Dès le début de la Seconde Guerre mondiale, en septembre 1939, le peuple indien est jeté contre son gré dans la guerre pour le seul compte de l’impérialisme britannique. Les droits politiques élémentaires sont suspendus. La répression frappe tous ceux qui s’opposent à la guerre, tant les militants de l’aile gauche du parti du Congrès que les militants du Parti communiste...
En 1942, tout va s’accélérer. Le gouvernement britannique, soucieux de s’assurer l’appui de la bourgeoisie indienne, propose au parti du Congrès la transformation de l’Inde en un dominion du Commonwealth [4] à la fin de la guerre, à la condition qu’elle accepte, entre-temps, la pleine coopération à l’effort de guerre dans les conditions de la domination impérialiste directe.
La direction du parti du Congrès refuse et lance la campagne « Quit India now », qui, pour cette direction, est une campagne de pression (par le moyen de ce que l’on appelle la désobéissance civile) pour obtenir des concessions immédiates de l’impérialisme. Mais on est en pleine guerre : le gouvernement colonial ne peut céder sur rien et arrête les principaux dirigeants du Congrès, ainsi que des milliers de cadres.
Le 9 août 1942, les masses se mettent en mouvement. C’est un véritable soulèvement contre la domination coloniale qui commence. Dans ses publications, le PC indien, qui vient d’être légalisé, s’oppose aux grèves. Mais rien n’y fait.
UN RAPPORT ÉCRIT DANS LE FEU DE L’ACTION
La revue trotskyste américaine Fourth International publie, dans son numéro d’octobre 1942, un rapport sur le soulèvement d’août écrit par un militant de l’organisation trotskyste indienne, le Bolshevik Leninist Party of India (BLPI) :
« Les masses de Bombay et des autres villes d’Inde se levèrent spontanément pour exprimer leur amertume et leur indignation contre le gouvernement lors de l’arrestation de dirigeants du Congrès. Elles brisèrent la coquille de non violence dans laquelle la foi dans le Mahatma et le Congrès les avaient emprisonnées si longtemps et révélèrent à un monde étonné que les masses de l’Inde étaient révolutionnaires. A Bombay, les masses se répandaient dans les rues, arrêtant les bus, les trams et même des trains. Les étudiants des collèges arrêtaient le travail et se répandaient pour appeler les ouvriers dans les autobus, les trams et les trains à arrêter de les conduire. L’après-midi du jour suivant, le lundi, de petites barricades, sommairement construites, apparurent dans les rues de quelques parties de la ville, suffisantes pour empêcher le mouvement des véhicules motorisés de la police et des militaires. Bientôt, les masses, grisées parleur succès initial, s’en prirent aux postes de police, aux gares de chemin de fer et autres sièges du pouvoir gouvernemental. Les manifestations étaient spontanées, les masses agissaient spontanément, sous des
Dirigeants de hasard. Les plus actifs, les plus courageux et les plus déterminés dans la foule devenaient ses dirigeants.
Les masses avaient pris complètement possession des rues et des places, le lundi et le mardi. La police n’était plus désormais capable de contrôler les masses et leurs activités. Les militaires apparurent dans les rues le mardi dans l’après-midi. On instaura un couvre-feu. Des camions blindés et même des tanks patrouillaient dans les rues. L’après-midi du mercredi 12 août, les rues et les places de la cité furent “reprises” par les militaires et la police en armes. Beaucoup de gens furent tués par les charges des lathi, par les fusillades de la police et des militaires, et, de façon générale, dans les combats de rue. Il y eut un choc à Parel — avec des pertes des deux côtés — entre les forces armées et des ouvriers en grève. Ce fut l’unique incident important dans lequel les ouvriers de Bombay participèrent activement au cours de ces journées d’août riches en événements. »
Quelques jours après, 50 000 ouvriers des grandes usines Tata étaient en grève pour exiger la libération de tous les emprisonnés. Cependant, les ouvriers de certaines des plus grandes usines de Bombay ne participèrent pas activement au mouvement par le moyen d’une grève générale. Le rapport du militant trotskyste explique que c’est avant tout parce que ceux que les travailleurs considéraient comme leurs dirigeants, les responsables du PC indien, pesèrent de tout leur poids pour empêcher qu’ils rejoignent la mobilisation spontanée qui se développait. Les travailleurs n’avaient aucune confiance dans les dirigeants du Congrès et la jeune organisation trotskyste indienne était particulièrement faible à Bombay.
