signification, il faut que le 14 juillet commence réellement la série universelle des jours de liberté et de paix, des jours d’union indissoluble pour la bataille contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression. La réalisation de notre unité en France nous impose un engagement sacré : celui de l’étendre à d’autres pays, celui de l’approfondir et de continuer partout, jusqu’à la fin !
Atteint d’une pneumonie, il meurt le 30 août 1935, au moment où Staline entreprend de liquider la "vieille garde" du Parti bolchevique, celle d’un idéal communiste démocratique et émancipateur ; malgré sa fidélité permanente à Moscou, Barbusse peut être rattaché à celle-ci. Le 7 septembre 1935, 500000 personnes participent à ses obsèques.
Nous mettons en ligne ci-dessous le dernier chapitre du Feu, magnifique témoignage sur la dureté de la Première guerre mondiale et magnifique plaidoyer progressiste.
Jacques Serieys
En août 1914, Henri Barbusse a 41 ans. Il est journaliste, et à l’abri d’une mobilisation militaire éventuelle. Il est aussi, et le détail n’est pas anodin, un pacifiste convaincu. Pourtant, il s’engage dans l’infanterie et dès décembre, participe aux combats. Cette expérience va devenir une œuvre, Le Feu, couronnée du prix Goncourt, en 1916. Le Feu, qui va lui valoir un surnom des plus symboliques, « le Zola des tranchées ».
La guerre, la guerre absurde, qui déshumanise et transforme les combattants en « ours pataugeant et grognant », il veut la montrer de l’intérieur des tranchées, pour faire grandir son idéal de paix universelle, même si les cocardiers de l’arrière protestent. En revanche les poilus applaudissent à ce récit sans concession, et c’est ce qui importe.
Il n’a jamais été dupe des intérêts des puissants dans les conflits. Mais l’évidence devient aveuglante au sein de l’escouade : l’idée d’une « guerre sociale » qui permettrait de faire tomber l’empereur allemand, de provoquer la révolution et de dégoûter l’humanité de toutes les guerres, était une illusion. Sur le front, l’homme est quantité bien négligeable, face au profit implacable, dans chaque camp.
Au sortir de la grande « boucherie », Barbusse adhère au Parti communiste et fonde la revue Clarté pour rapprocher les hommes, par-delà les frontières. Dès 1926, à la direction littéraire de l’Humanité, souhaitant rapprocher l’élite intellectuelle du peuple et profiter des colonnes du quotidien pour critiquer les écrits bourgeois, il tente de faire vivre une littérature prolétarienne, mais surtout populaire.
Persuadé que la lumière nait du débat, il assume toutes les contradictions de son temps. En dépit de ses différends, et de sa santé précarisée par son ardeur militante, il poursuit, fidèle, ses voyages en Union soviétique. C’est à Moscou, au cours du Congrès de l’Internationale communiste, qu’il meurt le 30 août 1935. Le peuple est au rendez-vous de ses obsèques à Paris, le 7 septembre. 500 000 personnes l’accompagnent au Père Lachaise, pas bien loin du Mur des Fédérés, haut lieu s’il en est de la mémoire ouvrière et révolutionnaire. Combien d’écoles, de bibliothèques, de places, de rues portent encore son nom ?
En 1916, dans son ouvrage capital, Barbusse écrivait : « On sera bien forcé de voir que les peuples entiers vont à la boucherie, rangés en troupeaux d’armées pour que des gens dorés brassent plus d’affaires ». Une phrase qui ne s’est depuis jamais démentie.
Brigitte Blang
À la place où nous nous sommes laissés tomber, nous attendons le jour. Il vient, peu à peu, glacé et sombre, sinistre, et se diffuse sur l’étendue livide.
La pluie a cessé de couler. Il n’y en a plus au ciel. La plaine plombée, avec ses miroirs d’eau ternis, a l’air de sortir non seulement de la nuit, mais de la mer.
À demi assoupis, à demi dormants, ouvrant parfois les yeux pour les refermer, paralysés, rompus et froids, nous assistons à l’incroyable recommencement de la lumière.
Où sont les tranchées ?
On voit des lacs, et, entre ces lacs, des lignes d’eau laiteuse et stagnante.
Il y a plus d’eau encore qu’on n’avait cru. L’eau a tout pris ; elle s’est répandue partout, et la prédiction des hommes de la nuit s’est réalisée : il n’y a plus de tranchées, ces canaux ce sont les tranchées ensevelies. L’inondation est universelle. Le champ de bataille ne dort pas, il est mort. Là-bas, la vie continue peut-être, mais on ne voit pas jusque-là.
Je me soulève à moitié, péniblement, en oscillant, comme un malade, pour regarder cela. Ma capote m’étreint de son fardeau terrible. Il y a trois formes monstrueusement informes à côté de moi. L’une c’est Paradis avec une extraordinaire carapace de boue, une boursouflure à la ceinture, à la place de ses cartouchières – se lève aussi. Les autres dorment et ne font aucun mouvement.
Et puis, quel est ce silence ? Il est prodigieux. Pas un bruit, sinon, de temps en temps, la chute d’une motte de terre dans l’eau, au milieu de cette paralysie fantastique du monde. On ne tire pas… Pas d’obus, parce qu’ils n’éclateraient pas. Pas de balles, parce que les hommes…
Les hommes, où sont les hommes ?
Peu à peu, on les voit. Il y en a, non loin de nous, qui dorment affalés, enduits de boue des pieds à la tête, presque changés en choses.
À quelque distance, j’en distingue d’autres, recroquevillés et collés comme des escargots le long d’un talus arrondi et à demi résorbé par l’eau. C’est une rangée immobile de masses grossières, de paquets placés côte à côte, dégoulinant d’eau et de boue, de la couleur du sol auquel ils sont mêlés.
Je fais un effort pour rompre le silence ; je parle, je dis à Paradis qui regarde aussi de ce côté :
— Sont-ils morts ?
— Tout à l’heure on ira voir, dit-il à voix basse. Restons là encore un peu. Tout à l’heure on aura le courage d’y aller.
Tous les deux on se regarde et on jette les yeux sur ceux qui sont venus s’abattre ici. On a des figures tellement lassées que ce ne sont plus des figures ; quelque chose de sale, d’effacé et de meurtri, aux yeux sanglants, en haut de nous. Nous nous sommes vus sous tous les aspects, depuis le commencement – et pourtant, nous ne nous reconnaissons plus.
Paradis détourne la tête, regarde ailleurs.
Tout à coup, je le vois qui est saisi d’un tremblement. Il étend un bras énorme, encroûté de boue :
— Là… là… fait-il.
Sur l’eau qui déborde d’une tranchée au milieu d’un terrain particulièrement hachuré et raviné, flottent des masses, des récifs ronds.
Nous nous traînons jusque-là. Ce sont des noyés.
