Dans le numéro de septembre du journal « Sozialistische Zeitung », la rédactrice responsable de la publication revient une fois encore sur la guerre russe contre la population ukrainienne et affirme - comme elle le fait depuis des années - que l’escalade est en premier lieu le fait des pays de l’OTAN, qui avancent à grands pas vers la Troisième Guerre mondiale et entraînent le monde vers l’abîme[1].
Sur cette question, il convient tout d’abord de faire observer en toute objectivité que Poutine dispose de nombreuses autres options pour une escalade avant de déclencher une guerre contre l’OTAN et de recourir à l’arme nucléaire, et que ces options ne doivent pas nécessairement rester limitées à l’Ukraine.
Nous devons bien entendu nous opposer à la vague de réarmement de l’OTAN et à la militarisation de nos sociétés. L’opposition au militarisme et au réarmement est toutefois plus crédible si elle prend au sérieux la menace que fait peser la Russie sur l’Ukraine et d’autres sociétés d’Europe de l’Est. Pour les gouvernements des pays de l’OTAN, la guerre en Ukraine n’est qu’un prétexte pour pousser au réarmement sans pour autant apporter un soutien réellement efficace à l’Ukraine. Au lieu de mettre à nu ce cynisme des dominants, Angela Klein condense son propos dans cette phrase absurde :
« La Russie n’est certes pas moins impérialiste que l’OTAN mais elle n’a pas d’ambitions territoriales concernant des pays membres de l’UE, ses aspirations impériales se concentrent sur le territoire de l’ancienne Union soviétique ».
Dans un article du même type publié sur le site Intersoz.org de l’Organisation socialiste internationale - ISO, dans lequel ils critiquent à juste titre la course aux armements engagée par l’OTAN, Angela Klein et Hermann Nehls répètent les mêmes inepties[2].
Par là même, Angela Klein et Hermann Nehls ne se révèlent pas seulement oublieux de l’histoire, mais ils nient tout bonnement la géographie politique telle qu’elle existe en Europe depuis maintenant 20 ans.
Non seulement ils oublient l’existence des Etats baltes, qui font partie de l’UE depuis 20 ans, mais ils passent délibérément sous silence l’expansion russe en Syrie et dans de nombreux Etats africains. Cette expansion russe n’a rien à voir avec la restauration de l’URSS, mais s’inscrit elle-même dans la tradition de la Russie tsariste. Pour ceux et celles qui à gauche se préoccuppent avant tout du bien-être de la classe ouvrière allemande telle qu’iels se le représente, et qui, en bonne intelligence avec le capital de leur pays, aspirent plus ou moins ouvertement au retour d’un gaz russe bon marché, cela n’est manifestement pas déterminant.
« Au siècle dernier, ce sont les armées allemandes qui ont fait la guerre à la Russie à deux reprises, [...] ». Cette déclaration d’Angela Klein et de Hermann Nehls est correcte, mais délibérément incomplète. Ils omettent le fait que les armées allemandes ont, avec leurs guerres, très largement ravagé l’Ukraine et d’autres territoires compris entre l’Allemagne et la Russie . Le fait que les « espaces intermédiaires » entre l’Allemagne et la Russie, des pays baltes à la mer Noire, soient oubliés est de toute façon dans la tradition allemande, de la droite à la gauche. Il est symptomatique que les deux auteurs mentionnent la Lituanie, mais uniquement en tant que lieu de stationnement des troupes allemandes, et non en tant que pays dans lequel des pans entiers de la société se sentent menacés par la Russie en raison d’une expérience historique bien concrète. [2]
Quiconque agite le spectre de la « Troisième Guerre mondiale » sur cette base devrait tout d’abord confronter la carte des membres de l’UE avec les contours de l’ex-URSS, et ensuite et surtout reconsidérer les trois décennies et demie, voire les huit dernières, qui viennent de s’écouler.
Pour une partie de la gauche, oubliant l’histoire et interprétant la géographie politique européenne de manière singulière, l’OTAN mène le monde à la troisième guerre mondiale. Tout le monde sait que depuis le début de la grande guerre engagée par la Russie contre l’Ukraine, c’est Poutine qui a joué à plusieurs reprises la carte de l’arme nucléaire pour empêcher d’autres pays de venir efficacement en aide à l’Ukraine. Toute personne qui se laisse influencer par de telles menaces perverses peut en réalité laisser tomber dès le départ toute perspective de transformation démocratique et écosocialiste globale.