Cependant, comme le souligne le rapport, si l’action des dirigeants staliniens impose un blocage partiel à Bombay, elle ne peut empêcher l’extension du mouvement à tout le pays :
« A partir du lundi 10 août, le mouvement commença à se répandre de province en province. Les immenses réserves d’énergie révolutionnaire des masses explosaient partout sans plan ni système. Le mouvement se répandit dans un champ sans limites, de Peshawar au Cap Comorinet de Karachi aux frontières de la Birmanie occupée. A Bangalore, dans le Mysore, le mouvement de masse monta à un niveau très élevé. Les étudiants furent le fer de lance de l’attaque contre le pouvoir féodal indien et l’impérialisme britannique. Les ouvriers, dans les usines, les mines et les ateliers de Mysore, soutinrent activement les masses petite-bourgeoises (…).
Dans les régions de Tamil Nad et d’Andhra, la paysannerie et les masses petites bourgeoises urbaines manifestèrent avec une grande vigueur (…). A Ténali, Tamnad, Madras, Coimbatore et Madura, la classe ouvrière soutint le mouvement par une action gréviste (…).
Dans la troisième semaine d’août, tout le Bihar, des parties des Provinces Unies et des Provinces centrales, et même des parties du Bengale et de l’Orissa étaient dans un état de rébellion virtuelle. Dans ces régions, l’administration civile du gouvernement s’était effondrée. C’était particulièrement le cas dans les régions rurales de ces provinces. Le Bihar était le centre de la tempête. Dans différentes parties du Bihar, la paysannerie mit sur pied des gouvernements “swaraj” (ou gouvernements du Congrès). Leur juridiction ne s’étendit jamais au-delà de quelques villages. Et ils ne durèrent jamais plus que quelques jours. Mais ces éphémères “gouvernements paysans”, qui apparurent dans les régions de l’Inde rurale les plus semi féodales et les plus pressurées par les grands propriétaires, nous indiquent dans quel sens soufflait le vent. Il est vrai que “ces Etats paysans embryonnaires” qui flottèrent sur la crête montante du mouvement des masses reconnaissaient la direction de la bourgeoisie indienne. Mais cela ne diminue en rien la signification fondamentale de ces phénomènes qui se manifestèrent en Inde depuis la première semaine de la lutte. Ils nous enseignent que la paysannerie était debout (…).
Les ouvriers métallurgistes de Jamshedpur et les travailleurs de la zone charbonnière de Jharia se mirent en grève par sympathie avec les masses en révolte (…). »
Mais, précise le rapport : « Il n’apparut ni programme indépendant de la classe ouvrière ni mot d’ordre pour lui montrer l’issue de la crise. La volonté de lutte des travailleurs était éparpillée et paralysée. Ils ignoraient la ligne de marche, où frapper et comment frapper l’ennemi. Ils croyaient que la bourgeoisie du Congrès était leur amie. »
Cette situation ne résultait ni de la naïveté ni de l’inexpérience des masses, mais de la trahison de ceux qui étaient à la tête des organisations qu’ils considéraient comme les leurs. L’action des masses se heurte à la politique de la direction du PC indien subordonné à la bureaucratie stalinienne.
