Au congrès de Tours du 25 au 30 décembre 1920, le socialisme français passe au communisme (dossier)

samedi 30 décembre 2023.
 

En décembre 1920, les 178787 adhérents du Parti Socialiste s’expriment en faveur d’une motion d’adhésion sans réserve à l’Internationale communiste (3208 mandats) ou d’une motion d’adhésion avec réserve (1022 mandats). L’ancienne majorité du parti autour de Blum, complètement balayée, s’est comptée sur l’abstention (397) ; elle s’abstiendra aussi au congrès sur cette question de l’adhésion à la 3ème Internationale.

A) Causes du vote en faveur de l’adhésion à l’Internationale Communiste lors du congrès de Tours (Jacques Serieys)

B) Sur quelques débats et évènements concernant le Congrès de Tours (Jacques Serieys)

C) Documents

C1 Compte rendu dans L’Humanité du 30 décembre 1920

C2 Discours de Léon Blum le lundi 27 décembre, 3e journée, séance de l’après-midi

C3 Les 21 conditions d’adhésion à l’Internationale communiste

D) Le congrès de Tours d’après des contemporains

D1 Antonio Gramsci le 4 janvier 1921

E) Analyses récentes sur le Congrès de Tours

E1 Raisons de la création du Parti communiste en France au Congrès de Tours (par Roger Martelli 2010)

E2 L’empreinte de Tours (par Jean Paul Piérot, L’Humanité du 30 décembre 2010)

Du 25 au 30 décembre 1920, la Section Française de l’Internationale Ouvrière, Parti Socialiste, réunit son congrès pour décider de son adhésion ou non à l’Internationale communiste.

Les congrès fédéraux précédant le congrès national ont donné une large majorité ( 3 208 mandats contre 1 022) aux partisans de l’adhésion.

A) Causes du vote en faveur de l’adhésion à l’Internationale Communiste

Huit raisons me paraissent expliquer ce raz de marée pour l’adhésion à l’Internationale communiste :

A1) L’Europe connaît de 1917 à 1923 sa plus grande poussée sociale, démocratique et révolutionnaire du 20ème siècle

Les peuples européens sortent attérés de la Grande Guerre, de ses souffrances, de ses neuf millions de morts, ses 21 millions de blessés, ses innombrables invalides orphelins et veuves. Les Partis socialistes ont trahi leurs adhérents et l’idéal socialiste en rejoignant l’Union sacrée de leur patrie pour des intérêts capitalistes et nationalistes. Seul le parti bolchévik a maintenu du début à la fin son opposition totale aux tambours du mensonge et de la boucherie.

De 1917 à 1923, la Russie, la Finlande, la Hongrie, l’Allemagne, l’Italie... voient se développer de puissants mouvements sociaux et révolutionnaires. Ce contexte pèse d’autant plus en France sur le Parti Socialiste que le même type d’aspiration révolutionnaire s’y développe.

A2) Les milieux ouvriers et populaires connaissent en France une poussée sociale et révolutionnaire dans les années 1918 à 1922

La sortie de guerre est difficile pour des milieux populaires qui ont déjà beaucoup souffert. L’inflation atteint un rythme tel que le franc perd 75% de sa valeur par rapport à 1914. La démobilisation des soldats provoque une vague de chômage...

Dans le contexte d’explosion révolutionnaire que connaît l’Europe, le milieu ouvrier et populaire, particulièrement l’électorat de gauche, connaissent une radicalisation politique forte et rapide. Lors des élections législatives de novembre 1919, les fédérations et candidats socialistes défendant publiquement une orientation proche des bolcheviks et de la 3ème Internationale obtiennent de bien meilleurs résultats que les autres.

Les années 1919-1920 sont également marquées par des conflits sociaux nombreux (environ deux mille grèves, un million de grévistes) et durs. Or, la bureaucratie syndicale liée à l’ancienne direction du Parti socialiste s’avère pour le moins inutile aux travailleurs en lutte. Marquée par la tradition républicaine à la française, mangée par les intérêts propres des permanents syndicaux, elle n’a aucun repère de classe pour jouer son rôle dans un grand conflit social. C’est particulièrement le cas au cours du premier semestre de l’année 1920, lors du grand mouvement social des cheminots et des mineurs du Nord. Ces grèves sont brisées par le gouvernement Millerand (ministériel républicain typique), affaiblies par les élèves des grandes écoles assurant le service des transports parisiens, réprimées dans le sang et les licenciements nombreux. La CGT appele à la reprise du travail ; les effectifs syndicaux tombent de 2 millions à 600000. Les manifestations du 1er Mai 1920 se soldent par deux morts. La voie du mouvement social étant bouchée, la radicalisation va se reporter sur le terrain politique interne au Parti Socialiste.

A3) Des milieux ruraux connaissent en France une poussée révolutionnaire (antiguerre et anticapitaliste) dans les années 1918 à 1922

J’en suis d’autant plus convaincu que j’ai été élevé dans cette mémoire orale pour mon village de naissance caractérisé à l’époque par un rapport de la préfecture au ministère de l’intérieur comme "le fief du communisme révolutionnaire dans le Massif central".

Au niveau national, presque toutes les familles de milieu populaire rural ont été touchées par la boucherie de 14 18 : 1 400 000 morts, 800 000 invalides... De 1918 à 1920, la radicalisation sociale et politique se traduit par des sortes de crises révolutionnaires locales, par de nombreuses grèves, par des manifestations fréquentes, par des mouvements pacifistes et féministes, par une adhésion assez importante au Parti Socialiste.

Lors du congrès de Tours, les départements ruraux se prononcent plus massivement en faveur de l’adhésion à l’Internationale communiste que les départements ouvriers et urbains. C’est le cas par exemple des Basses Alpes (15 mandats sur 15), de l’Ariège, de l’Aude (12 sur 12), de la Côte d’Or (42 sur 42), de la Dordogne (48 sur 48), des Landes (6 sur 6), de la Loire (68 sur 68), de la Manche (9 sur 9), de la Savoie (12 sur 12), de la Haute Vienne (32 sur 32).

A4) Mépris des nouveaux militants pour l’ancienne direction socialiste qui s’était vautrée dans les salons ministériels en 14 et après, au lieu d’assumer le combat antiguerre

Dans L’histoire mondiale des socialismes, Jean Elleinstein analyse ainsi ces nouveaux adhérents socialistes :

" Ils condamnaient globalement la politique d’Union sacrée suivie pendant la guerre par le Parti et cela était particulièrement vrai dans les régions rurales où le nombre de jeunes hommes morts du fait de la guerre était très élevé. Le département de la Corrèze était un bon exemple de cette évolution. Quarante-deuxième département du point de vue du nombre d’adhérents en 1913 (423), il occupait la quatorzième en 1919 (2000) et la neuvième en 1920. A Tours, la fédération de la Corrèze donne 44 mandats sur 48 à la motion Cachin Frossard (adhésion sans réserve à l’Internationale communiste).

