DÉMISSION D’OSKAR LAFONTAINE : LA GAUCHE EUROPÉENNE AU CARREFOUR (texte de mars 1999)

mardi 14 juin 2005.
 

Qu’est-ce qui empêche de gouverner à gauche ?

Est-ce une malédiction ? Faut-il abandonner le marxisme et devenir superstitieux ? Sont-ce les socialistes qui sont partout mauvais ? Ou les peuples pas assez mobilisés ? Ou le capitalisme dont l’horizon est indépassable ? Ou bien faut-il seulement mettre en cause Tony Blair et Gérard Schroeder ? Alors que 11 ou 13 pays sur 15, en Europe, sont gouvernés par des partis et gouvernements de gauche, les choses n’avancent pas comme l’espèrent les peuples qui ont voté en ce sens.

Tony Blair s’en était allé en 1997, à peine élu, mener croisade auprès de William Bill Clinton pour une "troisième" voie entre socialisme et libéralisme. Le blairisme semblait faire recette en s’imposant comme une révision d’ampleur de toutes les traditions socialistes.

Au congrès européen de Malmö en 1997, (comme l’écrit Jean-Luc Mélenchon, dans "A Gauche" n°722), "le PS français apparaissait aux yeux des socialistes européens comparable à ce que la Gauche socialiste était au sein du PS. Les 35 h par la loi et les 350.000 emplois-jeunes étaient perçues comme du quasi bolchevisme."

L’arrivée au pouvoir du SPD allemand en septembre 1998, a dés lors représenté un grand espoir. D’autant que l’ampleur du vote surprenait la classe politique allemande : la poussée à gauche gonflait les voiles du PDS (ancien parti stalinien), poussait les Verts au pouvoir, et donnait naissance à la première coalition verte et rose du gouvernement fédéral allemand. Même si, très vite, cafouillages, hésitations et barrages sont venus freiner les choix annoncés de la coalition de gauche sur le nucléaire, les salaires, la protection sociale, la fiscalité.

Pour autant l’Europe des socialistes hésitait : il y a un mois, lors de la rédaction du programme du Parti socialiste européen (PSE), pour les élections de juin 1999, par Robin Cook et Henri Nallet, il sort un texte d’une telle fadeur que le PS français est obligé de le redorer, de lui insuffler un contenu plus social pour faire sa propre campagne électorale.

Au congrès de Milan en février 1999, la tendance à gauche est plus marquée et Lionel Jospin est ovationné : au moins certaines idées en faveur d’une intervention plus forte de la puissance publique pour contrôler le marché et y introduire de la règle et du droit semblent progresser. A la différence de Malmö, Blair est courtoisement applaudi, sans plus. Le Blairisme semble "en recul dans l’Europe des roses", Dominique Strauss-Kahn se fait photographier début mars dans le Nouvel Observateur en compagnie d’Oskar Lafontaine présenté comme faisant partie des "réseaux de DSK".

Puis patatras, la démission brutale d’Oskar Lafontaine ramène le trouble, les financiers et les marchés crient "victoire".

LES BESOINS FONDAMENTAUX DES PEUPLES SONT IMMENSES

Que les libéraux ne triomphent pas du départ d’Oskar Lafontaine, qu’ils n’aillent pas faire croire que c’est parce qu’une vraie politique de gauche est impossible : il y a 35 millions de pauvres et 18 millions de chômeurs parmi les 280 millions d’habitants en Europe.

Les salariés sont partout soumis aux mêmes déréglementations qui les acculent au travail jetable, et qui ruinent leur santé physique et morale. Les inégalités sociales ne cessent de croître alors que les progrès technologiques et les créations de nouvelles richesses sont considérables.

Les ténors du libéralisme pourtant secoués lorsqu’en novembre-décembre 1995, en France, le volcan social s’est réveillé, semblent toujours idéologiquement dominants. Des millions d’exclus subissent de Vienne à Brest, de Copenhague à Lisbonne, un sort qu’on n’aurait pas cru possible en cette ultime fin du 20’ siècle.

