Le marché du riz, “une fabuleuse représentation de la façon dont marche le monde”

dimanche 9 mai 2010.
 

Sur Arte une remarquable enquête sur le riz, une céréale qui nourrit aujourd’hui la moitié de l’humanité, dont le prix s’est envolé en 2008 provoquant ce que l’on a appelé les "émeutes de la faim”. Entretien avec Jean Crépu, réalisateur de "Main basse sur le riz".

Dans une remarquable enquête diffusée ce soir sur Arte, Main basse sur le riz, le journaliste Jean-Pierre Boris et le réalisateur Jean Crépu dévoilent les coulisses du marché du riz, la céréale qui nourrit près de la moitié de l’humanité. Ils permettent ainsi de comprendre comment ont pu survenir les « émeutes de la faim » du printemps 2008. Et de prendre conscience du défi alimentaire auquel est confrontée l’humanité. C’est aussi une nouvelle réussite de Jean Crépu, auteur éclectique dont nous avions déjà salué Enfants de collabos, L’Histoire secrète de “L’Archipel du goulag” ou Les Fantômes de My Lai (sur le massacre des habitants d’un village vietnamien). « Je ne veux pas être le spécialiste d’un sujet », confie le réalisateur, qui préfère conserver intacte sa curiosité pour « raconter le réel et en comprendre les enjeux ».

Est-ce les « émeutes de la faim » qui vous ont décidé à enquêter sur le marché du riz ?

Jean Crépu : Non, l’idée m’était venue dès le printemps 2007. Je réalisais un reportage sur la scolarisation des enfants au Mali. Comme tout le monde, je pensais que les Maliens mangeaient du mil, du sorgho. J’ai découvert l’omniprésence du riz. Déjà, des gens me disaient que la hausse des prix était insupportable et s’inquiétaient de la dépendance du pays aux importations. La crise était annoncée : beaucoup de gens avaient tiré la sonnette d’alarme avant le printemps 2008, notamment les chercheurs du Centre du riz pour l’Afrique. J’ai eu envie de reconstituer le puzzle. D’où vient le riz importé ? Comment fonctionne ce commerce ? Qui tient les rênes ? J’ai découvert que personne ne s’était intéressé au sujet.

Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?

Les relations de Jean-Pierre Boris, sa connaissance du milieu des matières premières étaient indispensables. Comparé aux marchés du pétrole ou du blé, celui du riz, même s’il est vital, est minuscule. C’est aussi une filière très discrète, un milieu où l’on n’aime pas se livrer. Pour accéder aux exportateurs thaïlandais, nous avons eu besoin d’être introduits par les intermédiaires du marché, les traders genevois présents dans le film. Ils pratiquent un vieux commerce, de gré à gré, avec des codes très précis. D’ailleurs, les investisseurs s’y cassent les dents. Le fait d’enquêter après la crise nous a aidés : tous les acteurs étaient sonnés, cherchaient à comprendre ce qui s’était passé. Ils étaient plus enclins à confier leurs réactions. Peu à peu, l’histoire a pris des proportions énormes. L’étape aux Philippines, par exemple, n’était pas prévue. Nous avons décidé d’y aller en découvrant le rôle des importations de ce pays dans la crise. Bref, nous sommes entrés dans un vaste réseau, très compliqué.

Votre documentaire paraît pourtant limpide. Comment avez-vous procédé ?

Je n’ai pas cherché à réaliser de prouesses stylistiques : la construction du film reprend le déroulement de l’enquête, l’enchaînement de nos découvertes. Travailler sans œillères, affronter la complexité, la rendre compréhensible, c’est ce qui me motive. Le traitement de la crise dans les médias était très simplificateur. On nous présentait des reportages sur les « émeutes de la faim » en annonçant « des images qu’on croyait appartenir au passé » alors que plus de 800 millions de personnes dans le monde souffraient de sous-alimentation bien avant ces manifestations. Quant à la fameuse « galette de terre » dont se seraient nourris les Haïtiens… c’est d’abord un remède gastrique traditionnel. D’ailleurs, a-t-on vu réapparaître des galettes de terre après le séisme, parmi les survivants affamés ?

