Victor Hugo a écrit plusieurs fois que le personnage de Marius en 1832 (membre du groupe d’Enjolras qui défend la barricade Saint Denis) constitue son autobiographie pour cette période. Il fait de cet épisode, le coeur de son oeuvre principale : Les Misérables. « Ce tableau d’histoire agrandit l’horizon et fait partie essentielle du drame ; il est comme le cœur du sujet » (Lettre de l’auteur le 8 mai 1862 à son éditeur Lacroix)
Plus que le coeur du sujet, l’épisode de la barricade nous ouvre le coeur de Victor Hugo qui a travaillé toute sa vie à la rédaction des Misérables.
Plus encore que le coeur du sujet et de Victor Hugo, dans chaque phrase ci-dessous coule le sang et l’espérance des milieux populaires français des 19ème et 20ème siècles. Des républicains qui voulaient apporter "la fin des oppressions, la fin des tyrannies, la fin du glaive, le travail pour l’homme, l’instruction pour l’enfant, la douceur sociale pour la femme, la liberté, l’égalité, la fraternité, le pain pour tous, l’idée pour tous, l’édénisation du monde, le progrès..." (Hugo, Les Misérables) Malheureusement, ce peuple a trop souvent perdu son sang sous les répressions, a tellement souvent été trahi qu’il nous transmet bien affaibli ses conquêtes sociales et démocratiques, son exemple et son expérience en ce début de 21ème siècle.
Il nous reste ce récit du vieil Hugo sur cette dernière barricade généreuse, épique, magnifique. Oui, le peuple français de 1832 avait gardé le souvenir des sans-culottes de 1793 qui "semblaient des barbares et étaient des sauveurs" ; aussi, des centaines de barricades s’étaient dressées à la fin juillet 1830 pour empêcher le retour de l’absolutisme, pour renouer le fil du progrès humain.
27, 28 et 29 juillet 1830 : les "3 glorieuses" d’une révolution réussie puis confisquée
Malheureusement en 1832, les hyènes "en bas de soie, en plumes blanches, en gants jaunes, en souliers vernis", bien installées dans leurs banques et leur gouvernement non élu, ont engagé l’armée pour exterminer les rossignols de l’avenir. Ainsi moururent Enjolras et ses amis sur la dernière barricade.
Jacques Serieys
De quoi se compose l’émeute ? (Victor Hugo, Les Misérables 1)
1) Le faubourg Saint Antoine
2) Enjolras et ses lieutenants au café Musain
3) Les deux devoirs : veiller et espérer
4) L’enterrement du général Lamarque : L’émeute
« Enjolras était un jeune homme charmant, capable d’être terrible. Il était angéliquement beau. C’était Antinoüs farouche. On eût dit, à voir la réverbération pensive de son regard, qu’il avait déjà, dans quelque existence précédente, traversé l’apocalypse révolutionnaire. Il en avait la tradition comme un témoin. Il savait tous les petits détails de la grande chose. Nature pontificale et guerrière, étrange dans un adolescent. Il était officiant et militant ; au point de vue immédiat, soldat de la démocratie ; au-dessus du mouvement contemporain, prêtre de l’idéal. Il avait la prunelle profonde, la paupière un peu rouge, la lèvre inférieure épaisse et facilement dédaigneuse, le front haut. [...]Il était sévère dans les joies. Devant tout ce qui n’était pas la république, baissait chastement les yeux. C’était l’amoureux de marbre de la Liberté. Sa parole était âprement inspirée et avait un frémissement d’hymne. Il avait des ouvertures d’ailes inattendues. »
« Enjolras avait en lui la plénitude de la révolution ; il était incomplet pourtant, autant que l’absolu peut l’être ; il tenait trop de Saint-Just, et pas assez d’Anacharsis Cloots ; cependant son esprit finit pas subir une certaine aimantation des idées de Combeferre ; depuis quelques temps, il sortait peu à peu de la forme étroite du dogme et se laissait aller aux élargissements du progrès, et il en était venu à accepter , comme évolution définitive et magnifique, la transformation de la grande république française en immense république humaine. Quant aux moyens immédiats, une situation violente étant donnée, il les voulait violents ; en cela, il ne variait pas ; et il était resté de cette école épique et redoutable que résume ce mot : Quatre-vingt-treize. »
« - Citoyens, vous représentez-vous l’avenir ? Les rues des villes inondées de lumières, des branches vertes sur les seuils, les nations sœurs, les hommes justes, les vieillards bénissant les enfants, le passé aimant le présent, les penseurs en pleine liberté, les croyants en pleine égalité, pour religion le ciel. Dieu prêtre direct, la conscience humaine devenue l’autel, plus de haines, la fraternité de l’atelier et de l’école, pour pénalité et pour récompense la notoriété, à tous le travail, pour tous le droit, sur tous la paix, plus de sang versé, plus de guerres, les mères heureuses ! » (Enjolras du haut de la barricade)
De quoi était faite cette barricade ? De l’écroulement de trois maisons à six étages, démolies exprès, disaient les uns. Du prodige de toutes les colères, disaient les autres. Elle avait l’aspect lamentable de toutes les constructions de la haine : la ruine. On pouvait dire : « Qui a bâti cela ? ». On pouvait dire aussi : « Qui a détruit cela ? ». C’était l’improvisation du bouillonnement. Tiens ! cette porte ! cette grille ! cet auvent ! ce chambranle ! ce réchaud brisé ! cette marmite fêlée ! Donnez tout ! jetez tout ! poussez, roulez, piochez, démantelez, bouleversez, écroulez tout !
