Retraites et pénibilité du travail : à propos d’un argument piégé

samedi 31 mai 2008.
 

Est-il vraiment si opportun de soutenir que les droits à retraite doivent être indexés sur l’espérance de vie, qui varie selon la classe sociale ? Veut-on vraiment que les classes moyennes (vaste fourre-tout qui empêche de penser la notion de classe) restent au travail jusqu’à soixante-dix ans sous le prétexte de financer la retraite des travailleurs manuels dès soixante ans ? A-t-on mesuré, derrière le chantage compassionnel en faveur des plus pauvres, quelles sont les catégories concernées par la notion particulièrement floue de "pénibilité" du travail et par ses possibles conséquences en termes de droits à la retraite ? Croit-on par exemple qu’un professeur de ZEP ait un travail moins pénible qu’un ouvrier ? Est-on vraiment sûr qu’un ouvrier ait un travail plus pénible qu’un petit cadre surexploité ? Est-on vraiment si assuré de parvenir à des résultats fiables à partir de statistiques qui ne prennent pas nécessairement en compte avec le recul nécessaire les différences réelles de pénibilité dans le monde social des Trente Piteuses ? Qui l’emportera, en pénibilité, de l’ouvrier intégré ou du précaire soumis à une incertitude totale et non mesurée par des statistiques d’espérance de vie ? La plus grande longévité des femmes leur vaudra-t-elle de partir en retraite quelques années plus tard ? Quant au manuel au chômage, faut-il s’inquiéter de la pénibilité du travail qu’il n’a plus et qui ne lui assurera aucune retraite, ou bien lui trouver un travail, fût-il pénible ?

Il n’est peut-être pas si judicieux de recourir à l’argument de la pénibilité du travail, quand la droite ne demande pas mieux que de pouvoir le manipuler, pour justifier (une fois de plus) le financement de la paix sociale par les classes moyennes, afin de maintenir à flot prolétariat et sous-prolétariat, qui ne doivent surtout pas bouger, pour ne pas mettre en danger les intérêts de la grande bourgeoisie. A-t-on la naïveté de croire que l’argument de la pénibilité du travail serve seulement à protéger les pauvres en faisant payer les riches, quand les seuls vrais "riches" sont ceux qui échappent par la constitution de patrimoines solides à tout besoin d’Etat-Providence, et que tous les autres, classes moyennes incluses, dépendent de cet Etat-Providence ? Qui sont ceux qui vont, effectivement, payer une telle différenciation des droits à retraite selon la classe sociale et l’activité professionnelle ? Pourquoi un Xavier Bertrand est-il tout prêt à négocier sur ce thème et avec quelle onction de chattemite s’apprête-t-il à rejoindre les quelques culs-bénits qui confondent syndicalisme et charité dans cette entreprise de culpabilisation des travailleurs intégrés ?

Cette question renvoie, plus fondamentalement, à ce que signifie "république" : si la notion implique un consensus minimum entre classes sociales, il ne saurait être question de financer la paix sociale en prolétarisant les classes moyennes afin que prolétariat résiduel et sous-prolétariat en pleine croissance se tiennent tranquilles, le tout au bénéfice de la grande bourgeoisie qui organise précarité et chômage pour abaisser le coût du travail dans les pays où les travailleurs avaient acquis des droits. Le discours compassionnel, destiné à empêcher toute analyse des rapports de classes et des intérêts respectifs des uns et des autres, est l’idéologie qui s’impose aujourd’hui pour mystifier les esprits : malheureusement, la question des retraites est loin d’être la seule à laquelle puisse s’appliquer le principe d’une telle analyse.

Véronique Taquin Véronique Taquin (alias Tacquin) a publié des articles sur Eisenstein, Dreyer, Duras et Pasolini, ainsi qu’une étude sur Antigone d’Anouilh. Cinéaste et romancière, elle a réalisé Bartleby ou les hommes au rebut (1993) et publié Vous Pouvez Mentir aux Editions du Rouergue (1998).

Laurent Loty Laurent Loty enseigne à l’Université Rennes 2 et a présidé la Société française pour l’histoire des sciences de l’homme. Il enquête sur la genèse des idées politiques contemporaines, et anime le programme "Alterréalisme" d’incitation à l’écriture d’utopies. Il a codirigé Littérature et engagement pendant la Révolution française (PUR, 2007).


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