Main basse sur le riz étonne aussi en montrant que cette céréale peut être cultivée en Afrique. Au terme de votre enquête, qui décrit ces tentatives d’amoindrir la dépendance aux importations, êtes-vous optimiste ?

Pas vraiment. Le marché a montré qu’on ne pouvait compter seulement sur lui : il supprime les pots-de-vin, mais pas la spéculation. De l’autre côté, je ne suis pas sûr que l’on ait avancé dans le domaine de la gouvernance. Quand on pense que le Laos, tout en bénéficiant de l’aide du Programme alimentaire mondial, vend ses terres à des investisseurs étrangers… Dans le film, nous prenons l’exemple des 100 000 hectares exploités au Mali par les Libyens pour y cultiver du riz, sans concertation avec les populations locales, qui manquent de terres pour développer des exploitations viables. Pendant longtemps, on s’est plaint de l’absence d’investisseurs en Afrique. Maintenant qu’ils arrivent, reste à savoir dans quelles conditions… Plus généralement, ces mois de travail m’ont révélé que le marché du riz était une fabuleuse représentation de la façon dont marche le monde. A chaque étape de notre enquête se posait la question de la responsabilité individuelle de chaque acteur.

Extrait de Main basse sur le riz, de Jean Crépu et Jean-Pierre Boris. © Ladybirds films / Arte.

Samuel Gontier

2) La bataille du riz

LE FIL TéLéVISION - Y a-t-il eu réellement une pénurie de riz début 2008 débouchant sur les émeutes de la faim ? Dans un livre et un film, diffusé sur Arte le 13 avril, deux journalistes bousculent les idées reçues. Au-delà de la spéculation, ils y dénoncent les conséquences désastreuses de vingt ans d’abandon des politiques agricoles.

Source : http://television.telerama.fr/telev...

Que s’est-il passé au printemps 2008 pour que survienne une crise alimentaire planétaire, pour que des « émeutes de la faim » parcourent les pays pauvres ? Un livre et un film, Main basse sur le riz, dévoilent les dessous de ce soubresaut mondial. Le réalisateur Jean Crépu et le journaliste Jean-Pierre Boris y décortiquent le commerce de la céréale qui nourrit près de la moitié de la population du globe - souvent sa frange la plus pauvre. Leur enquête, un véritable riz-movie qui les conduit de la Thaïlande au Sénégal en passant par les Philippines et la Suisse, révèle les impasses d’un commerce international censé assurer la sécurité alimentaire de la planète.

Main basse sur le riz bouscule d’abord les analyses livrées à chaud par la plupart des médias. Il dément l’idée d’une pénurie provenant de l’incapacité de la production à suivre l’accroissement de la demande mondiale. Selon Jean-Pierre Boris, « le riz était disponible en quantité suffisante. Son prix a quintuplé en quelques mois parce qu’il n’était pas au bon moment au bon endroit ». Deuxième révélation : cette inflation fatale aux consommateurs n’est pas seulement le fait d’odieux traders. « Le marché du riz se distingue de ceux du blé ou du pétrole, dont les prix sont fixés sur les grandes places financières, explique le journaliste de RFI. C’est un marché de gré à gré, très secret. » En l’infiltrant, Main basse sur le riz montre que, si quelques intermédiaires genevois ont profité de l’envolée des prix, tous les acteurs de la filière ont spéculé, depuis l’exportateur thaïlandais jusqu’au grossiste de Dakar, en passant par... les gouvernements.