Leurs têtes et leurs bras plongent dans l’eau. On voit transparaître leurs dos avec les cuirs de l’équipement, vers la surface du liquide plâtreux et leurs cottes de toile bleue sont gonflées, avec les pieds emmanchés de travers sur ces jambes ballonnées, comme les pieds noirs boulus adaptés aux jambes informes des bonshommes en baudruche. Sur un crâne immergé, des cheveux se tiennent droit dans l’eau comme des herbes aquatiques. Voici une figure qui affleure : la tête est échouée contre le bord, et le corps disparaît dans la tombe trouble. La face est levée vers le ciel. Les yeux sont deux trous blancs ; la bouche est un trou noir. La peau jaune, boursouflée, de ce masque apparaît molle et plissée, comme de la pâte refroidie.
Ce sont les veilleurs qui étaient là. Ils n’ont pas pu se dépêtrer de la boue. Tous leurs efforts pour sortir de cette fosse à l’escarpement gluant qui s’emplissait d’eau, lentement, fatalement, ne faisaient que les attirer davantage au fond. Ils sont morts cramponnés à l’appui fuyant de la terre.
Là sont nos premières lignes, et là les premières lignes allemandes, pareillement silencieuses et refermées dans l’eau.
Nous allons jusqu’à ces molles ruines. On passe au milieu de ce qui était hier encore la zone d’épouvante, dans l’intervalle terrible au seuil duquel a dû s’arrêter l’élan formidable de notre dernière attaque – où les balles et les obus n’avaient pas cessé de sillonner l’espace depuis un an et demi, et où, ces jours-là, leurs averses transversales se sont furieusement croisées au-dessus de la terre, d’un horizon à l’autre.
C’est maintenant un surnaturel champ de repos. Le terrain est partout taché d’êtres qui dorment, ou qui, s’agitant doucement, levant un bras, levant la tête, se mettent à revivre, ou sont en train de mourir.
La tranchée ennemie achève de sombrer en elle-même dans le fond de grands vallonnements et d’entonnoirs marécageux, hérissés de boue, et elle y forme une ligne de flaques et de puits. On en voit, par places, remuer, se morceler et descendre les bords qui surplombaient encore. À un endroit, on peut se pencher sur elle.
Dans ce cycle vertigineux de fange, pas de corps. Mais, là, pire qu’un corps, un bras, seul, nu et pâle comme la pierre, sort d’un trou qui se dessine confusément dans la paroi à travers l’eau. L’homme a été enterré dans son abri et n’a eu que le temps de faire jaillir son bras.
De tout près, on remarque que des amas de terre alignés sur les têtes des remparts de ce gouffre étranglé sont des êtres. Sont-ils morts ? dorment-ils ? On ne sait pas. En tout cas, ils reposent.
Sont-ils Allemands ou Français ? On ne sait pas.
L’un d’eux a ouvert les yeux et nous regarde en balançant la tête. On lui dit :
— Français ?
Puis
— Deutsch ?
Il ne répond pas, il referme les yeux et retourne à l’anéantissement. On n’a jamais su qui c’était.
On ne peut déterminer l’identité de ces créatures : ni à leur vêtement, couvert d’une épaisseur de fange ; ni à la coiffure : ils sont nu-tête ou emmaillotés de laine sous leur cagoule fluide et fétide ; ni aux armes : ils n’ont pas leur fusil, ou bien leurs mains glissent sur une chose qu’ils ont traie, masse informe et gluante, semblable à une espèce de poisson.
Tous ces hommes à face cadavérique, qui sont devant nous et derrière nous, au bout de leurs forces, vides de paroles comme de volonté, tous ces hommes chargés de terre, et qui portent, pourrait-on dire, leur ensevelissement, se ressemblent comme s’ils étaient nus. De cette nuit épouvantable il sort d’un côté ou d’un autre quelques revenants revêtus exactement du même uniforme de misère et d’ordure.
C’est la fin de tout. C’est, pendant un moment, l’arrêt immense, la cessation épique de la guerre.
À une époque, je croyais que le pire enfer de la guerre ce sont les flammes des obus, puis j’ai pensé longtemps que c’était l’étouffement des souterrains qui se rétrécissent éternellement sur nous. Mais non, l’enfer, c’est l’eau.
Le vent s’élève. Il est glacé et son souffle glacé passe au travers de nos chairs. Sur la plaine déliquescente et naufragée, mouchetée de corps entre ses gouffres d’eau vermiculaires, entre ses îlots d’hommes immobiles agglutinés ensemble comme des reptiles, sur ce chaos qui s’aplatit et sombre, de légères ondulations de mouvements se dessinent. On voit se déplacer lentement des bandes, des tronçons de caravanes composées d’êtres qui plient sous le poids de leurs casaques et de leurs tabliers de boue, et se traînent, se dispersent et grouillent au fond du reflet obscurci du ciel. L’aube est si sale qu’on dirait que le jour est déjà fini.
Ces survivants émigrent à travers cette steppe désolée, chassés par un grand malheur indicible qui les exténue et les effare lamentables, et quelques-uns sont dramatiquement grotesques lorsqu’ils se précisent, à demi déshabillés par l’enlisement dont ils se sauvent encore.
En passant, ils jettent les yeux autour d’eux, nous contemplent, puis retrouvent en nous des hommes, et nous disent dans le vent :
— Là-bas, c’est pire qu’ici. Les bonhommes tombent dans les trous et on n’peut pas les retirer. Tous ceux qui, pendant la nuit, ont mis pied sur le bord d’un trou d’obus, sont morts… Là-bas, d’où qu’on vient, tu vois par terre une tête qui r’mue les bras, scellée ; il y a un chemin de claies qui, par endroits, ont cédé et se sont trouées, et c’est une souricière d’hommes.
Là où il n’y a plus de claies, il y a deux mètres d’eau… Leur fusil ! y en a qui n’ont jamais pu l’déraciner. Regarde ceux-là : on a coupé tout le bas de leur capote – tant pis pour les poches pour les dégager, et aussi parce qu’ils n’avaient pas la force de tirer un poids pareil… La capote de Dumas, qu’on a pu lui enlever, elle pesait bien quarante kilos : on pouvait tout juste, à deux, la soulever des deux mains… Tiens, lui, qu’a les jambes nues, ça lui a tout arraché, son pantalon, son caleçon, ses souliers – tout ça arraché par la terre. On n’a jamais vu ça, jamais.
Et égrenés, car ces traînards ont des traînards, ils s’enfuient dans une épidémie d’épouvante, leurs pieds extirpant du sol de massives racines de boue. On voit s’effacer ces rafales d’hommes, décroître les blocs qu’ils font, murés dans des vêtements énormes.
Nous nous levons. Debout, le vent glacial nous fait frissonner comme des arbres.
Nous allons à petits pas. On oblique, attirés par une masse formée de deux hommes étrangement mêlés, épaule contre épaule, les bras autour du cou l’un de l’autre. Le corps à corps de deux combattants qui se sont entraînés dans la mort et s’y maintiennent, incapables pour toujours de se lâcher ? Non, ce sont deux hommes qui se sont appuyés l’un sur l’autre pour dormir. Comme ils ne pouvaient pas s’étendre sur le sol qui se dérobait et voulait s’étendre sur eux, ils se sont penchés l’un vers l’autre, se sont empoignés aux épaules, et se sont endormis, enfoncés jusqu’aux genoux dans la glaise.