A5) Le grand soleil de la Révolution russe de 1917

* Pour les milieux populaires comme pour une grosse partie de la gauche militante, la victoire de la Révolution russe apparaît comme une réponse à la phase brutale du capitalisme ouverte en 1914, réponse plus appropriée que les discours du dimanche du socialisme municipal et du républicanisme ministériel. Toute l’Europe a souffert de la Première Guerre mondiale. Toute l’Europe connaît de 1917 à 1924 une vague révolutionnaire puissante. Dans les mois précédant le congrès de Tours, c’est particulièrement le cas en Finlande, Allemagne, Italie et Hongrie. A Strasbourg, le drapeau rouge des soviets flotte sur la cathédrale. Les réseaux militants engagés rejoignent partout ce nouvel étendard.

A6) Une volonté de coup de balai à l’encontre des politiciens qui avaient trahi la défense des intérêts ouvriers et populaires

* Les noyaux locaux du socialisme français ont déjà fait l’expérience dans les années 1905 1920 de l’impossibilité de faire la moindre confiance à des élus "républicains de gauche", aptes à faire pleurer sur la misère lors de leurs discours électoraux mais totalement incapables ensuite de conduire une politique conséquente de progrès social. Aussi, après guerre, se lève une génération qui ne veut plus "se faire avoir" par les complices du capitalisme et de la guerre regroupés dans le Parti radical et les directions de la Deuxième Internationale.

De plus, la politique menée de 1917 à 1920 par le Président du Conseil Georges Clémenceau (ancien leader de la gaucherépublicaine) pousse au mépris du radical-socialisme dans le mouvement ouvrier et au sein de la vraie gauche.

Les votes pour le congrès de Tours traduisent une révolte contre les "hommes politiques" assimilés aux "planqués" de la guerre. En Aveyron, en tout cas, suite à l’affaiblissement du puissant mouvement républicain d’avant 14 par le carrièrisme de quelques politiciens, suite au ralliement de tous ces politiciens à l’Union sacrée en 1914, le Congrès de Tours fait partie du coup de balai général voulu par les militants ouvriers, petits paysans et de milieu populaire.

Durant les grandes manifestations de mai 1920, le "Comité pour la Troisième Internationale" obtient un succès considérable.

A7) Du mouvement ouvrier d’avant 1914 à la Troisième Internationale

Ce sont les militants ouvriers, particulièrement ceux de formation guesdiste (tradition ouvrière de lutte de classe) et syndicaliste révolutionnaire qui en 1920 poussent de la façon la plus homogène à l’adhésion à la Troisième Internationale et au communisme.

Cela se retrouve dans les résultats pour les législatives de novembre 1919, par exemple dans le Nord (41,1%), les Bouches du Rhône (40,9%), le Pas Calais (40,2%), les Ardennes (35,4%), la Seine (32,4%), la Seine Inférieure (28,8%), l’Isère (26,8%).

A8) De la Révolution française au Congrès de Tours par le socialisme républicain

* La France est le seul grand pays capitaliste où s’opère une scission majoritaire du parti socialiste vers le parti communiste. Il s’agit là de façon significative d’un héritage de la Révolution et des spécificités de la gauche française qu’elle a engendrée. Dans mon bourg d’Entraygues, les cadres de la gauche et des comités républicains d’avant 1914, sont polarisés par le communisme en 1920 même s’ils n’y adhérent pas tous.

Plusieurs départements de tradition républicaine socialiste apportent un grand nombre de voix au Parti socialiste en 1919 et ce, sur l’orientation de la 3ème Internationale. Ainsi, la carte des fiefs communisants s’apparente à l’ancienne carte des fiefs de tradition montagnarde : Haute Vienne (51,2%), Allier (42,7%), Var (40%), Nièvre (34,2%), Hérault (32,1%), Vaucluse (30,7%), Saône et Loire (29,9%), Puy de Dôme (29,7%), Ain (27%)...

De 1914 à 1919, voici les départements où le Parti Socialiste connaît ses plus fortes progressions : Côte d’Or (+13,9%), Ain (+13%), Meurthe et Moselle (+11,5%), Corrèze (+10,4%), Seine Inférieure (+ 8,4%).

B) Sur quelques débats et évènements concernant le Congrès de Tours (Jacques Serieys)

B1) La création du Parti Communiste par la majorité des adhérents socialistes est-elle le résultat "d’accidents" conjoncturels en 1920 ou une réaction aux choix réformistes chauvins de la direction socialiste, en particulier de 1914 à 1918 ?

Pour l’historienne Annie Kriegel, la scission du Parti Socialiste à Tours est le résultat d’échecs accidentels, parlementaires et syndicaux, en 1920 et non une réaction à la participation de la SFIO à l’Union sacrée de 1914.

Malgré l’énormité des sources auxquelles elle fait référence, je pense qu’elle se trompe :

- Elle reconnaît elle-même qu’une partie importante de l’électorat de gauche est attirée en 1919 1920 par l’orientation révolutionnaire des bolcheviks (voir plus haut nos parties A1, A2, A3, A4) " Les résultats électoraux ont ... été meilleurs dans les départements où les fédérations socialistes ont mené une campagne électorale sur des thèmes normalement conformes à leur orientation (Troisième Internationale). (Cela) confirme l’existence de cet élan révolutionnaire qui ne pouvait qu’amoindrir la stratégie dilatoire des longuettistes."

- Cet élan pacifiste, social et révolutionnaire ne peut s’expliquer en décembre par des évènements des derniers mois puisqu’en janvier février 1920, le même phénomène s’était déjà produit. Le congrès de Strasbourg (25 au 29 février) avait voté le retrait de la Deuxième Internationale par 4330 mandats contre 337. Léon Blum n’avait rassemblé que 731 mandats pour refuser dans la résolution la dénonciation des forces de la Deuxième Internationale qui "se sont affaiblies et frappées encore davantage en acceptant de partager le pouvoir avec la bourgeoisie, par une méconnaissance évidente des principes qui avaient présidé à sa fondation..." La résolution du Congrès condamnait "les coalitions de toute nature avec la bourgeoisie et spécialement les coalitions ministérielles qui pendant la guerre et après la guerre ont fonctionné dans la plupart des pays européens."