Nous savons que tout cela n’est qu’apparence et que c’est le film de Bertrand Tavernier ("Ca commence aujourd’hui") qui a raison : l’école est celle de la misère mais aussi de l’espoir. On a beau vouloir tuer les vrais services publics, accuser les fonctionnaires de ne pas travailler, exiger chaque jour davantage de flexibilité, travailler le samedi, être payé "à la tâche" ou "à la journée", rentrer dans le 21ème siècle comme si c’était le retour au 19ème, il n’y a rien à faire : "le niveau monte". Le niveau de la lucidité, du refus, et, c’est sûr, bientôt, de la riposte. Le vent a tourné depuis cinq ans, depuis que Juppé a reculé sur les retraites, et ce n’est pas la gauche, quoique les patrons veuillent lui faire faire, qui pourra imposer ce que Juppé n’avait pas pu obtenir.

Nous avons confiance dans les peuples, le vent qu a fait naître une Europe rose, annonce des tempêtes plus fortes.

MAIS LES LOBBIES FINANCIERS ET PATRONAUX SONT PUISSANTS

Ils ont fait l’Europe à leur main. Ils tiennent la Banque centrale européenne indépendante : tellement "indépendante" que son chef, le hollandais Wim Duisenberg, (encore un qui ne respecte pas le devoir de réserve) a osé "féliciter" l’Allemagne... du départ d’Oskar Lafontaine. Dès qu’un personnage, ou un gouvernement les gène, ils le démolissent, faisant réfléchir ou terrorisant les autres.

Ils ont imposé que l’économie échappe aux politiques : les taux de déficit, les taux d’intérêt, les taux d’endettement, les taux d’inflation sont normalisés, mais les salaires, les durées horaires de travail, les retraites sont dérégulées. Ils ont imposé une commission de technocrates non élus, un "conseil de l’Europe" qui fonctionne à l’unanimité, un Parlement européen qui n’a presque pas de pouvoir. Au nom de l’Acte unique, de Maastricht, d’Amsterdam, de Dublin, ils ont remis en cause les services publics et instauré des règles de la concurrence qui ne tiennent pas compte du droit du travail.

Tout cela est redoutable : mais plus fragile qu’on ne croit, car les peuples sont vigilants, ils freinent, exigent, contrôlent, veulent des contreparties et menacent de tout remettre en cause. Les banquiers ne font pas ce qu’ils veulent des métallurgistes allemands et des enseignants français, des salariés italiens et espagnols. L’arrivée de l’Euro stimule les rapprochements sociaux, les comparaisons, les revendications et grèves au niveau de toute l’Europe ainsi que les cheminots et les routiers, mais aussi les paysans, l’ont déjà démontré.

ALORS POURQUOI LES LEADERS SOCIALISTES NE TIENNENT-ILS PAS LE CAP ?

Là est la seule vraie question qui mérite d’être posée et étudiée à fond. Il ne sert strictement à rien de dénoncer la "trahison" permanente et de se lamenter. Ni de se désespérer, d’abandonner tous les quatre matins, en s’écriant "je ne vote plus socialiste".

"je démissionne" et puis.. y revenir, plus tard. forcément, parce qu’il n’y a pas d’autre choix sérieux.

L’environnement qui accueille les socialistes lorsqu’ils accèdent à un gouvernement, à Paris comme à Bonn, leur est hostile : alors que la droite, lorsqu’elle est majoritaire, est "chez elle", avec son entourage de "hauts fonctionnaires" biberonnés au libéralisme, et son cortège de patrons et de financiers, et de "chiens de garde" médiatiques, les socialistes sont vite entourés des mêmes gens, des mêmes technocrates, des mêmes médias, des mêmes employeurs ou "grands commis de l’état", qui leur expliquent savamment, expertises à l’appui, combien les velléités sociales qui sont les leurs sont forcément vouées à l’échec.

La vraie question est : comment faire contrepoids à ce formidable lobbying, des représentants des marchés, de la finance, et des médias, des "appareils idéologiques" d’état ?

Il n’existe qu’une réponse, et elle n’est pas dans la capacité de résistance des humains, des appareils de parti, encore moins dans la superstition ou la psychologie mais dans la force du mouvement social. C’est de l’action de ce dernier que dépend l’évolution positive ou négative d’un gouvernement de gauche. Et ce mouvement social lui-même, dépend du type de rapport qu’il entretient avec la gauche qui est au pouvoir, des débats et contradictions qui la traversent. C’est aussi pourquoi la Gauche socialiste estime - immodestement ? - que son rôle, son action, sa place sont décisives, car elle peut influencer de l’intérieur, là où ça se décide, quand ça se décide. Pour le moment où des choix seront obligatoires et où l’on sera contraint de faire coïncider l’action du pouvoir politique et les exigences des peuples.

Gérard FILOCHE

Démocratie & Socialisme n° 63 - mars 1999


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