C’était la collaboration du pavé, du moellon, de la poutre, de la barre de fer, du chiffon, du carreau défoncé, de la chaise dépaillée, du trognon de chou, de la loque, de la guenille, et de la malédiction. C’était grand et c’était petit. C’était l’abîme parodié sur place par le tohu-bohu. La masse près de l’atome ; le pan de mur arraché et l’échelle cassée : une fraternisation menaçante de tous les débris : Sisyphe avait jeté là son rocher et Job son tesson. En somme, terrible.
C’était l’acropole des va-nu-pieds. Des charrettes renversées accidentaient le talus : un immense haquet y était étalé en travers, l’essieu vers le ciel, et semblait une balafre sur cette façade tumultueuse ; un omnibus, hissé gaiement à force de bras tout au sommet de l’entassement, comme si les architectes de cette sauvagerie eussent voulu ajouter la gaminerie à l’épouvante, offrait son timon dételé à on ne sait quels chevaux de l’air. [...] Si l’océan faisait des digues, c’est ainsi qu’il les bâtirait.
La furie du flot était empreinte sur cet encombrement difforme. Quel flot ? la foule. On croyait voir du vacarme pétrifié. On croyait entendre bourdonner, au-dessus de cette barricade, comme si elles eussent été là sur leur ruche, les énormes abeilles ténébreuses du progrès violent. Était-ce une broussaille ? était-ce une bacchanale ? était-ce une forteresse ? Il y avait du cloaque dans cette redoute et quelque chose d’olympien dans ce fouillis. On y voyait dans un pêle-mêle plein de désespoir, des chevrons de toit, des morceaux de mansardes avec leur papier peint, des châssis de fenêtre avec toutes leurs vitres plantés dans les décombres, attendant le canon, des cheminées descellées, des armoires, des tables, des bancs, un sens dessus dessous hurlant, et ces mille choses indigentes, rebuts même du mendiant, qui contiennent à la fois de la fureur et du néant. On eût dit que c’était là le haillon d’un peuple, haillon de bois, de fer, de bronze, de pierre, et que le faubourg de Saint-Antoine l’avait poussé là à sa porte d’un colossal coup de balai, faisant de sa misère sa barricade.
Rien ne venait encore. Dix heures avaient sonné à Saint-Merry. Enjolras et Combeferre étaient allés s’asseoir, la carabine à la main, près de la coupure de la grande barricade. Ils ne se parlaient pas ; ils écoutaient, cherchant à saisir même le bruit de marche le plus sourd et le plus lointain.
Chacun avait pris son poste de combat.
Quarante-trois insurgés, parmi lesquels Enjolras, Combeferre, Courfeyrac, Bossuet, Joly, Bahorel et Gavroche, étaient agenouillés dans la grande barricade, les têtes à fleur de la crête du barrage, les canons des fusils et des carabines braqués sur les pavés comme à des meurtrières, attentifs, muets, prêts à faire feu. Six, commandés par Feuilly, s’étaient installés, le fusil en joue, aux fenêtres des deux étages de Corinthe.
Quelques instants s’écoulèrent encore, puis un bruit de pas, mesuré, pesant, nombreux, se fit entendre distinctement du côté de Saint-Leu. Ce bruit, d’abord faible, puis précis, puis lourd et sonore, s’approchait lentement, sans halte, sans interruption, avec une continuité tranquille et terrible. On n’entendait rien que cela... Ce pas approcha ; il approcha encore et s’arrêta. Il sembla qu’on entendît au bout de la rue le souffle de beaucoup d’hommes. On ne voyait rien pourtant, seulement on distinguait tout au fond, dans cette épaisse obscurité, une multitude de fils métalliques... C’étaient les bayonnettes et les canons de fusil confusément éclairés par la réverbération lointaine de la torche.
Il y eut encore une pause, comme si des deux côtés on attendait. Tout à coup, du fond de cette ombre, une voix, d’autant plus sinistre qu’on ne voyait personne, et qu’il semblait que c’était l’obscurité elle-même qui parlait, cria :
— Qui vive ?