- Pour la section socialiste de mon bourg et pour les sections socialistes dont j’ai eu connaissance, la direction du parti et sa délégation parlementaire avaient perdu leur légitimité de 1914 à 1918. Leurs échecs et divisions de l’après-guerre ont seulement confirmé l’impasse de leur orientation.

- Le Congrès de Tours se joue essentiellement entre d’une part les partisans de l’adhésion à la Troisième Internationale, d’autre part les Reconstructeurs (Longuet, Faure) qui avaient représenté l’aile minoritaire, antiguerre au sein du Parti pendant la guerre.

B2) Y a-t-il eu "méprise" dans le choix majoritaire du communisme par le socialisme français

Annie Kriegel répond OUI. Par divers aspects, je crois qu’elle a raison. Pour comprendre cette part de méprise, il est nécessaire de revenir sur les débats idéologiques et luttes de tendance au sein de la SFIO de 1915 à 1920.

Dès mai 1915, se forme au sein du Parti Socialiste une tendance minoritaire opposée à la participation de socialistes au gouvernement de guerre et demandant l’ouverture de négociations immédiates avec l’Allemagne. Après une lutte de fraction longue et dure, cette minorité réussit à attirer des majoritaires repentis comme Marcel Cachin et devient majoritaire.

En 1920, la direction socialiste autour de Frossard anime le Comité pour la reconstruction de l’Internationale. Ses traditions politiques sont bien plus proches du socialisme républicain français que du bolchevisme mais elle est convaincue de l’aspiration des masses à rejoindre le camp du communisme. Aussi, lors d’un voyage en URSS, en juillet, Frossard et Cachin donnent leur adhésion individuelle à la 3ème Internationale. Leurs réseaux français de cadres locaux, leur tendance "Comité pour la reconstruction de l’Internationale" restent par exemple :

* attachés au respect par Moscou de l’autonomie du parti français

* réservés sur les 21 conditions d’adhésion qu’ils assaisonnent à leur façon.

A la gauche de cette majorité se sont constitués :

- le 7 mai 1919, le Comité de la 3ème Internationale animé par des syndicalistes CGT restés pacifistes pendant la guerre. Ce Comité représente une fraction bien organisée de 5000 à 10000 militants au sein du Parti Socialiste.

- Fin mai 1919 un Parti Communiste français dirigé par le syndicaliste CGT Raymond Péricat, dont l’orientation est plus proche de l’ultra gauche des années 1920 et du conseillisme que du léninisme.

A la droite de la majorité Frossard se forment deux tendances au sein du Parti :

- la tendance Reconstruction autour de Jean Longuet et Paul Faure

- la tendance Résistance autour de Léon Blum

Quiconque se penche un peu sur le déroulement du congrès de Tours peut sentir la part de méprise ou au moins de grande complexité dans la relation entre la direction de la majorité Frossard et la direction de la 3ème Internationale.

- tel est le cas par exemple sur les 21 conditions pour lesquelles se négocie un compromis stipulant que le parti français est "meilleur juge" de la situation française que Moscou et créant une Commission souveraine des conflits bien différente des structures léninistes de direction.

- tel est le cas aussi dans le déroulement du congrès, par exemple autour du message envoyé par le Comité exécutif du Komintern (signé Lénine, Trotsky, Zinoviev, Rosmer) interdisant l’entrée dans la 3ème Intenationale à Longuet et Faure.

- tel est le cas dans les débats politiques du congrès de Tours où l’on a l’impression que la "majorité" ne défend pas réellement l’orientation communiste contre Blum.

Cette part de méprise et même de méconnaissance du fond politique léniniste va avoir des conséquences évidemment néfastes dans la stabilisation de directions du PCF naissant.

Par contre, cette part d’autonomie du parti français me paraît avoir eu ensuite certaines conséquences positives, par exemple dans les villes et départements où la fusion réussira entre tradition socialiste républicaine montagnarde et communisme.

B3) Léon Blum et l’ex majorité socialiste à Tours

- L’ancienne majorité soutenant la guerre s’est presque évaporée de 1918 à 1920 ; la motion Blum s’abstient à Tours sur la question de l’adhésion à la 3ème Internationale. De 1918 à 1920, Léon Blum est obligé de gauchir considérablement son orientation pour éviter une trop grande marginalisation dans le parti. Il se proclame en faveur de la dictature du prolétariat, de la révolution sociale qui "n’est rien de plus, rien de moins que la substitution d’un mode de propriété à un autre". Dans le programme qu’il met en avant pour les législatives, notons la nationalisation des chemins de fer, des mines, des banques, des assurances, de la métallurgie, des carburants et raffineries, un impôt sur l’enrichissement, un impôt sur le capital, un impôt sur les grandes fortunes...

- Durant le congrès de Tours, seule l’intervention de Léon Blum est à la hauteur de l’enjeu. Celui-ci a bien compris la cohérence de l’orientation proposée par les premiers textes émanant de l’Internationale mais il n’a aucune chance de convaincre puisqu’il passe à côté d’évènements concrets comme la participation aux gouvernements de guerre, l’absence d’allié électoral pour le PS vu l’orientation du Président du Conseil Clémenceau, le rôle des Noske et Scheideman (parmi les pires assassins du socialisme) en Allemagne, les guerres développées par les pays européens (en particulier la France) contre la Russie soviétique...

- L’orientation défendue par Blum et l’ancienne majorité du Parti Socialiste présente une pertinence théorique évidente sur de nombreux points. Cependant, premièrement, elle passe à côté des questions concrètes du moment, en particulier les raisons de la faillite de la 2ème internationale et les raisons de l’échec du mouvement social de l’année, deuxièmement elle a surtout pour but de défendre la pratique politique de la couche sociale d’élus (surtout les parlementaires).

B4) Réfléchir aujourd’hui aux débats du Congrès de Tours et aux révolutions européennes des années 1918 à 1923

On peut parler du congrès de Tours comme un moment d’histoire. A mon avis, nous devons surtout l’aborder comme un évènement dont les objectifs et les enseignements restent d’actualité :

* Quelle perspective pour changer le monde dans un sens plus juste, plus démocratique, plus fraternel ? L’orientation des deux premiers congrès de l’Internationale communiste sur laquelle débattent les délégués au Congrès de Tours apporte une réponse cohérente à cette question. Cependant, toutes les révolutions portées par cette stratégie ont échoué dans le sang au début des années 1920 (Hongrie, Allemagne, Italie...). Pire, l’affaiblissement consécutif du mouvement ouvrier et démocratique va permettre aux patronats et forces réactionnaires d’installer le fascisme dans de nombreux pays.