Tous ont profité d’une véritable révolution alimentaire. Car le monde entier mange du riz, pas seulement l’Asie. « L’Haïtien est rizivore », s’amuse l’agronome Josaphat Vilna, rencontré par Jean-Pierre Boris. Le Sénégalais, le Malien, le Béninois le sont tout autant. « Matin, midi et soir. » En Afrique de l’Ouest, le petit grain blanc a rapidement supplanté les denrées traditionnelles, sorgho, mil, patate douce. A l’origine du succès du riz, sa facilité de préparation. Il nécessite très peu de transformation entre le champ à l’assiette, au contraire des autres céréales. Sa consommation a d’abord gagné les grandes cités et leurs bidonvilles où s’entassaient les paysans fuyant la misère des campagnes. Selon Patricio Mendez del Villar, économiste au Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement), « les zones sahéliennes, elles, l’ont adopté lors des sécheresses des années 1980, quand l’aide alimentaire arrivait sous forme de sacs de riz américain. »

“Dans les budgets des Etats et de l’aide au développement, la part réservée à l’agriculture est passée de 18% à 5% entre 1980 et 2005...” Olivier de Schutter, rapporteur spécial des Nations Unies

La véritable raison du succès, pourtant, se trouve du côté de Washington, siège des institutions financières internationales. Pendant plus de vingt ans, celles-ci ont incité le pays pauvres à abandonner les cultures vivrières, à se spécialiser dans des productions destinées à l’exportation et à nourrir leurs populations en s’approvisionnant sur le marché mondial, supposé garantir les meilleurs prix. Tant que les prix agricoles baissaient, le système a fonctionné... et imposé le riz sur tous les étals. Dans son livre, Jean-Pierre Boris résume ainsi la doxa de la Banque mondiale, du FMI et des dirigeants des pays occidentaux : « L’agriculture n’est pas porteuse de développement. Mieux vaut regrouper les populations dans les villes [...] et créer de toutes pièces des filières industrielles. Au diable les subventions à l’agriculture et le protectionnisme agricole ! » Le rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, Olivier De Schutter, confirme : « Dans les budgets des Etats comme dans ceux de l’aide publique au développement, la part réservée à l’agriculture est passée de 18% à 5% entre 1980 et 2005... On a massivement sous-investi dans un secteur qui regroupe plus de 70% de la population des pays concernés. »

Quand les prix s’envolent, début 2008, la crise révèle l’extrême dépendance de l’Afrique au riz d’importation. Le premier réflexe des dirigeants fut donc de recouvrer une certaine indépendance alimentaire en développant des politiques agricoles ambitieuses. L’Africain est rizivore ? Cultivons du riz. Contrairement aux idées reçues, « le potentiel est là, il n’y a pas de problème de ressources en eau », dit Patricio Mendez del Villar. Cette culture reste cependant coûteuse en engrais et pesticides. Olivier De Schutter, soucieux de durabilité, se fait le promoteur de l’agroécologie : « Elle consiste à envisager l’écosystème entier plutôt qu’à se concentrer sur une seule culture. Si l’on introduit des canards et des poissons dans les rizières, les premiers mangent les insectes parasites du riz, les seconds assurent la propreté de l’eau. Et tous deux apportent des protéines d’origine animale. » Ces bonnes pratiques, également désignées par l’expression « révolution doublement verte », misent sur l’exploitation des savoir-faire traditionnels comme sur les recherches agronomiques les plus pointues, dont est issu le Nerica (New rice for Africa), une nouvelle variété de riz pluviale qui se passe de rizières.

Des solutions techniques, il y en a donc. Mieux, un consensus politique se fait jour pour promouvoir la production et les revenus des paysans les plus pauvres. Même la Banque mondiale, muette sur le sujet pendant vingt ans, s’est fendue d’un rapport vantant les bienfaits de l’agriculture vivrière et de l’autosuffisance alimentaire ! Les experts de Washington seraient-ils devenus des disciples de René Dumont, l’agronome jugé « tiers-mondiste » dans les années 1970 ? Olivier De Schutter pointe une certaine schizophrénie : « On promeut le soutien à l’agriculture familiale tout en présentant le développement du commerce international comme remède à la crise... alors que les petits paysans, qui ne peuvent s’insérer dans ce commerce, en sont les premières victimes quand des produits importés les concurrencent sur leur propre marché. »