En même temps on entendit le cliquetis des fusils qui s’abattent.
Enjolras répondit d’un accent vibrant et altier :
— Révolution française.
— Feu ! dit la voix.
Un éclair empourpra toutes les façades de la rue comme si la porte d’une fournaise s’ouvrait et se fermait brusquement.
Une effroyable détonation éclata sur la barricade. Le drapeau rouge tomba. La décharge avait été si violente et si dense qu’elle en avait coupé la hampe ; c’est-à-dire la pointe même du timon de l’omnibus. Des balles, qui avaient ricoché sur les corniches des maisons, pénétrèrent dans la barricade et blessèrent plusieurs hommes.
L’impression de cette première décharge fut glaçante. L’attaque était rude et de nature à faire songer les plus hardis. Il était évident qu’on avait au moins affaire à un régiment tout entier.
— Camarades, cria Courfeyrac, ne perdons pas la poudre. Attendons pour riposter qu’ils soient engagés dans la rue.
— Et, avant tout, dit Enjolras, relevons le drapeau !
Il ramassa le drapeau qui était précisément tombé à ses pieds.
On entendait au dehors le choc des baguettes dans les fusils ; la troupe rechargeait les armes.
Enjolras reprit :
— Qui est-ce qui a du cœur ici ? qui est-ce qui replante le drapeau sur la barricade ?
Pas un ne répondit. Monter sur la barricade au moment où sans doute elle était couchée en joue de nouveau, c’était simplement la mort. Le plus brave hésite à se condamner. Enjolras lui-même avait un frémissement. Il répéta :
— Personne ne se présente ?
... On vit alors le vieillard apparaître sur le seuil du cabaret. Il marcha droit à Enjolras, les insurgés s’écartaient devant lui avec une crainte religieuse, il arracha le drapeau à Enjolras, qui reculait pétrifié, et alors, sans que personne osât ni l’arrêter ni l’aider, ce vieillard de quatrevingts ans, la tête branlante, le pied ferme, se mit à gravir lentement l’escalier de pavés pratiqué dans la barricade. Cela était si sombre et si grand que tous autour de lui crièrent : Chapeau bas ! À chaque marche qu’il montait, c’était effrayant, ses cheveux blancs, sa face décrépite, son grand front chauve et ridé, ses yeux caves, sa bouche étonnée et ouverte, son vieux bras levant la bannière rouge, surgissaient de l’ombre et grandissaient dans la clarté sanglante de la torche, et l’on croyait voir le spectre de 93 sortir de terre, le drapeau de la terreur à la main.
Quand il fut au haut de la dernière marche, quand ce fantôme tremblant et terrible, debout sur ce monceau de décombres en présence de douze cents fusils invisibles, se dressa, en face de la mort et comme s’il était plus fort qu’elle, toute la barricade eut dans les ténèbres une figure surnaturelle et colossale.
Il y eut un de ces silences qui ne se font qu’autour des prodiges.
Au milieu de ce silence le vieillard agita le drapeau rouge et cria :
— Vive la révolution ! vive la république ! fraternité ! égalité ! et la mort !
On entendit de la barricade un chuchotement bas et rapide pareil au murmure d’un prêtre pressé qui dépêche une prière. C’était probablement le commissaire de police qui faisait les sommations légales à l’autre bout de la rue.
Puis la même voix éclatante qui avait crié : qui vive ? cria :
— Retirez-vous !
M. Mabeuf, blême, hagard, les prunelles illuminées des lugubres flammes de l’égarement, leva le drapeau au-dessus de son front et répéta :
— Vive la république !
— Feu ! dit la voix.
Une seconde décharge, pareille à une mitraille, s’abattit sur la barricade.
Le vieillard fléchit sur ses genoux, puis se redressa, laissa échapper le drapeau et tomba en arrière à la renverse sur le pavé, comme une planche, tout de son long et les bras en croix.
Des ruisseaux de sang coulèrent de dessous lui. Sa vieille tête, pâle et triste, semblait regarder le ciel...
Enjolras éleva la voix :
— Citoyens ! ceci est l’exemple que les vieux donnent aux jeunes. Nous hésitions, il est venu ! nous reculions, il a avancé ! Voilà ce que ceux qui tremblent de vieillesse enseignent à ceux qui tremblent de peur ! Cet aïeul est auguste devant la patrie. Il a eu une longue vie et une magnifique mort ! Maintenant abritons le cadavre, que chacun de nous défende ce vieillard mort comme il défendrait son père vivant, et que sa présence au milieu de nous fasse la barricade imprenable.
Un murmure d’adhésion morne et énergique suivit ces paroles.
Enjolras se courba, souleva la tête du vieillard, et, farouche, le baisa au front, puis, lui écartant les bras, et maniant ce mort avec une précaution tendre, comme s’il eût craint de lui faire du mal, il lui ôta son habit, en montra à tous les trous sanglants, et dit :
— Voilà maintenant notre drapeau.
