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Comme tout phénomène criminel, la délinquance en col blanc s’adapte à son époque et aux évolutions législatives. Un rapport policier, obtenu par Mediapart, analyse les méthodes corruptrices utilisées par des entreprises françaises à l’étranger.
https://www.mediapart.fr/journal/fr...[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20241013-170009&M_BT=1489664863989
La corruption, comment ça marche ? Pour répondre à cette question épineuse, la sous-direction de la lutte contre la criminalité financière (SDLCF) de la police nationale a diffusé en interne une note d’analyse sur les « méthodes de versements de pots-de-vin » utilisées par les grandes entreprises françaises pour décrocher des marchés à l’international.
Daté du 12 août 2024, ce rapport, dont Mediapart a pu prendre connaissance, balaie une petite vingtaine de dossiers de « corruption d’agents publics étrangers », un délit entré dans le droit français en 2000. Jusqu’à cette date, le versement de bakchichs à des responsables administratifs ou politiques étrangers était non seulement autorisé par la loi, mais déductible des impôts pour les entreprises qui s’adonnaient à cette corruption systémique. C’est dire l’âge de pierre dans lequel a baigné la France, mais aussi d’autres pays, pendant des décennies.
En dépit de l’avancée du droit, la pratique judiciaire française a mis une bonne quinzaine d’années à se montrer un peu offensive sur la question, notamment après les réformes structurelles engendrées par le choc de l’affaire Cahuzac révélée par Mediapart : création d’un Parquet national financier (PNF) au sein de la justice, d’un Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) au sein de la police, et promulgation de nouvelles lois de lutte contre les atteintes à la probité…
L’exercice d’analyse auquel se livre aujourd’hui la police nationale, pas si courant en la matière en France, relève à la fois du catalogue à la Prévert et de la leçon de choses face à des phénomènes de délinquance en col blanc qui, comme toute délinquance, sait s’adapter à son époque et aux évolutions législatives.
Pour une grande entreprise qui vit de contrats à l’export, le principe de la corruption d’agents publics étrangers consiste à truquer les règles de la concurrence et à s’assurer l’obtention d’un marché en versant des « rémunérations occultes » sous la forme de « commissions qui peuvent atteindre plusieurs dizaines de millions d’euros », notent les analystes policiers. Les montages tortueux mis sur pied visent « à dissimuler l’objet réel des flux financiers et à couper la traçabilité entre l’entreprise émettrice et le décideur bénéficiaire ». En somme, entre le corrupteur et le corrompu.
Les spécialistes de l’Office anticorruption de la police judiciaire ont identifié trois « canaux » comme autant d’invariants des pratiques corruptrices de grandes entreprises françaises.
Le règne des « intermédiaires » Le premier concerne l’emploi de ce que, dans le monde ouaté mais carnassier des multinationales, on appelle « l’intermédiaire ». Ce terme passe-partout recouvre aussi bien l’utilisation d’un authentique démarcheur qui permet de décrocher un contrat qu’un agent de corruption déguisé en homme d’affaires respectable.
Plusieurs cas décrits dans la note policière concernent cette méthode, la plus classique d’entre toutes – les rédacteurs du document ont anonymisé les affaires évoquées, mais Mediapart a pu en identifier plusieurs.
Les policiers citent notamment l’exemple de la société Vectra (aujourd’hui NextRoad Engineering), spécialisée dans les infrastructures routières, qui a versé en 2013, dans le cadre d’un marché de travaux publics au Congo-Brazzaville, plus d’un million d’euros de commissions occultes à un intermédiaire. En fait, un conseiller d’un ministre du gouvernement.
Autre exemple : pour l’exploitation d’un champ pétrolifère au Ghana, la société Technip, géant français de l’ingénierie, a versé 7 millions de dollars à un intermédiaire, qui avait créé une entité ad hoc pour donner l’impression d’une conformité transactionnelle. « Une partie des fonds a ensuite été reversée à trois hauts dirigeants » de la société publique du pétrole au Ghana, selon les policiers. L’obtention du marché avait permis à Technip de dégager 481 millions de dollars de chiffre d’affaires.
La police avance également les affaires de la Société générale en Libye sous le régime Kadhafi (près de 60 millions de dollars de commissions occultes !) ou d’Airbus en Russie, avec la vente de satellites.
Airbus toujours, mais en Chine cette fois-ci : le mastodonte européen de l’aéronautique a aussi utilisé ce que les enquêteurs nomment « un intermédiaire de portage ». C’est-à-dire « un intermédiaire qui intervient sur une vente X mais que la société exportatrice utilise pour verser des fonds dans le cadre d’une autre vente Y ». En d’autres termes, pour brouiller les cartes.
Afin de contourner l’utilisation parfois trop voyante, donc suspecte, d’intermédiaires, certaines entreprises utilisent des prestations de sous-traitance sur un contrat comme véhicule de l’argent noir, soit en les surfacturant, soit en rémunérant une activité carrément fictive.
Ainsi, pour décrocher le marché du métro de Bakou en Azerbaïjan – un contrat à 140 millions d’euros –, l’entreprise Systra a utilisé deux sociétés sous-traitantes immatriculées au Delaware (États-Unis) et en Écosse. Celles-ci étaient censées réaliser des études « géotechniques » qui captaient à elles seules 25 % du montant du projet global. Mais les enquêteurs ont découvert une marge de 14 millions d’euros « non justifiée », dont le bénéficiaire final était un proche du pouvoir en place.
Systra s’est également fait remarquer en Ouzbékistan avec, plus original encore, la mise en place, en marge d’un marché ferroviaire, de « contrats pour la location d’appartements aux expatriés du groupe » via une société créée juste avant la signature du contrat. Les loyers étaient surpayés et la société qui les percevait était détenue in fine par un fonctionnaire ouzbek.
Une entreprise française a sponsorisé à hauteur de 50 millions de dollars une écurie de F1 détenue par le dirigeant d’une société avec laquelle elle voulait travailler.
Une autre astuce finale a été relevée par les policiers : « la gratification sans lien apparent avec le marché ». Par exemple avec l’emploi d’un proche, le rachat de sociétés tierces appartenant directement ou indirectement à un dirigeant d’un gouvernement ou d’une société nationale attributaire, des paiements de voyages et de cadeaux…
Ou encore la prise en charge de dépenses de sponsoring, comme cela s’est vu en Asie du Sud-Est avec une entreprise française (que Mediapart n’a pas pu identifier avec certitude) qui a sponsorisé à hauteur de 50 millions de dollars une écurie de F1 détenue par le dirigeant d’une société avec laquelle elle voulait travailler. « Cette collaboration n’aurait été en réalité qu’un habillage pour le versement de commissions au dirigeant de l’entreprise asiatique », concluent les enquêteurs.
La majorité des affaires évoquées dans la note – douze sur dix-sept – ont fait l’objet d’un règlement par la voie d’une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP). Il s’agit, en droit, de l’un des instruments de la justice négociée qui permet à une personne morale d’éviter un procès en payant une amende (plus ou moins salée) contre la reconnaissance des faits découverts par les enquêtes.
Fabrice Arfi
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