Il est absolument nécessaire aujourd’hui de réflachir au bilan de la stratégie politique portée et pratiquée par la 3ème Internationale de 1918 à 1923. A mon avis, plusieurs fondamentaux des deux premiers congrès de la 3ème Internationale sont toujours valides malgré des aspects gauchistes évidents.

Voici quelques liens vers les principaux textes concernés :

Thèses du 1er Congrés de l’Internationale Communiste sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne (4 mars 1919)

Plate-forme de l’Internationale Communiste (1er congrès)

Manifeste de l’Internationale Communiste aux prolétaires du monde entier ! (premier congrès)

Les tâches principales de l’Internationale Communiste (2ème congrès, juillet 1920)

Résolution sur le rôle du Parti Communiste dans la révolution prolétarienne (2ème congrès de l’Internationale Communiste)

B5) Un congrès de Tours à l’envers ?

* Depuis dix ans, j’ai souvent entendu des cadres socialistes parler de "refaire le congrès de Tours à l’envers", c’est à dire réunifier socialistes et communistes dans une même organisation. Je ne crois pas que cela soit possible parce que les grands élus socialistes aspirent trop à gouverner sans pression du mouvement social, sans pression des militants de leur parti.

Ceci dit, si cela devait se faire sur une orientation social libérale, ce serait à mon avis, le symbole d’un énorme échec historique du mouvement socialiste.

Je souhaite plutôt un congrès dans l’objectif d’une nouvelle force politique anticapitaliste de masse, ce qui n’est pas contradictoire avec la nécessité d’unité mais représente une garantie pour que cette unité soit utile.

Le congrès de Tours s’était déroulé dans un contexte précis ( fin de la première guerre mondiale, révolution russe...). Le nouveau contexte mondial, à nouveau porteur d’espérances émancipatrices, est tout à fait différent (capitalisme financier transnational, poids de l’impérialisme américain, effondrement de l’URSS et du stalinisme, menaces sur l’environnement..) ; plusieurs fondamentaux restent les mêmes mais demandent à coup sûr des ajustements importants. Telle est notre tâche.

Jacques Serieys le 26 décembre 2007.

C) Documents

C1) L’adhésion est décidée par 3 252 mandats Extraits de L’Humanité du 30 décembre 1920

« Par 3 252 mandats sur 4 763, 
à une majorité qui dépasse les deux tiers, le Congrès de Tours a décidé l’adhésion du Parti socialiste à l’Internationale communiste. Notre émotion est grande 
en écrivant ces lignes. Enfin, enfin, enfin, le socialisme français rompt publiquement, solennellement avec 
les traditions périmées de la IIe Internationale, avec 
les routines humiliées autant qu’humiliantes du socialisme purement électoral, purement parlementaire, qui, sous 
la pression des circonstances historiques, avaient fini par réduire le marxisme révolutionnaire, dont elles prétendaient s’inspirer, au rôle d’un roi qui règne et ne gouverne pas. La IIe Internationale était morte depuis longtemps  ; morte depuis le 4 août 1914 – quatre jours après Jaurès… 
Mais elle était, hélas  ! de ces morts qu’il faut qu’on tue. Le Congrès de Tours l’a tuée, irrémédiablement, si l’on peut dire. Découvrons-nous devant sa dépouille qui passe. Et pensons aux devoirs immenses qu’en adhérant à l’Internationale communiste nous venons d’assumer devant la révolution qui vient. (…)

À 22 heures 18, le président Jules Blanc agite la sonnette pour rétablir le silence et il proclame les résultats (…). 
À peine Jules Blanc a-t-il terminé que la majorité se lève 
et à pleine voix entonne l’Internationale. (...) 
Lorsque la majorité se rassoit, la minorité se lève et chante l’Internationale à son tour. La majorité se relève et écoute debout mais silencieusement le chant de la minorité. 
Celle-ci pousse ensuite le cri de Vive Jaurès  ! La majorité le répète. Puis Daniel Renoult jette  : « Vive Jaurès, mais vive Lénine aussi  ! »

C2 Congrès de Tours : Discours de Léon Blum le lundi 27 décembre, 3e journée, séance de l’après-midi

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La résolution du congrès de Strasbourg (février 1920)

Organisation du Parti

L’importance de la représentation proportionnelle

Le poids des organismes clandestins

La question syndicale

La conception de la révolution

La prise des pouvoirs publics et la révolution

Défense du groupe parlementaire

La dictature du prolétariat

Garder la vieille maison

C3) Les 21 conditions d’adhésion à l’Internationale communiste

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D) Le congrès de Tours d’après des contemporains

D1) Congrès de Tours : Déclaration d’Antonio Gramsci le 4 janvier 1921

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E) Analyses récentes sur le Congrès de Tours

E1) Raisons de la création du Parti communiste en France au Congrès de Tours (par Roger Martelli)

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E2) L’empreinte de Tours (par Jean Paul Piérot, L’Humanité du 30 décembre 1920)

« Aujourd’hui, les événements, plus forts que les hommes, ont décidé. Et ce n’est pas sans une profonde tristesse qu’un socialiste peut enregistrer ceux d’hier et qu’il envisage ceux que nous réserve demain. » Dans son dernier article expédié du congrès de Tours, Marcel Cachin, le directeur de l’Humanité, n’embouchait pas les trompettes de l’allégresse. Dans cette époque, les fantômes des millions de jeunes hommes tués dans la boue des tranchées hantent le mouvement ouvrier et le monde paysan. Pour avoir trahi Jaurès en France et fait assassiner en janvier 1919 Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht en Allemagne, la IIe Internationale s’est discréditée. Elle était déjà morte avant que le congrès ne s’ouvrît. Les sabreurs tenaient toujours le haut du pavé et des manifestants étaient régulièrement tués les 1er Mai dans le Paris de 1920. Sur ce sombre tableau, la révolution russe victorieuse fut ressentie comme un appel d’air et d’espérance. Moins de cinquante ans après l’écrasement de la Commune, l’écho d’octobre 1917 avait sans doute plus de résonance auprès des héritiers de la Révolution française que dans d’autres pays d’Europe. Cette singularité explique largement pourquoi le Parti socialiste français fut le seul en Europe à décider à une large majorité d’adhérer à la nouvelle Internationale.

Le congrès de Tours formalise et entérine une pluralité au sein de la gauche française qui a marqué la vie politique tout au long du XXe siècle. Radicalité et ambition transformatrice, démarche d’inclusion dans l’action et la représentation politiques des couches sociales qui en étaient exclues caractérisent l’histoire du communisme français. Et laissent une empreinte plus forte que les illusions trop longtemps nourries par la conception soviétique plombée par le stalinisme qui régissait le pays du « socialisme réel ». Mais c’est pourtant à cette aune extraordinairement réductrice que nombre de « fabienologues » annoncent 
à intervalles réguliers la mort du PCF.