Sur le terrain, au Sénégal et au ­Mali, Main basse sur le riz montre que les obstacles économiques et politiques (revenus des agriculteurs, accès à la terre et au crédit, infrastructures, corruption) restent intacts. « C’est un problème de gouvernance, de démocratie », estime Jean-Pierre Boris. Au niveau local... mais aussi international. Sur les vingt milliards de dollars promis lors du sommet de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), qui rassemblait plus de cinquante chefs d’Etat à Rome, en 2008, aucun n’est arrivé. « En novembre, pour le dernier sommet, il n’y avait plus que deux chefs d’Etat : Silvio Berlusconi et Benoît XVI. La crise n’a pas duré assez longtemps... » constate amèrement Patricio Mendez del Villar. « Deux années de bonnes récoltes, et tout est oublié ! s’inquiète aussi l’économiste Philippe Chalmin (1). Pourtant, l’alimentation est le défi du XXIe siècle. » .

(1) Auteur du Monde a faim, éd. Bourin, 2009. A lire aussi : Nourrir les hommes. Un dictionnaire, collectif (éd. Atlande, 2009).

A voir

Main basse sur le riz, de Jean Crépu et Jean-Pierre Boris, 1 DVD Arte éditions.

3) Le riz, un enjeu mondial et une responsabilité

Au printemps 2008, surgit dans l’actualité une crise alimentaire qui entraînera sur toute la planète de multiples manifestations et créera un soubresaut mondial. On parle dans les médias d’« émeutes de la faim ». On évoque même une « pénurie ». Les prix du riz flambent  : ils sont multipliés par six et empêchent les populations les plus pauvres de se nourrir. « C’est la crise de la misère », expliquent Jean Crépu, le réalisateur, et Jean-Pierre Boris, journaliste à RFI et auteur du Roman noir des matières premières (chez Fayard). Ils ont remonté la filière de production du riz, l’aliment de base de trois milliards d’êtres humains, pour montrer de façon convaincante qu’il s‘agissait d’une pénurie fictive et mettre en avant la spéculation, le rôle trouble d’États exportateurs et pour tout dire irresponsables, l’opacité de ce marché, le retard sur le développement des politiques agricoles, en ­particulier en Afrique. Autant de causes responsables de cette situation.

Le riz est l’une des conditions de la sécurité alimentaire mondiale. Pour donner la mesure de l’enjeu, il faut rappeler une production mondiale de 700 millions de tonnes. Le premier exportateur mondial, la Thaïlande, exporte un tiers (10 millions) du volume total des exportations-importations. L’Afrique en importe 10 ­millions de tonnes. Elle en produit trois fois moins. « La crise de 2008 a été une fausse crise. Contrairement à ce qui a été dit et écrit, on n’a jamais manqué de riz… sauf qu’il n’était pas au bon endroit au bon moment », commente Jean-Pierre Boris. Jean Crépu, devenu « incollable » sur le riz, avait tourné un autre documentaire pour Arte, sur la scolarisation au Mali. On lui avait parlé de cette crise à venir, sans connaître son ampleur. De Dakar, où l’on importe le riz en nombre, à Bangkok, capitale du pays où l’on en produit le plus, de Genève, où s’opère le négoce de la précieuse céréale, à Manille, où l’attitude du gouvernement a contribué à faire flamber les prix pour s’assurer une rente présidentielle et une paix sociale, les auteurs percent les secrets de la filière. Ils sont convaincus que ces visions à court thème qui ont agité les différents échelons de la filière riz ne ­peuvent être corrigées que par des volontés politiques. « C’est une question de responsabilités à tous les niveaux », ajoute Jean Crépu.

Le documentaire de Jean Crépu et Jean-Pierre Boris a reçu le Fipa d’or lors du ­Festival international des programmes audiovisuels à ­Biarritz, en janvier dernier, dans la catégorie « grands ­reportages d’actualité et de société ». Le film sort en DVD chez Arte Éditions.

Claude Baudry

Voir arte.tv/mainbassesurleriz


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