Le rapport ajoute :
« Tandis que la confusion, l’hésitation et le doute régnaient dans la direction de la lutte, les impérialistes frappaient durement, coup sur coup. Des troupes britanniques avec des chars d’assaut, des avions et tous les instruments de la guerre moderne étaient massées. Les impérialistes, non seulement terrorisèrent les masses par le déploiement de leurs forces armées, mais utilisèrent même des tanks et des avions pour mitrailler les masses paysannes (...).
S’il y avait eu un parti révolutionnaire ouvrier pendant ces jours critiques d’août pour montrer aux ouvriers, clairement et concrètement, le chemin de la lutte, la lutte des masses qui commença à Bombay lors de l’arrestation du Mahatma Gandhi et des membres du comité d’action du Congrès aurait pris une tournure différente. »
Le soulèvement d’août 1942 s’est étendu à toutes les parties de ce qui est alors« l’Empire britannique », de Bombay et Delhi à Madras, dans le sud, des zones rurales les plus arriérées aux centres industriels, de Chittagong (aujourd’hui au Bangladesh) à Lahore (aujourd’hui au Pakistan). Ouvriers, paysans, étudiants, qu’ils soient musulmans ou hindous, s’y retrouvent unis contre la domination coloniale. C’est tout le peuple qui entre en action. Les insurrections paysannes rejoignent les mobilisations ouvrières.
La spontanéité qui marque ce puissant soulèvement contre la domination impérialiste est la marque même de sa profondeur. En même temps, elle ne saurait suffire. La révolution indienne qui commençait en août 1942 a, une fois encore, posé en termes aigus la question de la direction révolutionnaire.
En effet, au moment où les ouvriers et les paysans indiens se dressent pour mettre en œuvre leur revendication centrale, « Hors de l’Inde l’impérialisme britannique ! », les appareils des IIe et IIIe Internationales proclament partout dans le monde que leur mouvement est irresponsable, qu’il fait le jeu du fascisme. L’expression concentrée de cette opposition au droit inaliénable du peuple indien de décider de son propre avenir se manifeste dans la position de la bureaucratie stalinienne, qui imposa au parti qui dépendait de lui en Inde, le Parti communiste indien, de se ranger du côté de la répression impérialiste.
En effet, non content d’avoir freiné le soulèvement et bloqué son développement, la direction du PC indien est allée jusqu’au point de soutenir activement la répression déchaînée par l’impérialisme britannique contre les militants nationalistes et les militants trotskystes. C’est ainsi que, le 23 mai 1943, lors de son congrès tenu à Bombay, le PC indien adopte la résolution suivante :
« Les groupes qui forment la cinquième colonne sont le Forward Bloc, le parti du traître Bose, le Parti socialiste du Congrès qui a trahi le socialisme au début de la guerre et qui a mené une politique opportuniste et destructrice pour finir dans le camp des traîtres trotskystes, et finalement les groupes trotskystes qui sont des gangs criminels payés par les fascistes. Le Parti communiste déclare que ces trois groupes doivent être traités par tout Indien honnête comme les pires ennemis de la nation, chassés hors de la vie politique et exterminés. »
Les trotskystes indiens, ainsi désignés à la répression, paieront un lourd tribut pour leur engagement sans réserve dans la lutte du peuple indien pour son indépendance [5].
Car, dès 1941, la section indienne de la IVe Internationale avait appelé à la lutte contre « l’impérialisme britannique, qui, à l’époque de la décadence du capitalisme mondial, constitue la force réactionnaire la plus puissante en Inde nourrissant toutes les autres formes de réaction » et proclamé que c’était « l’action indépendante des travailleurs qui pouvait défendre l’Union soviétique ». A l’opposé de la politique stalinienne, les trotskystes affirment la nécessité immédiate de la lutte pour l’indépendance :
« Le Bolshevik Leninist Party of India met les masses en garde face aux promesses mensongères des impérialistes japonais et aux offres trompeuses des impérialistes britanniques. De même que la première tâche des masses chinoises est de chasser l’impérialisme japonais, la première tâche des masses indiennes est de chasser l’impérialisme britannique. »
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