À la vérité, si nul ne peut prévoir l’évolution à long terme des forces politiques en France, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Les décisions de Tours répondaient à l’attente des plus exploités d’une force de résistance et d’alternative. Le monde a changé pour toutes les formations politiques, qui ont enregistré bien des échecs et suscité bien des déceptions. 
La question est aujourd’hui de savoir si la société a besoin d’une force luttant pour la transformation sociale et le rassemblement. La crise du capitalisme et la violence de classe de la politique de la droite d’aujourd’hui incitent à penser que oui.

Les sabreurs tenaient toujours le haut du pavé et des manifestants étaient régulièrement tués les 1er Mai dans 
le Paris de 1920.

Jean-Paul Piérot

E3) 30 décembre 1920 2010 90ème anniversaire du PCF (Laurent, Bouchez, Karman, Quiniou, Lazar)

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E4) Aux origines du Parti Communiste, un entretien avec I. Birchall et G. Paizis

Ouvriers, pacifistes, indigènes et révolutionnaires

Historien et membre du Socialist Workers Party (SWP) Ian H. Birchall a enseigné la littérature française à l’université. C’est l’un des grands spécialistes en Grande-Bretagne de l’histoire de la gauche radicale en France à laquelle il a consacré de nombreux ouvrages. Il vient de publier, Outre-manche, une biographie très complète du fondateur du SWP, Tony Cliff[1]. En France, les éditions La Fabrique viennent de traduire et de publier un de ses ouvrages majeurs sur Sartre, Sartre et l’extrême gauche française, cinquante ans de relations tumultueuses[2].

George Paizis enseigne également la littérature française et milite au SWP. Il est notamment l’auteur du seul ouvrage retraçant et analysant l’œuvre du poète et révolutionnaire Marcel Martinet[3].

Au cours de ce chaleureux entretien en deux parties réalisé à Londres en novembre en marge des journées d’études annuelles organisées par la revue marxiste Historical Materialism, tous deux reviennent sur les origines du PC ainsi que sur les liens entre les intellectuels révolutionnaires français avant et après la Première guerre et la question de l’engagement.

(Congrès de Tours en 1920)

Révolution Permanente (RP) : Il existe en France une sorte de « double histoire officielle » du PC. D’un côté on a l’histoire officielle bourgeoise, de l’autre l’histoire officielle stalinienne. Dans les deux cas, on est face à une sorte de phénomène « d’amnésie »… Certains noms, parmi les fondateurs (et fondatrices) du PC semblent avoir complètement disparu…

Ian H. Birchall (IB) : Je pense que la question fondamentale c’est la continuité Lénine – Staline. Si l’on croit, comme les staliniens et comme la plupart des historiens de l’après Guerre Froide, qu’il y a continuité Lénine – Staline, alors il est assez difficile d’expliquer pourquoi il y a cette grande divergence entre les gens qui étaient à la direction du parti au cours des trois ou quatre première années d’existence du PC et ceux qui sont apparus plus tard. Il y a en effet un changement complet d’équipe…

RP : Et parmi ces fondateurs il y a évidemment Alfred Rosmer[4], Pierre Monatte[5], mais il y a également d’autres noms, moins connus. On songera par exemple à Marcel Martinet[6], Marguerite Thévenet[7], Robert Louzon[8]. Tous collaborent, avant-guerre, à la publication anarcho-syndicaliste révolutionnaire et pacifiste La Vie ouvrière. Trotsky, qui arrive à Paris en pleine Première Guerre mondiale, va les rencontrer, Quai de Jemmapes, où l’équipe de La Vie Ouvrière se réunit. Il va se lier d’amitié avec eux et ce sont ces gens-là, anarchistes de la première heure, que l’on va retrouver à l’origine de la fondation du PC. N’y a-t-il pas là comme un paradoxe ?

IB : Ce qu’il faut dire tout d’abord c’est que tous les Rosmer, Monatte, etc., ne constituent qu’une petite minorité du milieu anarchiste. La grande majorité des dirigeants de la CGT, comme de la SFIO d’ailleurs, était pour l’entrée en guerre. C’est donc une petite minorité qui se regroupe autour de La Vie Ouvrière qui, je pense, devait compter sur 1000 ou 2000 lecteurs à l’époque. C’était une revue à tirage assez limité mais où le niveau de discussion, le niveau théorique, était très bon. Expliquer exactement pourquoi ce sont ces gens là avec qui Trotsky rentre en contact… c’étaient des gens qui s’étaient opposés à la guerre dès le premier jour. C’est pourquoi Trotsky allait bientôt les rencontrer. Lénine, lui, ne les a rencontrés que plus tard, à Moscou. Mais Trotsky les connaissait déjà parce qu’il travaillait pour Nache Slovo. Nache Slovo c’était un quotidien social-démocrate russe publié à Paris pendant la guerre. C’était donc normal que ces gens-là, ceux de La Vie Ouvrière, soient les premiers à comprendre ce qui se passait en Russie…

"La vie ouvrière" en 1909

("La vie ouvrière" en 1909)

George Paizis(GP) : Martov[9] faisait bien entendu partie de l’équipe de Nache slovo, parce que c’était une sorte de front uni de la gauche immigrée à Paris qui produisait ce journal anti-guerre. Je pense que le point de traction entre eux et le milieu syndicaliste révolutionnaire français, comme Monatte et le reste de la rédaction de La Vie Ouvrière, c’était justement leur position par rapport à la guerre. Et comme ça, leur politique commune a évolué à partir de cette rencontre.

RP :On a maintenant un nouveau personnage qui apparaît : Martov. Comment expliquez-vous qu’il y ait concordance sur la question d’une opposition radicale, intransigeante, par rapport à la guerre, mais que tout cela se développe par la suite de façon bien différente ? Martov, le social-démocrate, ne va finalement pas soutenir la révolution bolchévique, alors comment les anarcho-syndicalistes français vont eux passer de l’opposition à la guerre à une compréhension de ce qui se joue en Russie, puis à un soutien à la Révolution d’octobre et vont enfin participer à la fondation du Parti Communiste ?