On respecte leur immobilité, et on s’éloigne de cette double statue de pauvreté humaine.
Puis nous nous arrêtons bientôt nous-mêmes. Nous avons trop présumé de nos forces. Nous ne pouvons pas encore nous en aller. Ce n’est pas encore fini. On s’écroule à nouveau dans une encoignure pétrie, avec le bruit d’un bloc de gadoue qu’on jette.
On ferme les yeux. De temps en temps, on les ouvre.
Des gens se dirigent en titubant vers nous. Ils se penchent sur nous, et parlent d’une voix basse et lassée.
L’un d’eux dit :
— Sie sind todt. Wir bleiben hier.
L’autre répond : Ya, comme un soupir.
Mais ils nous voient remuer. Alors, aussitôt, ils échouent en face de nous. L’homme à la voix sans accent s’adresse à nous :
— Nous levons les bras, dit-il.
Et ils ne bougent pas.
Puis ils s’affalent complètement – soulagés, et, comme si c’était la fin de leur tourment, l’un d’eux, qui a sur la face des dessins de boue comme un sauvage, esquisse un sourire.
— Reste là, lui dit Paradis sans remuer sa tête qui est appuyée en arrière sur un monticule. Tout à l’heure, tu viendras avec nous, si tu veux.
— Oui, dit l’Allemand.
J’en ai assez.
On ne lui répond pas.
Il dit :
— Les autres aussi ?
— Oui, dit Paradis, qu’ils restent aussi s’ils veulent.
Ils sont quatre qui se sont étendus par terre.
L’un d’eux se met à râler. C’est comme un chant à demi, à genoux, autour de lui et roulent de gros yeux dans leurs figures bigarrées de saleté. Nous nous soulevons et nous regardons cette scène. Mais le râle s’éteint, et la gorge noirâtre qui remuait seule sur ce grand corps comme un petit oiseau, s’immobilise.
— Er ist todt, dit un des hommes.
Il commence à pleurer. Les autres se réinstallent pour dormir. Le pleureur s’endort en pleurant.
Quelques soldats sont venus, en faisant des faux pas, cloués par des arrêts soudains, comme des ivrognes, ou bien en glissant comme des vers, se réfugier jusqu’ici, parmi le creux où nous sommes déjà incrustés, et on s’endort pêle-mêle dans la fosse commune.
On se réveille. On se regarde, Paradis et moi, et on se souvient. On rentre dans la vie et dans la clarté du jour comme dans un cauchemar. Devant nous renaît la plaine désastreuse où de vagues mamelons s’estompent, immergés, la plaine d’acier, rouillée par places, et où reluisent les lignes et les plaques de l’eau – et dans l’immensité, semés çà et là comme des immondices, les corps anéantis qui y respirent ou s’y décomposent.
Paradis me dit :
— Voilà la guerre.
— Oui, c’est ça, la guerre, répète-t-il d’une voix lointaine. C’est pa’aut’chose.
Il veut dire, et je comprends avec lui :
« Plus que les charges qui ressemblent à des revues, plus que les batailles visibles déployées comme des oriflammes, plus même que les corps à corps où l’on se démène en criant, cette guerre, c’est la fatigue épouvantable, surnaturelle, et l’eau jusqu’au ventre, et la boue et l’ordure et l’infâme saleté. C’est les faces moisies et les chairs en loques et les cadavres qui ne ressemblent même plus à des cadavres, surnageant sur la terre vorace. C’est cela, cette monotonie infinie de misères, interrompue par des drames aigus, c’est cela, et non pas la baïonnette qui étincelle comme de l’argent, ni le chant de coq du clairon au soleil ! »
Paradis pensait si bien à cela qu’il remâcha un souvenir, et gronda :
— Tu t’rappelles, la bonne femme de la ville où on a été faire une virée, y a pas si longtemps d’ça, qui parlait des attaques, qui en bavait, et qui disait : « Ça doit être beau à voir !… »
Un chasseur, qui était allongé sur le ventre, aplati comme un manteau, leva la tête hors de l’ombre ignoble où elle plongeait, et s’écria :
— Beau ! Ah ! merde alors !
» C’est tout à fait comme si une vache disait : « Ça doit être beau à voir, à La Villette, ces multitudes de bœufs qu’on pousse en avant ! »
Il cracha de la boue, la bouche barbouillée, la face déterrée comme une bête.
— Qu’on dise : « Il le faut », bredouilla-t-il d’une étrange voix saccadée, déchirée, haillonneuse. Bien. Mais beau ! Ah ! merde alors !
Il se débattait contre cette idée. Il ajouta tumultueusement :
— C’est avec des choses comme ça qu’on dit, qu’on s’fout d’nous jusqu’au sang !
Il recracha, mais, épuisé par l’effort qu’il avait fait, il retomba dans son bain de vase et il remit la tête dans son crachat.
Paradis, hanté, promenait sa main sur la largeur du paysage indicible, l’œil fixe, et répétait sa phrase :
— C’est ça, la guerre… Et c’est ça partout. Qu’est-ce qu’on est, nous autres, et qu’est-ce que c’est, ici ? Rien du tout. Tout ça qu’tu vois, c’est un point. Dis-toi bien qu’il y a ce matin dans le monde trois mille kilomètres de malheurs pareils, ou à peu près, ou pires.
— Et puis, dit le camarade qui était à côté de nous – et qu’on ne reconnaissait pas, même à la voix qui sortait de lui – demain ça r’commencera. Ça avait bien r’commencé avant-hier et les autres jours d’avant !
Le chasseur, avec effort, comme s’il déchirait le sol, arracha son corps de la terre où il avait moulé une dépression semblable à un cercueil suintant, et il s’assit dans ce trou. Il cligna des yeux, secoua sa figure frangée de vase, pour la nettoyer, dit :
— On s’en tirera cette fois-ci encore. Et qui sait, p’t’êt’que demain aussi on s’en tirera ! Qui sait ?
Paradis, le dos plié sous des tapis de terreau et de glaise, cherchait à rendre l’impression que la guerre est inimaginable, et incommensurable dans le temps et l’espace.
— Quand on parle de toute la guerre, songeait-il tout haut, c’est comme si on n’disait rien. Ça étouffe les paroles. On est là, à r’garder ça, comme des espèces d’aveugles…
Une voix de basse roula un peu plus loin :
— Non, on n’peut pas s’figurer.
À cette parole un brusque éclat de rire se déchira.
— D’abord, comment, sans y avoir été, s’imaginerait-on ça ?
— I’faudrait être fou ! dit le chasseur.
Paradis se pencha sur une masse étendue, répandue, à côté de lui.
— Tu dors ?
— Non, mais j’bouge pas, barbota aussitôt une voix étouffée et terrorisée qui sourdait de la masse, couverte d’une housse limoneuse épaisse et si bossuée qu’elle semblait piétinée.
J’vas t’dire : j’crois qu’j’ai l’ventre crevé. Mais j’en suis pas sûr, et j’ose pas l’savoir.