On jeta sur le père Mabeuf un long châle noir de la veuve Hucheloup. Six hommes firent de leurs fusils une civière, on y posa le cadavre, et on le porta, têtes nues, avec une lenteur solennelle, sur la grande table de la salle basse...
Pendant ce temps-là, le petit Gavroche, qui seul n’avait pas quitté son poste et était resté en observation, croyait voir des hommes s’approcher à pas de loup de la barricade. Tout à coup il cria :
— Méfiez-vous !
Courfeyrac, Enjolras, Jean Prouvaire, Combeferre, Joly, Bahorel, Bossuet, tous sortirent en tumulte du cabaret. Il n’était déjà presque plus temps. On apercevait une étincelante épaisseur de bayonnettes ondulant au-dessus de la barricade. Des gardes municipaux, de haute taille, pénétraient, les uns en enjambant l’omnibus, les autres par la coupure, poussant devant eux le gamin qui reculait, mais ne fuyait pas.
Bahorel s’élança sur le premier garde municipal qui entrait et le tua à bout portant d’un coup de carabine ; le second tua Bahorel d’un coup de bayonnette. Un autre avait déjà terrassé Courfeyrac qui criait : À moi ! Le plus grand de tous, une espèce de colosse, marchait sur Gavroche la bayonnette en avant.
Avant que la bayonnette eût touché Gavroche, le fusil échappait des mains du soldat, une balle avait frappé le garde municipal au milieu du front et il tombait sur la dos. Une seconde balle frappait en pleine poitrine l’autre garde qui avait assailli Courfeyrac, et le jetait sur le pavé.
C’était Marius qui venait d’entrer dans la barricade... Il n’avait plus d’armes et avait jeté ses pistolets déchargés, mais il avait aperçu le baril de poudre dans la salle basse près de la porte.
Comme il se tournait à demi, regardant de ce côté, un soldat le coucha en joue. Au moment où le soldat ajustait Marius, une main se posa sur le bout du canon du fusil, et le boucha. C’était quelqu’un qui s’était élancé, le jeune ouvrier au pantalon de velours. Le coup partit, traversa la main, et peut-être aussi l’ouvrier, car il tomba, mais la balle n’atteignit pas Marius...
Les plus déterminés, avec Enjolras, Courfeyrac, Jean Prouvaire et Combeferre, s’étaient fièrement adossés aux maisons du fond, à découvert et faisant face aux rangées de soldats et de gardes qui couronnaient la barricade.
Tout cela s’accomplit sans précipitation, avec cette gravité étrange et menaçante qui précède les mêlées. Des deux parts on se couchait en joue, à bout portant, on était si près qu’on pouvait se parler à portée de voix. Quand on fut à ce point où l’étincelle va jaillir, un officier en hausse-col et à grosses épaulettes étendit son épée et dit :
— Bas les armes !
— Feu ! dit Enjolras.
Les deux détonations partirent en même temps, et tout disparut dans la fumée.
Fumée âcre et étouffante où se traînaient, avec des gémissements faibles et sourds, des mourants et des blessés.
Quand la fumée se dissipa, on vit des deux côtés les combattants, éclaircis, mais toujours aux mêmes places, qui rechargeaient les armes en silence.
Tout à coup, on entendit une voix tonnante qui criait :
— Allez-vous-en, ou je fais sauter la barricade !
Tous se retournèrent du côté d’où venait la voix...
— Allez-vous-en, ou je fais sauter la barricade !
Marius sur cette barricade après l’octogénaire, c’était la vision de la jeune révolution après l’apparition de la vieille.
— Sauter la barricade ! dit un sergent, et toi aussi !
Marius répondit :
— Et moi aussi.
Et il approcha la torche du baril de poudre.
Mais il n’y avait déjà plus personne sur le barrage. Les assaillants, laissant leurs morts et leurs blessés, refluaient pêle-mêle et en désordre vers l’extrémité de la rue et s’y perdaient de nouveau dans la nuit. Ce fut un sauve-qui-peut.
La barricade était dégagée...
Une émotion poignante vint assombrir la joie de la barricade dégagée.
On fit l’appel, un des insurgés manquait. Et qui ? Un des plus chers, un des plus vaillants, Jean Prouvaire. On le chercha parmi les blessés, il n’y était pas. On le chercha parmi les morts, il n’y était pas. Il était évidemment prisonnier.
Il y avait au bout de la rue un cliquetis d’armes significatif.
On entendit une voix mâle crier :
— Vive la France ! vive l’avenir.
On reconnut la voix de Prouvaire.
Un éclair passa et une détonation éclata.
Le silence se refit.
— Ils l’ont tué, s’écria Combeferre.
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