Jean Ziegler : « Les révoltes pour la nourriture sont aussi un grand espoir »

lundi 26 mai 2008.
 

Le titre du dernier livre de Jean Ziegler, prochainement en librairie en Italie édité par Tropea, ne pouvait être plus explicite : « L’Empire de la honte » (Fayard, 2005, NdT). Face à la crise de la nourriture qui est en train de réduire à la famine des couches de plus en grandes de la population dans les pays du sud, le sociologue suisse n’y va pas à demi mots pour indiquer causes, responsabilités et conséquences. Concepts et informations recueillis par téléphone pour il manifesto.

Professeur, le dernier rapport de la FAO dit que bien que les perspectives de production alimentaire pour la période de 2008-2009 soient favorables, il n’y aura pas de diminutions significatives des prix sur le marché et que le nombre de personnes souffrant de la faim va augmenter. Comment est-ce possible ?

Huit grandes entreprises multinationales détiennent les leviers du commerce des aliments de base. Pour le blé, le plus important est Cargill, dans le Minnesota, qui a contrôlé l’année dernière 25 % de toute la production céréalière mondiale : 553 millions de profit au premier trimestre 2007. Au premier trimestre 2008 la marge bénéficiaire était de 1,03 milliards de dollars. Et puis il y a la spéculation, qui est difficile à quantifier mais qui selon les économistes de la Banque mondiale a une incidence de 37 % sur le prix ; Heiner Flassbeck , directeur de la Globalization and Developpement Strategie Division parle, lui, du double. Responsables de cette situation : les plans d’ajustement structurel imposés par le Fonds monétaire international et par l’OMC, ces politiques agricoles imposées depuis des années aux pays pauvres du Sud, qui sont obligés de privilégier la production de produits agricoles pour l’exportation au détriment de la production locale. L’an dernier, le Mali a exporté 380.000 tonnes de coton et importé 82% de ses stocks alimentaires. Ces organisations sont en grande partie responsables de la catastrophe des populations qui ne peuvent pas payer des prix qui sont trop chers pour leurs économies.

Et puis il y a les agro-carburants, comme vous l’avez souvent expliqué.

Oui, une autre cause de l’augmentation des prix des produits alimentaires de base est due à la production massive d’aliments tels que céréales, maïs et autres utilisés pour la fabrication du bioéthanol et du biodiesel. Les Etats-Unis ont consommé à eux seuls l’an dernier 138 millions de tonnes de maïs pour les agro-carburants, un tiers de leur récolte. Et l’Union européenne a aussi pris la même direction. Giovanni Lipsky, numéro deux du FMI, affirme que l’utilisation de récoltes alimentaires, en particulier du maïs, pour le bioéthanol est responsable de 40 % de l’explosion des prix de la nourriture.

Le 6 juin prochain va se tenir à Rome un sommet spécial de la FAO. Et la polémique suscitée par le président du Sénégal Abdoulaye Wade qui a qualifié cet organisme de « trou noir inefficace et dévoreur d’argent » n’est pas terminée. Quels devraient être les axes de l’intervention ?

Les instituions de Bretton Wood devraient changer de modèle dans leur politique agricole, et donner la priorité aux investissements pour l‘agriculture de subsistance et la production locale, favoriser les infrastructures locales. Les paysans et l’agriculture de subsistance ont trop longtemps été négligés, exclus du processus de développement ; c’est un problème qu’il faut affronter immédiatement. Des gouvernements nationaux, des organisations internationales et des agences de développement bilatérales doivent se donner cette priorité. Mais comment faire quand la majeure part des pays qui ont signé les conventions internationales sur les droits sociaux et culturels est aussi, ensuite, membre de ces institutions qui portent la responsabilité de la catastrophe en cours ?

Quels scénarios imaginez-vous ?

L’augmentation du nombre des réfugiés à cause de la faim. La multiplication des révoltes en Egypte, aux Philippines, en Afrique, en Indonésie. Avant l’explosion de cette situation, il y avait déjà 854 millions de personnes gravement dénutries. Aujourd’hui nous sommes face à ce que Marx aurait défini comme une crise structurale, qui, pour les masses populaires, est aussi un espoir.

interview de GERALDINA COLOTTI

Edition de vendredi 23 mai 2008 de il manifesto


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