— On va voir…
— Non, pas encore, dit l’homme. J’voudrais rester encore un peu comme ça.
Les autres ébauchaient des mouvements en clapotant, se traînant sur les coudes, rejetant l’infernale couverture pâteuse qui les écrasait. La paralysie du froid se dissipait petit à petit parmi cette grappe de suppliciés, bien que la clarté ne progressât plus sur la grande mare irrégulière où descendait la plaine. La désolation continuait, non le jour.
L’un de nous qui parlait tristement, comme une cloche, dit :
— T’auras beau raconter, s’pas, on t’croira pas. Pas par méchanceté ou par amour de s’ficher d’toi, mais pa’ce qu’on n’pourra pas. Quand tu diras plus tard, si t’es encore vivant pour placer ton mot : « On a fait des travaux d’nuit, on a été sonnés, pis on a manqué s’enliser », on répondra : « Ah ! » ; p’têt’qu’on dira : « Vous n’avez pas dû rigoler lourd pendant l’affaire. » C’est tout. Personne ne saura. I’n’y aura qu’toi.
— Non, pas même nous, pas même nous ! s’écria quelqu’un.
— J’dis comme toi, moi : nous oublierons, nous… Nous oublions déjà, mon pauv’vieux !
— Nous en avons trop vu !
— Et chaque chose qu’on a vue était trop. On n’est pas fabriqué pour contenir ça… Ça fout l’camp d’tous les côtés ; on est trop p’tit.
— Un peu, qu’on oublie ! Non seulement la durée de la grande misère qui est, comme tu dis, incalculable, depuis l’temps qu’elle dure : les marches qui labourent et r’labourent les terres, talent les pieds, usent les os, sous le poids de la charge qui a l’air de grandir dans le ciel, l’éreintement jusqu’à ne plus savoir son nom, les piétinements et les immobilités qui vous broient, les travaux qui dépassent les forces, les veilles, sans bornes, à guetter l’ennemi qui est partout dans la nuit, et à lutter contre le sommeil – et l’oreiller de fumier et de poux. Mais même les sales coups où s’y mettent les marmites et les mitrailleuses, les mines, les gaz asphyxiants, les contre-attaques. On est plein de l’émotion de la réalité au moment, et on a raison. Mais tout ça s’use dans vous et s’en va, on ne sait comment, on ne sait où, et i’n’reste plus qu’les noms, qu’les mots de la chose, comme dans un communiqué.
— C’est vrai, c’qu’i’dit, fit un homme sans remuer la tête dans sa cangue. Quand j’sui’été en permission, j’ai vu qu’j’avais oublié bien des choses de ma vie d’avant. Y a des lettres de moi que j’ai relues comme si c’était un livre que j’ouvrais. Et pourtant, malgré ça j’ai oublié aussi ma souffrance de la guerre. On est des machines à oublier. Les hommes, c’est des choses qui pensent un peu, et qui, surtout, oublient. Voilà ce qu’on est.
— Ni les autres, ni nous, alors ! Tant de malheur est perdu !
Cette perspective vint s’ajouter à la déchéance de ces créatures comme la nouvelle d’un désastre plus grand, les abaisser encore sur leur grève de déluge.
— Ah ! si on se rappelait ! s’écria l’un.
— Si on s’rappelait, dit l’autre, y aurait plus d’guerre !
Un troisième ajouta magnifiquement :
— Oui, si on s’rappelait, la guerre serait moins inutile qu’elle ne l’est.
Mais tout d’un coup, un des survivants couchés se dressa à genoux, secoua ses bras boueux et d’où tombait la boue, et, noir comme une grande chauve-souris engluée, il cria sourdement :
— Il ne faut plus qu’il y ait de guerre après celle-là !
Dans ce coin bourbeux où, faibles encore et impotents, nous étions assaillis par des souffles de vent qui nous empoignaient si brusquement et si fort que la surface du terrain semblait osciller comme une épave, le cri de l’homme qui avait l’air de vouloir s’envoler éveilla d’autres cris pareils :
— Il ne faut plus qu’il y ait de guerre après celle-là !
Les exclamations sombres, furieuses, de ces hommes enchaînés à la terre, incarnés de terre, montaient et passaient dans le vent comme des coups d’aile :
— Plus de guerre, plus de guerre !
— Oui, assez !
— C’est trop bête, aussi… C’est trop bête, mâchonnaient-ils. Qu’est-ce que ça signifie, au fond, tout ça – tout ça qu’on n’peut même pas dire !
Ils bafouillaient, ils grognaient comme des fauves sur leur espèce de banquise disputée par les éléments, avec leurs sombres masques en lambeaux. La protestation qui les soulevait était tellement vaste qu’elle les étouffait.
— On est fait pour vivre, pas pour crever comme ça !
— Les hommes sont faits pour être des maris, des pères des hommes, quoi ! pas des bêtes qui se traquent, s’égorgent et s’empestent.
— Et tout partout, partout, c’est des bêtes, des bêtes féroces ou des bêtes écrasées. Regarde, regarde !
… Je n’oublierai jamais l’aspect de ces campagnes sans limites sur la face desquelles l’eau sale avait rongé les couleurs, les traits, les reliefs, dont les formes attaquées par la pourriture liquide s’émiettaient et s’écoulaient de toutes parts, à travers les ossatures broyées des piquets, des fils de fer, des charpentes – et, là-dessus, parmi ces sombres immensités de Styx, la vision de ce frissonnement de raison, de logique et de simplicité, qui s’était mis soudain à secouer ces hommes comme de la folie.
On voyait que cette idée les tourmentait : qu’essayer de vivre sa vie sur la terre et d’être heureux, ce n’est pas seulement un droit, mais un devoir – et même un idéal et une vertu ; que la vie sociale n’est faite que pour donner plus de facilité à chaque vie intérieure.
— Vivre !…
— Nous !… Toi… Moi…
— Plus de guerre. Ah ! non… C’est trop bête !… Pire que ça, c’est trop…
Une parole vint en écho à leur vague pensée, à leur murmure morcelé et avorté de foule… J’ai vu se soulever un front couronné de fange et la bouche a proféré au niveau de la terre :
— Deux armées qui se battent, c’est comme une grande armée qui se suicide !
— Tout de même, qu’est-ce que nous sommes depuis deux ans ? De pauvres malheureux incroyables, mais aussi des sauvages, des brutes, des bandits, des salauds.
— Pire que ça ! mâcha celui qui ne savait employer que cette expression.
— Oui, je l’avoue !
Dans la trêve désolée de cette matinée, ces hommes qui avaient été tenaillés par la fatigue, fouettés par la pluie, bouleversés par toute une nuit de tonnerre, ces rescapés des volcans et de l’inondation entrevoyaient a quel point la guerre, aussi hideuse au moral qu’au physique, non seulement viole le bon sens, avilit les grandes idées, commande tous les crimes – mais ils se rappelaient combien elle avait développé en eux et autour d’eux tous les mauvais instincts sans en excepter un seul : la méchanceté jusqu’au sadisme, l’égoïsme jusqu’à la férocité, le besoin de jouir jusqu’à la folie.