GP : La raison que je vois, pour ma part, c’est que le mouvement ouvrier se développait au fur-et-à-mesure pendant la Première Guerre mondiale en France, et je pense que c’est cette opposition à la guerre qui a tiré ce milieu vers la Révolution russe. C’est ça qui les a rendu révolutionnaires. Parce qu’il ne faut pas oublier les premières grèves dans les années 1916-1917, dans le textile, chez les ouvrières d’abord, et qui se propagent bientôt à l’industrie de l’armement, notamment à Toulon et à Saint-Etienne. Et bien entendu, la position des gens de La Vie ouvrière, leur engagement au côté de ces grèves les pousse à trouver une concordance entre leur position à eux et celle des bolchéviks. C’est comme ça que je vois les choses. Il y avait une sorte de logique, à partir de leur première opposition pacifiste à la guerre, ensuite pacifiste-révolutionnaire, et après révolutionnaire anticapitaliste…

RP : Vous aimez rappeler, Ian, qu’il y avait parmi ces militants et militantes des personnages hauts en couleur. Vous avez, je crois, une certaine affection pour Marguerite Rosmer, ou plutôt Marguerite Thévenet. Pourriez-vous nous en parler puisque qu’elle est injustement absente de l’histoire officielle, mais également, hélas, des pages du fameux Moscou sous Lénine[10] écrit par son mari, Alfred Rosmer, alors que son rôle n’a pas été secondaire…

IB : Oui, je pense qu’elle a joué un rôle assez important. Elle a commencé par être une militante anti-guerre. La guerre a eu pour effet de radicaliser un certain nombre de femmes qui ont été attirées par la suite au parti communiste. Thévenet a rencontré Alfred Rosmer dans une réunion anti-guerre, en 1916 je crois…

GP : Chez les Martinet…

A. Rosmer et M. Rosmer

(A. Rosmer et M. Rosmer)

IB : Chez les Martinet, oui. Elle était connue notamment pour sa capacité à passer des documents et des personnes à travers les frontières... Elle a commencé en emportant des documents en Suisse pour [l’écrivain français pacifiste exilé] Romain Rolland[11]. Il faut rappeler qu’à l’époque Romain Rolland avait une très grande influence sur la gauche anti-guerre, même s’il avait des positions un peu ambigües.

Et puis il y a l’épisode du Congrès de Tours [en décembre 1920], lorsque la majorité de la SFIO vote pour l’adhésion à la Troisième Internationale. C’est alors que se produit la visite de Clara Zetkin[12], un grand coup de théâtre. En fait ça s’est passé pendant le discours de Ludovic-Oscar Frossard[13]. Il était en train de parler et tout à coup les lumières se sont éteintes. Quand on a rallumé, Clara Zetkin était sur l’estrade. Elle a fait un petit discours autour de la nécessité de la révolution, on a chanté l’Internationale et puis elle a disparu. Evidemment, le territoire français lui était interdit. C’était un geste internationaliste superbe, deux ans après la fin de la guerre, d’avoir une communiste allemande au congrès de Tours, c’était quelque chose de très important. Et il parait, même s’il y a différentes versions de cette histoire, il parait que c’est Marguerite Thévenet qui a joué un grand rôle dans l’organisation de cette visite. Ça explique peut-être pour partie cette lettre de Zetkin à Lénine qui n’a été publiée qu’en 1990 où elle dit que Marguerite Thévenet est « un des meilleurs dirigeants du Parti Communiste Français ».

Clara Zetkin et Rosa Luxemburg en 1910

(Clara Zetkin et Rosa Luxemburg en 1910)

RP : Pendant la révolution russe, elle est présente sur le théâtre des opérations, n’est-ce pas ?

IB : Oui, tout à fait. En 1922 d’ailleurs Marguerite Thévenet a organisé un train pour parcourir les régions de la Russie qui étaient touchées par la famine, pour apporter de la nourriture et des secours. Encore une fois, elle a écrit des articles à ce sujet. Bien sûr, elle soutenait la révolution et elle voulait l’aider, mais c’est une image très honnête qu’elle donne de la famine. Elle montre un côté très cruel de la Russie révolutionnaire, elle en montre les grandes difficultés. C’est une vision bien différente de celle de la plupart des visiteurs qui se rendaient à Moscou à l’époque, qui allaient aux réunions officielles et revenaient avec des histoires idéalisées de la révolution.

Donc pour moi c’est une femme très intéressante et qui a joué aussi un rôle assez important au cours des premières années du mouvement trotskyste en France. Pierre Naville[14] était d’ailleurs un peu comme son protégé. C’est elle qui a organisé les jeunes [oppositionnels]. Naville par exemple, elle l’a envoyé vendre des journaux à six heures du matin à la porte des usines, des choses comme ça… Il y a toute une correspondance entre elle et Trotsky[15], et encore une fois ce qui est remarquable, c’est qu’il n’y a aucune déférence chez elle lorsqu’elle écrit à Trotksy. Elle lui parle d’égal(e) à égal : « Voici Trotsky ce que je pense, qu’est-ce que vous pensez ? ». Mais Trotsky, et pour moi c’est une grande erreur de sa part, a choisi les jeunes. Il a parié sur les Molinier[16], plutôt que sur les Rosmer, parce qu’il croyait qu’ils allaient faire avancer le mouvement plus rapidement…

RP : On va revenir sur cette question un peu plus tard… Bien différents de tous les Cachin[17], les Frossard, de tous ces gens qui ont voté les crédits de guerre et qui sont rentrés au PC par arrivisme et opportunisme, il y a aussi d’autres dirigeants du PC que vous aimez évoquer Ian. Un de ceux-là s’appelle Hadjali Abdelkader[18]…

IB : Bien sûr ! Hadjali était né en Algérie. Il est arrivé en France, a épousé une Bretonneet il est devenu citoyen français. La plupart des travailleurs algériens qui venaient en France n’avaient pas la citoyenneté.

Hadjali fait alors très tôt partie de l’équipe autour du journal Le Paria[19]. C’était un journal qui avait été lancé avec l’Union Intercoloniale par le PC, pour suivre une des vingt-et-une conditions fixées par les bolchéviks pour pouvoir adhérer à l’Internationale Communiste. Une de ces conditions c’était justement de s’organiser contre le colonialisme. Il y avait dans l’équipe de rédaction un petit nombre de travailleurs et d’étudiants venus des colonies. Le rédacteur en chef n’était autre qu’un certain Nguyên Ai Quôc, connu plus tard sous le nom d’Ho Chi Minh… Hadjali a écrit plusieurs articles pour Le Paria au sujet des conditions de vie des travailleurs algériens à Paris. Ce qui est drôle, c’est qu’il écrivait sous pseudonyme. Il en avait plusieurs : Ali Baba par exemple, ou encore Hadj Bicot. Il prenait une épithète raciste pour le retourner contre le racisme.