Ils se figurent tout cela devant leurs yeux comme tout à l’heure ils se sont figurés confusément leur misère. Ils sont bondés d’une malédiction qui essaye de se livrer passage et d’éclore en paroles. Ils en geignent ; ils en vagissent. On dirait qu’ils font effort pour sortir de l’erreur et de l’ignorance qui les souillent autant que la boue, et qu’ils veulent enfin savoir pourquoi ils sont châtiés.
— Alors quoi ? clame l’un.
— Quoi ? répète l’autre, plus grandement encore.
Le vent fait trembler aux yeux l’étendue inondée et, s’acharnant sur ces masses humaines, couchées ou à genoux, fixes comme des dalles et des stèles, leur arrache des frissons.
— Il n’y aura plus d’guerre, gronde un soldat, quand il n’y aura plus d’Allemagne.
— C’est pas ça qu’il faut dire ! crie un autre.
C’est pas assez. Y aura plus de guerre quand l’esprit de la guerre sera vaincu !
Comme le mugissement du vent avait étouffé à moitié ces mots, il érigea sa tête et les répéta.
— L’Allemagne et le militarisme, hacha précipitamment la rage d’un autre, c’est la même chose. Ils ont voulu la guerre et ils l’avaient préméditée. Ils sont le militarisme.
— Le militarisme… reprit un soldat.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-on.
— C’est… c’est la force brutale préparée qui, tout d’un coup, à un moment, s’abat. C’est être des bandits.
— Oui. Aujourd’hui, le militarisme s’appelle Allemagne.
— Oui ; mais demain, comme qu’i’s’appellera ?
— J’sais pas, dit une voix grave, comme celle d’un prophète.
— Si l’esprit de la guerre n’est pas tué, t’auras des mêlées tout le long des époques.
— Il faut… il faut.
— Il faut se battre ! gargouilla la voix rauque d’un corps qui, depuis notre réveil, se pétrifiait dans la boue dévoratrice. Il le faut ! – et le corps se retourna pesamment. – Il faut donner tout ce que nous avons, et nos forces et nos peaux, et nos cœurs, toute not’vie, et les joies qui nous restaient ! L’existence de prisonniers qu’on a, il faut l’accepter des deux mains ! Il faut tout supporter, même l’injustice, dont le règne est venu, et le scandale et la dégoûtation qu’on voit – pour être tout à la guerre, pour vaincre !
Mais, s’il faut faire un sacrifice pareil, ajouta désespérément l’homme informe, en se retournant encore, c’est parce qu’on se bat pour un progrès, non pour un pays ; contre une erreur, non contre un pays.
— Faut tuer la guerre, dit le premier parleur, faut tuer la guerre, dans le ventre de l’Allemagne !
— Tout de même, fit un de ceux qui étaient assis là, enraciné comme une espèce de germe, tout de même, on commence à comprendre pourquoi il fallait marcher.
— Tout de même, marmotta à son tour le chasseur, qui s’était accroupi, y en a qui se battent avec une autre idée que ça dans la tête. J’en ai vu, des jeunes, qui s’foutaient pas mal des idées humanitaires. L’important pour eux, c’est la question nationale, pas aut’chose, et la guerre une affaire de patries : chacun fait reluire la sienne, voilà tout. I’s s’battaient, ceux-là, et i’s s’battaient bien.
— I’s sont jeunes, ces petits gars qu’tu dis. I’s sont jeunes. Faut pardonner.
— On peut bien faire sans savoir bien c’qu’on fait.
— C’est vrai qu’les hommes sont fous ! Ça, on l’dira jamais assez !
— Les chauvins, c’est d’la vermine… ronchonna une ombre.
Ils répétèrent plusieurs fois, comme pour se guider à tâtons :
— Faut tuer la guerre. La guerre, elle !
L’un de nous, celui qui ne bougeait pas la tête, dans l’armature de ses épaules, s’entêta dans son idée :
— Tout ça, c’est des boniments. Qu’est-ce que ça fait qu’on pense ça ou ça ! Faut être vainqueurs, voilà tout.
Mais les autres avaient commencé à chercher. Ils voulaient savoir et voir plus loin que le temps présent. Ils palpitaient, essayant d’enfanter en eux-mêmes une lumière de sagesse et de volonté. Des convictions éparses tourbillonnaient dans leurs têtes et il leur sortait des lèvres des fragments confus de croyances.
— Bien sûr… Oui… Mais faut voir les choses… Mon vieux, faut toujours voir le résultat.
— L’résultat ! Être vainqueurs dans cette guerre, se buta l’homme-borne, c’est pas un résultat ?
Ils furent deux à la fois qui répondirent :
— Non !
À cet instant, il se produisit un bruit sourd. Des cris jaillirent à la ronde et nous frissonnâmes.
Tout un pan de glaise s’était détaché du monticule où nous étions vaguement adossés, déterrant complètement, au milieu de nous, un cadavre assis les jambes allongées.
L’éboulement creva une poche d’eau amassée en haut du monticule et l’eau s’épandit en cascade sur le cadavre et le lava pendant que nous le regardions.
On cria :
— Il a la figure toute noire !
— Qu’est-ce que c’est que cette figure ? haleta une voix.
Les valides s’approchaient en cercle comme des crapauds. Cette tête qui apparaissait en bas-relief sur la paroi que la chute de terre avait mise à nu, on ne pouvait pas la dévisager.
— Sa figure ! C’est pas sa figure !
À la place de la face, on trouvait une chevelure.
Alors on s’aperçut que ce cadavre qui semblait assis était plié et cassé à l’envers.
On contempla dans un silence terrible, ce dos vertical que nous présentait la dépouille disloquée, ces bras pendants et courbés en arrière, et ces deux jambes allongées qui posaient sur la terre fondante par la pointe des pieds.
Alors le débat reprit, réveillé par ce dormeur effroyable. On clama furieusement comme s’il écoutait :
— Non ! être vainqueurs ce n’est pas le résultat. Ce n’est pas eux qu’il faut avoir, c’est la guerre.
— T’as donc pas compris qu’il faut en finir avec la guerre ? Si on doit remettre ça un jour, tout c’qui a été fait ne sert à rien. Regarde ; ça ne sert à rien. C’est deux ans ou trois ans, ou plus, de catastrophes gâchées.
— Ah ! mon vieux, si tout c’qu’on a subi n’était pas la fin de c’grand malheur-là – j’tiens à la vie : j’ai ma femme, ma famille, avec la maison autour d’eux, j’ai des idées pour ma vie d’après, va… Eh bien, tout de même, j’aimerais mieux mourir.
— J’vais mourir, fit en ce moment précis, comme un écho, le voisin de Paradis, qui sans doute avait regardé la blessure de son ventre, je l’regrette à cause de mes enfants.
— Moi, murmura-t-on ailleurs, c’est à cause de mes enfants que je ne le regrette pas. J’vais mourir, donc j’sais c’que j’dis, et j’me dis : « I’s auront la paix, eux ! »
— Moi, j’mourrai p’t’êt’pas, dit un autre avec un frémissement d’espoir qu’il ne put contenir, même à la face des condamnés, mais j’souffrirai. Eh bien, j’dis : tant pis, et j’dis même : tant mieux ; et j’saurai souffrir plus, si je sais que c’est pour quelque chose !
— Alors faudra continuer à s’battre après la guerre ?
— Oui, p’t’êt’…
— T’en veux encore, toi !
— Oui, parce que j’n’en veux plus ! grogna-t-on.
— Et pas contre des étrangers, p’t’êt’, i’faudra s’battre ?
— P’têt’, oui…
Un coup de vent plus violent que les autres nous ferma les yeux et nous étouffa. Quand il fut passé, et qu’on vit la rafale s’enfuir à travers la plaine en saisissant par endroits et en secouant sa dépouille de boue, en creusant l’eau des tranchées qui béaient longues comme la tombe d’une armée – on reprit :
— Après tout, qu’est-ce qui fait la grandeur et l’horreur de la guerre ?
— C’est la grandeur des peuples.
— Mais les peuples, c’est nous !
Celui qui avait dit cela me regardait, m’interrogeait.
— Oui, lui dis-je, oui, mon vieux frère, c’est vrai ! C’est avec nous seulement qu’on fait les batailles. C’est nous la matière de la guerre. La guerre n’est composée que de la chair et des âmes des simples soldats. C’est nous qui formons les plaines de morts et les fleuves de sang, nous tous dont chacun est invisible et silencieux à cause de l’immensité de notre nombre. Les villes vidées, les villages détruits, c’est le désert de nous. Oui, c’est nous tous et c’est nous tout entiers.
— Oui, c’est vrai. C’est les peuples qui sont la guerre ; sans eux, il n’y aurait rien, rien, que quelques criailleries, de loin. Mais c’est pas eux qui la décident. C’est les maîtres qui les dirigent.
— Les peuples luttent aujourd’hui pour n’avoir plus de maîtres qui les dirigent. Cette guerre, c’est comme la Révolution française qui continue.
— Alors, comme ça, on travaille pour les Prussiens aussi ?
— Mais, dit un des malheureux de la plaine, il faut bien l’espérer.
— Ah zut, alors ! grinça le chasseur.
Mais il hocha la tête et n’ajouta rien.
— Occupons-nous de nous ! Il ne faut pas s’mêler des affaires des autres, mâchonna l’entêté hargneux.
— Si ! il le faut… parce que ce que tu appelles les autres, c’est justement pas les autres, c’est les mêmes !
— Pourquoi qu’c’est toujours nous qui marchons pour tout le monde !
— C’est comme ça, dit un homme, et il répéta les mots qu’il avait employés à l’instant :
Tant pis ou tant mieux !
— Les peuples, c’est rien et ça devrait être tout, dit en ce moment l’homme qui m’avait interrogé reprenant sans le savoir une phrase historique vieille de plus d’un siècle, mais en lui donnant enfin son grand sens universel.
Et l’échappé de la tourmente, à quatre pattes sur le cambouis du sol, leva sa face de lépreux et regarda devant lui, dans l’infini, avec avidité.
Il regardait, il regardait. Il essayait d’ouvrir les portes du ciel.
— Les peuples devraient s’entendre à travers la peau et sur le ventre de ceux qui les exploitent d’une façon ou d’une autre. Toutes les multitudes devraient s’entendre.
Tous les hommes devraient enfin être égaux.
Ce mot semblait venir à nous comme un secours.
— Égaux… Oui… Oui… Il y a de grandes idées de justice, de vérité. Il y a des choses auxquelles on croit, vers lesquelles on se tourne toujours pour s’y attacher comme à une sorte de lumière. Il y a surtout l’égalité.
— Il y a aussi la liberté et la fraternité.
— Il y a surtout l’égalité !
Je leur dis que la fraternité est un rêve, un sentiment nuageux, inconsistant ; qu’il est contraire à l’homme de haïr un inconnu, mais qu’il lui est également contraire de l’aimer. On ne peut rien baser sur la fraternité.
Sur la liberté non plus : elle est trop relative dans une société où toutes les présences se morcellent forcément l’une l’autre.
Mais l’égalité est toujours pareille. La liberté et la fraternité sont des mots, tandis que l’égalité est une chose. L’égalité (sociale, car les individus ont chacun plus ou moins de valeur, mais chacun doit participer à la société dans la même mesure, et c’est justice, parce que la vie d’un être humain est aussi grande que la vie d’un autre), l’égalité, c’est la grande formule des hommes. Son importance est prodigieuse. Le principe de l’égalité des droits de chaque créature et de la volonté sainte de la majorité est impeccable, et il doit être invincible et il amènera tous les progrès, tous, avec une force vraiment divine. Il amènera d’abord la grande assise plane de tous les progrès ; le règlement des conflits par la justice qui est la même chose, exactement, que l’intérêt général.
Ces hommes du peuple qui sont là, entrevoyant ils ne savent encore quelle Révolution plus grande que l’autre, et dont ils sont la source, et qui déjà monte, monte à leur gorge, répètent :
— L’égalité
Il semble qu’ils épellent ce mot, puis qu’ils le lisent clairement partout – et qu’il n’est pas sur la terre de préjugé, de privilège et d’injustice qui ne s’écroule à son contact. C’est une réponse à tout, un mot sublime.
Ils tournent et retournent cette notion et lui trouvent une sorte de perfection. Et ils voient les abus brûler d’une éclatante lumière.
— Ce s’rait beau ! dit l’un.
— Trop beau pour être vrai ! dit l’autre.
Mais le troisième dit :
— C’est parce que c’est vrai que c’est beau. Ça n’a pas d’autre beauté : alors !… Et ce n’est pas parce que c’est beau que ça sera. La beauté n’a pas cours, pas plus que l’amour. C’est parce que c’est vrai que c’est fatal.
— Alors, puisque la justice est voulue par les peuples et que les peuples sont la force, qu’ils la fassent.
— On commence déjà ! dit une bouche obscure.
— C’est sur la pente des choses, annonça un autre.
— Quand tous les hommes se seront faits égaux, on sera bien forcé de s’unir.
— Et il n’y aura pas, à la face du ciel, des choses épouvantables faites par trente millions d’hommes qui ne les veulent pas.
C’est vrai. Il n’y a rien à dire contre cela. Quel semblant d’argument, quel fantôme de réponse pourrait-on, oserait-on opposer à cela : « Il n’y aura pas, à la face du ciel, des choses faites par trente millions d’hommes qui ne les veulent pas. » J’écoute, je suis la logique des paroles que profèrent ces pauvres gens jetés sur ce champ de douleur, les paroles qui jaillissent de leur meurtrissure et de leur mal, les paroles qui saignent d’eux.
Et maintenant, le ciel se couvre. De gros nuages le bleuissent et le cuirassent en bas. En haut, dans un faible étamage lumineux, il est traversé par des balayures démesurées de poussière humide. Le temps s’assombrit. Il va y avoir encore de la pluie. Ce n’est pas fini de la tempête et de la longueur de la souffrance.