Exemplaire du Paria Tribune du Proletariat colonial

(Exemplaire du Paria Tribune du Proletariat colonial)

En 1923 c’est l’invasion de la Ruhr [par les troupes françaises]. Beaucoup de soldats algériens étaient envoyés dans la Ruhr et il y existait une grande agitation parmi ces soldats. Il y avait un journal du PC qui s’appelait La Caserne. C’était un journal antimilitariste qui circulait beaucoup parmi les soldats et qui avait sa version arabe à laquelle participait Hadjali, destinée aux tirailleurs algériens. Un de ses camarades, Mahmoud Ben Lakhal[20], a d’ailleurs été arrêté et emprisonné à l’époque pour ses activités contre la guerre.

RP : Le PC n’a pas hésité à le présenter, lui, le travailleur algérien, aux élections législatives en 1924, et il en a fallu de peu pour qu’il soit élu, c’est cela ?

IB : Tout à fait. En 1924 Hadjali a été candidat à l’Assemblée Nationale. Il a mené une campagne où il parlait surtout des conditions des travailleurs algériens, du racisme, mais aussi des situations dans les colonies, du code de l’indigénat, etc. Il n’a pas été élu d’un cheveu en fait. Il ne lui manquait que très peu de voix. Il en a obtenu presqu’autant que les candidats communistes les mieux placés sur la liste. Donc tout cela montre aussi que même si très peu de travailleurs algériens avaient le droit de vote, les ouvriers français pouvaient voter pour un travailleur algérien à une élection. Hadjali a d’ailleurs été élu en 1926 au Comité Central [du PC]. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est qu’au cours de toutes ces années, Hadjali n’avait jamais cessé d’être musulman pratiquant. Il a d’ailleurs écrit à ce sujet un article dans Le Paria, pour expliquer l’attitude que les révolutionnaires devraient avoir à l’égard des musulmans.

Et puis il y a l’amitié avec Messali. Un des jeunes algériens, ouvrier d’usine, qui fréquentait les réunions animées par Hadjali, c’était le jeune Messali Hadj. Ils sont devenus très amis. Messali est entré au Parti Communiste et c’est ensemble qu’ils ont créé l’Etoile Nord-Africaine en 1926. L’Etoile Nord-Africaine, c’est le berceau de tous les mouvements ultérieurs pour l’indépendance algérienne.

RP : Pour conclure cette première partie, vous parlez aussi souvent d’autres militantes et militants, oubliés de la double histoire officielle, l’histoire bourgeoise et l’histoire stalinienne. On songera par exemple à Marthe Bigot[21]. Elle contribue à la « Tribune féministe » de L’Ecole émancipée. C’est une institutrice syndicaliste, zimmerwaldienne bien entendu. Elle rejoint par la suite le PC. Elle rompt sur la gauche et travaillera par la suite avec La Vérité, c’est-à-dire avec les bolchéviks-léninistes en France, les partisans de Trotsky. Il y a bien entendu Marguerite Thévenet, dont on a déjà parlé. C’est elle notamment qui accompagne Siéva Esteban Volkov, le petit-fils des Trotsky, au Mexique, où sont réfugiés ses grands-parents. C’est elle encore qui organise la première équipe de gardes-du-corps pour Trotsky en 1929, à Prinkipo, pendant son exil turque. Parmi ces gens-là donc, après leur militantisme au PC, certains vont rejoindre l’Opposition de gauche et les bolchéviks-léninistes, d’autres non… Mais pourquoi est-ce que, y compris au sein de l’extrême gauche en général, on se souvient davantage des noms de Raymond Molinier ou de Pierre Frank[22] plus que de ces militants « des origines » dans un sens. N’y a-t-il pas une sorte de « double oubli », à la fois par rapport à leur rôle dans la fondation du PC, mais également au cours des premières heures de l’Opposition de gauche en France ?

Marthe Bigot et d’autres militantes communistes en 1921

(Marthe Bigot et d’autres militantes communistes en 1921)

IB : Il ne faut pas exagérer. Il y a une bibliographie à ce sujet. Il y a par exemple la sélection d’écrits de Trotsky publiée par Pierre Broué, Le mouvement communiste en France[23]. On y retrouve ces personnages… C’est aussi Pierre Broué d’ailleurs qui a édité la correspondance entre les Rosmer et Trotsky dont j’ai parlé. Donc tout ceci n’est pas exactement « occulté » dans l’histoire.

Mais le problème je pense, ou du moins une partie du problème, c’est le choix qu’a fait Trotsky lui-même. Trotsky décide en effet au début des années 1930 que c’était surtout avec la jeune génération qu’il voulait travailler. Il trouvait que les anciens syndicalistes étaient un peu trop conservateurs à son goût. Donc je ne pense pas qu’il y ait une réponse simple à la question.

D’un côté on peut dire que c’était une erreur de la part de Trotsky, qu’il y avait un certain sectarisme de sa part, notamment si l’on considère que dans l’histoire de l’Opposition de gauche et de la formation de la Quatrième Internationale dans les années 1930, des gens comme les Rosmer ou Victor Serge[24] ont été poussés de côté. Et pour moi, je dois dire que c’est dommage. Je pense que ces gens-là auraient pu apporter énormément à l’Opposition de gauche.

Mais d’un autre côté on doit reconnaitre que la plupart de ces gens, comme Marthe Bigot, comme Robert Louzon, comme Monatte, comme les Rosmer, tous sont revenus au syndicalisme révolutionnaire, ils ont continué à contribuer à La révolution prolétarienne, qui avec un intervalle pendant l’occupation allemande, a continué à paraître jusque dans les années 1960-1970 et même jusqu’à plus récemment. Il est vrai que ce groupe, que ce noyau, comme ils s’appelaient, n’a pas su recruter. Donc si Trotsky avait la sensation que ces gens n’étaient pas capables de construire un courant valable, révolutionnaire, alors peut-être avait-il raison…

GP : Je crois aussi que le point de départ de la rupture entre Monatte et Trotsky, c’est justement le fait qu’en 1929, c’est l’époque où Monatte a déclaré publiquement que la société russe n’était plus un Etat ouvrier. C’est à partir de ce moment-là que Trotsky a brisé ses relations politiques et personnelles avec Monatte.

IB : Même s’il gardait une grande affection personnelle pour Monatte. Même avec les Rosmer d’ailleurs, avec lesquels il est resté ami. Ils lui ont rendu visite au Mexique d’ailleurs, en 1939.

(Trotsky, Natalia Sedova, A. Rosmer, M. Rosmer et Volkov a Coyoacan en 1940)

GP : Oui, ce sont eux qui ont emmené son petit-fils au Mexique, mais politiquement, c’était fini.