— On se demandera, dit l’un : « Après tout, pourquoi faire la guerre ? » Pourquoi, on n’en sait rien ; mais pour qui, on peut le dire. On sera bien forcé de voir que si chaque nation apporte à l’Idole de la guerre la chair fraîche de quinze cents jeunes gens à déchirer chaque jour, c’est pour le plaisir de quelques meneurs qu’on pourrait compter ; que les peuples entiers vont à la boucherie, rangés en troupeaux d’armées, pour qu’une caste galonnée d’or écrive ses noms de princes dans l’histoire, pour que des gens dorés aussi, qui font partie de la même gradaille, brassent plus d’affaires – pour des questions de personnes et des questions de boutiques. Et on verra, dès qu’on ouvrira les yeux, que les séparations qui sont entre les hommes ne sont pas celles qu’on croit, et que celles qu’on croit ne sont pas.
— Écoute ! interrompit-on soudain.
On se tait, et on entend au loin le bruit du canon. Là-bas, le grondement ébranle les couches aériennes et cette force lointaine vient déferler faiblement à nos oreilles ensevelies, tandis qu’alentour l’inondation continue à imprégner le sol et à attirer lentement les hauteurs.
— Ça r’prend…
Alors l’un de nous dit :
— Ah ! tout c’qu’on aura contre soi !
Déjà il y a un malaise, une hésitation, dans la tragédie colloque qui s’ébauche, entre ces parleurs perdus, comme une espèce d’immense chef-d’œuvre de destinée. Ce n’est pas seulement la douleur et le péril, la misère des temps, qu’on voit recommencer interminablement. C’est aussi l’hostilité des choses et des gens contre la vérité, l’accumulation des privilèges, l’ignorance, la surdité et la mauvaise volonté, les partis pris, et les féroces situations acquises, et des masses inébranlables, et des lignes inextricables.
Et le rêve tâtonnant des pensées se continue par une autre vision où les adversaires éternels sortent de l’ombre du passé et se présentent dans l’ombre orageuse du présent.
Les voici… Il semble qu’on la voie se silhouetter au ciel sur les crêtes de l’orage qui endeuille le monde, la cavalcade des batailleurs, caracolants et éblouissants – des chevaux de bataille porteurs d’armures, de galons, de panaches, de couronnes et d’épées… Ils roulent, distincts, somptueux, lançant des éclairs, embarrassés d’armes. Cette chevauchée belliqueuse, aux gestes surannés, découpe les nuages plantés dans le ciel comme un farouche décor théâtral.
Et bien au-dessus des regards enfiévrés qui sont à terre, des corps sur qui s’étage la boue des bas-fonds terrestres et des champs gaspillés, tout cela afflue des quatre coins de l’horizon, et refoule l’infini du ciel et cache les profondeurs bleues.
Et ils sont légion. Il n’y a pas seulement la caste des guerriers qui hurlent à la guerre et l’adorent, il n’y a pas seulement ceux que l’esclavage universel revêt d’un pouvoir magique ; les puissants héréditaires, debout çà et là par-dessus la prostration du genre humain, qui appuient soudain sur la balance de la justice, parce qu’ils entrevoient un grand coup à faire. Il y a toute une foule consciente et inconsciente qui sert leur effroyable privilège.
— Il y a, clame en ce moment un des sombres et dramatiques interlocuteurs, en étendant la main comme s’il voyait, il y a ceux qui disent : « Comme ils sont beaux ! »
— Et ceux qui disent : « Les races se haïssent ! »
— Et ceux qui disent : « J’engraisse de la guerre, et mon ventre en mûrit ! »
— Et ceux qui disent : « La guerre a toujours été, donc elle sera toujours ! »
— Il y a ceux qui disent : « Je ne vois pas plus loin que le bout de mes pieds, et je défends aux autres de le faire ! »
— Il y a ceux qui disent : « Les enfants viennent au monde avec une culotte rouge ou bleue sur le derrière ! »
— Il y a, gronda une voix rauque, ceux qui disent : « Baissez la tête, et croyez en Dieu ! »
Ah ! vous avez raison, pauvres ouvriers innombrables des batailles, vous qui aurez fait toute la grande guerre avec vos mains, toute puissance qui ne sert pas encore à faire le bien, foule terrestre dont chaque face est un monde de douleurs et qui, sous le ciel où de longs nuages noirs se déchirent et s’éploient échevelés comme de mauvais anges, rêvez, courbés sous le joug d’une pensée ! – oui, vous avez raison.
Il y a tout cela contre vous. Contre vous et votre grand intérêt général, qui se confond en effet exactement, vous l’avez entrevu, avec la justice il n’y a pas que les brandisseurs de sabres, les profiteurs et les tripoteurs.
Il n’y a pas que les monstrueux intéressés, financiers, grands et petits faiseurs d’affaires, cuirassés dans leurs banques ou leurs maisons, qui vivent de la guerre, et en vivent en paix pendant la guerre, avec leurs fronts butés d’une sourde doctrine, leurs figures fermées comme un coffre-fort.
Il y a ceux qui admirent l’échange étincelant des coups, qui rêvent et qui crient comme des femmes devant les couleurs vivantes des uniformes. Ceux qui s’enivrent avec la musique militaire ou avec les chansons versées au peuple comme des petits verres, les éblouis, les faibles d’esprit, les fétichistes, les sauvages.
Ceux qui s’enfoncent dans le passé, et qui n’ont que le mot d’autrefois à la bouche, les traditionalistes pour lesquels un abus a force de loi parce qu’il s’est éternisé, et qui aspirent à être guidés par les morts, et qui s’efforcent de soumettre l’avenir et le progrès palpitant et passionné au règne des revenants et des contes de nourrice.
Il y a avec eux tous les prêtres, qui cherchent à vous exciter et à vous endormir, pour que rien ne change, avec la morphine de leur paradis. Il y a des avocats – économistes, historiens, est-ce que je sais ! – qui vous embrouillent de phrases théoriques, qui proclament l’antagonisme des races nationales entre elles, alors que chaque nation moderne n’a qu’une unité géographique arbitraire dans les lignes abstraites de ses frontières, et est peuplée d’un artificiel amalgame de races ; et qui, généalogistes véreux, fabriquent, aux ambitions de conquête et de dépouillement, de faux certificats philosophiques et d’imaginaires titres de noblesse.
La courte vue est la maladie de l’esprit humain. Les savants sont en bien des cas des espèces d’ignorants qui perdent de vue la simplicité des choses et l’éteignent et la noircissent avec des formules et des détails. On apprend dans les livres les petites choses, non les grandes.
Et même lorsqu’ils disent qu’ils ne veulent pas la guerre, ces gens-là font tout pour la perpétuer. Ils alimentent la vanité nationale et l’amour de la suprématie par la force. « Nous seuls, disent-ils chacun derrière leurs barrières, sommes détenteurs du courage, de la loyauté, du talent, du bon goût ! » De la grandeur et de la richesse d’un pays, ils font comme une maladie dévoratrice. Du patriotisme, qui est respectable, à condition de rester dans le domaine sentimental et artistique, exactement comme les sentiments de la famille et de la province, tout aussi sacrés, ils font une conception utopique et non viable, en déséquilibre dans le monde, une espèce de cancer qui absorbe toutes les forces vives, prend toute la place et écrase la vie et qui, contagieux, aboutit, soit aux crises de la guerre, soit à l’épuisement et à l’asphyxie de la paix armée.
La morale adorable, ils la dénaturent : Combien de crimes dont ils ont fait des vertus, en les appelant nationales avec un mot ! Même la vérité, ils la déforment. À la vérité éternelle, ils substituent chacun leur vérité nationale. Autant de peuples, autant de vérités, qui faussent et tordent la vérité.
Tous ces gens-là, qui entretiennent ces discussions d’enfants, odieusement ridicules, que vous entendez gronder au-dessus de vous : « Ce n’est pas moi qui ai commencé, c’est toi ! — Non, ce n’est pas moi, c’est toi ! — Commence, toi ! — Non, commence, toi ! » puérilités qui éternisent la plaie immense du monde parce que ce ne sont pas les vrais intéressés qui en discutent, au contraire, et que la volonté d’en finir n’y est pas ; tous ces gens-là qui ne peuvent pas ou ne veulent pas faire la paix sur la terre ; tous ces gens-là, qui se cramponnent, pour une cause ou pour une autre, à l’état de choses ancien, lui trouvent des raisons ou lui en donnent, ceux-là sont vos ennemis !
Ce sont vos ennemis autant que le sont aujourd’hui ces soldats allemands qui gisent ici entre vous, et qui ne sont que de pauvres dupes odieusement trompées et abruties, des animaux domestiques… Ce sont vos ennemis, quel que soit l’endroit où ils sont nés et la façon dont se prononce leur nom et la langue dans laquelle ils mentent. Regardez-les dans le ciel et sur la terre. Regardez-les partout ! Reconnaissez-les une bonne fois, et souvenez-vous à jamais !
— Ils te diront, grogna un homme à genoux, penché, les deux mains dans la terre, en secouant les épaules comme un dogue : « Mon ami, t’as été un héros admirable ! » J’veux pas qu’on m’dise ça !
» Des héros, des espèces de gens extraordinaires, des idoles ? Allons donc ! On a été des bourreaux. On a fait honnêtement le métier de bourreaux. On le r’fera encore, à tour de bras, parce qu’il est grand et important de faire ce métier-là pour punir la guerre et l’étouffer.
Le geste de tuerie est toujours ignoble – quelquefois nécessaire, mais toujours ignoble. Oui, de durs et infatigables bourreaux, voilà ce qu’on a été. Mais qu’on ne me parle pas de la vertu militaire parce que j’ai tué des Allemands. »
— Ni à moi, cria un autre à voix si haute que personne n’aurait pu lui répondre, même si on avait osé, ni à moi, parce que j’ai sauvé la vie à des Français ! Alors, quoi, ayons le culte des incendies à cause de la beauté des sauvetages !
— Ce serait un crime de montrer les beaux côtés de la guerre, murmura un des sombres soldats, même s’il y en avait !
— On t’dira ça, continua le premier, pour te payer en gloire, et pour se payer aussi de c’qu’on n’a pas fait. Mais la gloire militaire, ce n’est même pas vrai pour nous autres, simples soldats. Elle est pour quelques-uns, mais en dehors de ces élus, la gloire du soldat est un mensonge comme tout ce qui a l’air d’être beau dans la guerre. En réalité, le sacrifice des soldats est une suppression obscure. Ceux dont la multitude forme les vagues d’assaut n’ont pas de récompense. Ils courent se jeter dans un effroyable néant de gloire. On ne pourra jamais accumuler même leurs noms, leurs pauvres petits noms de rien.
— Nous nous en foutons, répondit un homme. Nous avons aut’chose à penser.
— Mais tout cela, hoqueta une face barbouillée et que la boue cachait comme une main hideuse, peux-tu seulement le dire ? Tu serais maudit et mis sur le bûcher ! Ils ont créé autour du panache une religion aussi méchante, aussi bête et aussi malfaisante que l’autre !
L’homme se souleva, s’abattit, mais se souleva encore. Il était blessé sous sa cuirasse immonde, et tachait le sol, et, quand il eut dit cela, son œil élargi contempla par terre tout le sang qu’il avait donné pour la guérison du monde.
Les autres, un à un, se dressent. L’orage s’épaissit et descend sur l’étendue des champs écorchés et martyrisés. Le jour est plein de nuit. Et il semble que, sans cesse, de nouvelles formes hostiles d’hommes et de bandes d’hommes s’évoquent, au sommet de la chaîne de montagnes des nuages, autour des silhouettes barbares des croix et des aigles, des églises, des palais souverains et des temples de l’armée, et s’y multiplient, cachant les étoiles qui sont moins nombreuses que l’humanité – et même que ces revenants remuent de toutes parts dans les excavations du sol, ici, là, parmi les êtres réels qui y sont jetés à la volée, à demi enfouis dans la terre comme des grains de blé.
Mes compagnons encore vivants se sont enfin levés ; se tenant mal debout sur le sol effondré, enfermés dans leurs vêtements embourbés, ajustés dans d’étranges cercueils de vase, dressant leur simplicité monstrueuse hors de la terre profonde comme l’ignorance, ils bougent et crient, les yeux, les bras et les poings tendus vers le ciel d’où tombent le jour et la tempête. Ils se débattent contre des fantômes victorieux, comme des Cyrano et des don Quichotte qu’ils sont encore.
On voit leurs ombres se mouvoir sur le grand miroitement triste du sol et se refléter sur la blême surface stagnante des anciennes tranchées que blanchit et habite seul le vide infini de l’espace, au milieu du désert polaire aux horizons fumeux.
Mais leurs yeux sont ouverts. Ils commencent à se rendre compte de la simplicité sans bornes des choses. Et la vérité non seulement met en eux une aube d’espoir, mais aussi y bâtit un recommencement de force et de courage.
— Assez parlé des autres, commanda l’un d’eux. Tant pis pour les autres !… Nous ! Nous tous !…
L’entente des démocraties, l’entente des immensités, la levée du peuple du monde, la foi brutalement simple… Tout le reste, tout le reste, dans le passé, le présent et l’avenir, est absolument indifférent.
Et un soldat ose ajouter cette phrase, qu’il commence pourtant à voix presque basse :
— Si la guerre actuelle a fait avancer le progrès d’un pas, ses malheurs et ses tueries compteront pour peu.
Et tandis que nous nous apprêtons à rejoindre les autres, pour recommencer la guerre, le ciel noir, bouché d’orage, s’ouvre doucement au-dessus de nos têtes. Entre deux masses de nuées ténébreuses, un éclair tranquille en sort, et cette ligne de lumière, si resserrée, si endeuillée, si pauvre, qu’elle a l’air pensante, apporte tout de même la preuve que le soleil existe.
Décembre 1915
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