IB : C’est pourtant Rosmer qui a prêté sa maison, à Périgny, en banlieue parisienne, pour la conférence de fondation de la Quatrième Internationale en 1938[25]… Je m’y suis rendu il y a quelques années. J’ai cherché cette maison d’ailleurs, mais je ne l’ai pas trouvée…

[1] Ian H Birchall, Tony Cliff : a marxist for his time, Bookmarks, Londres, 2011. [L’ensemble des notes sont de la rédaction, Théola Carpentier et JP Clech].

[2] Ian H. Birchall, Sartre et l’extrême gauche française, cinquante ans de relations tumultueuses, La Fabrique, Paris, 2011.

[3] G. Paizis, Marcel Martinet : poet of the Revolution, Francis Boutle Publishers, Londres, 2007.

[4] Alfred Rosmer (1877-1964). Syndicaliste révolutionnaire franco-américain, il est tout d’abord journaliste à La Vie Ouvrière, fondateur du PC, membre de son Bureau Politique de 1922 à 1924, lorsqu’il en est exclu. Il sera par la suite proche de Trotsky. C’est un des signataires du Manifeste des 121 contre la guerre d’Algérie.

[5] Pierre Monatte (1881-1960). Ouvrier du livre et syndicaliste révolutionnaire, il fonde en 1909 La Vie ouvrière. Opposé à l’Union sacrée, il démissionne des instances confédérales en 1915. Leader de l’aile « rouge » au sein de la CGT, il rejoint le PC dont il est exclu, comme Rosmer, en 1924. Il fonde alors en 1925 La Révolution prolétarienne.

[6] Marcel Martinet (1887-1944). Ecrivain prolétarien, poète et militant révolutionnaire français. Il en est question dans la seconde partie de cet entretien.

[7] Marguerite Thévenet-Rosmer (1879-1962). Participe avec Rosmer à La Vie ouvrière. Membre du PC, elle est par la suite une des chevilles ouvrières de l’Opposition de gauche. Il en est question dans la première partie de cet entretien.

[8] Robert Louzon (1882-1976). Lui aussi collaborateur de La Vie ouvrière. Expulsé de Tunisie, où il jette les bases localement du PC, pour ses activité anticoloniales, il travaille par la suite à L’Humanité dont il démissionne lorsque Monatte et Rosmer sont expulsés du PC en 1924. Il combattra en Espagne.

[9] Julius Martov (1873-1923). Marxiste russe, participant à la fondation de l’Iskra avec Lénine. Il s’oppose néanmoins à ce dernier et devient à partir de 1903 l’un des chefs de file de l’aile menchévique du Parti Ouvrier Social-Démocrate. Farouchement opposé à la guerre, il travaille à la rédaction de Nache Slovo, journal des menchéviks exilés à Paris, avec Trotsky. Après la Révolution d’octobre, il s’oppose cependant aux bolchéviks.

[10] Moscou sous Lénine, longtemps introuvable, à été republié par les éditions Les Bons Caractère (Pantin), en 2009.

[11] Romain Rolland (1866-1944). Ecrivain social et pacifiste français qui exerce une grande influence sur le monde littéraire de la première moitié du XX siècle. Prix Nobel de littérature en 1915.

[12] Clara Zetkin (1857-1933). Militante marxiste révolutionnaire et féministe allemande, proche de Rosa Luxemburg. Figure historique de l’aile gauche du SPD, elle participera à la révolution spartakiste et sera par la suite députée du KPD de 1920 à 1933.

[13] Ludovic-Oscar Frossard (1889-1946). Il fait partie des opportunistes et arrivistes sociaux-patriotes de la SFIO ayant choisi le PC au Congrès de Tours. Elu secrétaire général du PC, il en est exclu pour franc-maçonnerie en 1923 et rejoint la SFIO. Plusieurs fois ministre par la suite, pétainiste convaincu après 1940, il finira sa carrière sous Vichy.

[14] Pierre Naville (1904-1993). Venu du groupe surréaliste, c’est l’une des grandes figures de l’Opposition de gauche en France jusqu’à la fin des années 1930.

[15] Voir notamment la correspondance entre Trotsky et Marguerite Thévenet publiée par P. Broué et G. Roche, Léon Trotsky et Alfred et Marguerite Rosmer, Correspondance (1929-1939), Gallimard, Paris, 1982.

[16] Raymond Molinier (1904-1994). Militant révolutionnaire. Exclu du PC en 1929, c’est l’un des dirigeants de l’Opposition de gauche.

[17] Marcel Cachin (1869-1958). Député socialiste (SFIO) rallié à l’Union sacrée en 1914, il fait tout de même partie de la majorité qui fonde le PC au Congrès de Tours en 1920. Stalinien dévoué dès la seconde moitié des années 1920, il fait toute sa carrière comme député. Pilier du Front Populaire en 1936, c’est un des soutiens en France du Pacte Germano-Soviétique en 1940.

[18] Hadjali Abdelkader (1883-1957). Il en est question dans les paragraphes suivants.

[19] Voir à ce sujet l’excellent article de I. Birchall écrit en 2001 et publié dernièrement dans la version électronique de la revue Contretemps, « "Le Paria". Le Parti communiste français, les travailleurs immigrés, et l’anti-impérialisme (1920-1924) », www.contretemps.eu/intervent...

[20] Mahmoud Ben Lakhal (1894- ?). Militant communiste anticolonialiste algérien, membre de la rédaction du Paria et fondateur de l’Etoile Nord-Africaine. C’est le premier algérien à faire publiquement campagne pour l’indépendance de l’Algérie lors des élections algéroises d’avril 1927. Il sera, pour ce motif, déporté dans le Sahara par les autorités coloniales françaises.

[21] Marthe Bigot (1878-1962). Il en est question dans les lignes suivantes.

[22] Pierre Frank (1905-1984). Militant révolutionnaire proche de Molinier dans les années 1930 et la Seconde Guerre mondiale, il sera par la suite un membre important d’un des courants se revendiquant de la Quatrième Internationale aux côtés d’Ernest Mandel.

[23] L. Trotsky, Le mouvement communiste en France, (appareil critique et présentation de P. Broué), Editions de Minuit, Paris, 1967.

[24] Victor Serge (1890-1947). Révolutionnaire et écrivain francophone. Anarchiste dans sa prime jeunesse, il rejoint les bolchéviks après la Révolution d’Octobre, puis l’Opposition de gauche.

[25] Les Rosmer possédaient à Périgny, alors en Seine-et-Oise, une petite maison de campagne appelée « La Grange ».

Source du texte E4 : http://www.ccr4.org/

Sitographie partielle :

http://www.npa2009.org/content/tour...


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