A cette approche correspond encore la façon dont Hermann Nehls rend compte du livre récemment publié par Ulrike Eifler (secrétaire de l’IG Metall et présidente de la commission nationale « entreprise et syndicat » de die Linke) Gagner la paix, pas la guerre. Le rôle des syndicats dans le mouvement pour la paix. Il s’agit d’un recueil de discours prononcés lors d’une conférence organisée par IG Metall et la Fondation Rosa Luxemburg en janvier 2023. Tout au long du livre, on retrouve l’idée que la guerre en Ukraine est une guerre par procuration entre l’OTAN et la Russie. Pas une seule contribution ne se réfère d’une manière ou d’une autre aux syndicats ukrainiens. Ceux-ci ne semblent pas exister. Hermann Nehls s’inscrit dans cette vision unilatérale qui dénie à la société ukrainienne une volonté de résistance autonome contre l’occupation russe. C’est d’autant plus absurde qu’il a lui-même contribué à lancer des initiatives de solidarité syndicale.[3]
Dans son excellent article sur la solidarité syndicale paru dans ak - analyse kritik | Zeitung für linke Debatte und Praxis, Bernd Gehrke porte un jugement complètement différent sur le livre :
« Les actes du congrès des syndicalistes ’amis de la paix*’ tenu à Hanau contiennent certes de nombreuses accusations contre l’OTAN et contre une partie des syndicats, mais il ne s’y trouve pas une seule trace de solidarité syndicale avec les travailleurs et travailleuses qui ont été agressé.e.s par la dictature russe et avec leurs syndicats, ni avec ceux et celles qui endurent les souffrances de la guerre de terreur menée contre la population civile ukrainienne ». [4]
« Cette absence de solidarité internationaliste caractérise l’ensemble du volume et rend tout discours sur le fait que la paix est dans l’intérêt des »travailleurs et des travailleuses« vide de sens. Ou alors, cela signifie que, dans les faits, ce sont surtout les travailleurs et les travailleuses d’ici qui sont concernés, tandis que le sort des personnes directement touchées par la guerre est laissé de côté. De plus, on ne trouve dans les contributions aucune allusion à une critique de la vieille collusion germano-russe en matière d’énergie fossile qui fut en grande partie responsable des conséquences sociales dramatiques de l’interruption des livraisons de produits énergétiques russes »[4].
Le livre d’Ulrike Eifler reflète de manière frappante le nationalisme systématique qui sévit au sein de la gauche allemande et le refus de la solidarité syndicale internationale avec celles et ceux qui souffrent en Ukraine.
Bernd Gehrke précise : « C’est précisément parce qu’il n’y a pas de lien ’automatique’, entre par exemple le soutien militaire à l’Ukraine, la militarisation de la société ou le démantèlement des acquis sociaux, ainsi que le professent certaines parties de la classe dirigeante, que celles et ceux qui sont favorables à la livraison d’armes à l’Ukraine se sont clairement prononcés, depuis longtemps, dans »Analyse Kritik (ak) [4] contre la reprise de la course aux armements et le report des conséquences de l’invasion russe sur les classes laborieuses". [4]
Dans un autre article du numéro de septembre de SoZ, Angela Klein en rajoute une couche et fait une référence complaisante à un article hautement partial publié sur le site web ultra-campiste « Deferend Democracy Press »[6]. Celui-ci fait état de campagnes de recrutement de l’armée ukrainienne qui se font avec des méthodes incontestablement répressives et inacceptables et se réjouit d’une prétendue désagrégation de l’esprit de défense ukrainien. Angela Klein espère, à sa manière bien à elle, que la résistance ukrainienne s’effondrera bientôt. Nous savons cependant que la société ukrainienne est plus diverse et plus complexe que ne le laissent supposer ces espérances simplistes.
Enfin, Angela Klein appelle à une nouvelle « conférence de Zimmerwald ». SoZ reproduit même ce document historique de 1915 [7].
C’est louable. Le manifeste se prononce toutefois explicitement contre toute occupation et pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
« Cette lutte est la lutte pour la liberté, pour la fraternité des peuples, pour le socialisme. Il faut entreprendre cette lutte pour la paix, pour la paix sans annexions ni indemnités de guerre. Mais une telle paix n’est possible qu’à condition de condamner toute pensée de violation des droits et des libertés des peuples. Elle ne doit conduire ni à l’occupation de pays entiers, ni à des annexions partielles. Pas d’annexions, ni avouées ni masquées, pas plus qu’un assujettissement économique qui, en raison de la perte de l’autonomie politique qu’il entraîne, devient encore plus intolérable. Le droit des peuples de disposer d’eux‑mêmes doit être le fondement inébranlable dans l’ordre des rapports de nation à nation. »
Si Sozialistische Zeitung prenait cet important document au sérieux, il lui faudrait également ajouter quelque chose sur la manière dont la Russie peut être amenée à faire cesser la terreur exercée contre la population par l’occupation des villes et des villages ukrainiens et sur la manière dont les Ukrainiens peuvent faire valoir leur droit à l’autodétermination. Même lorsqu’il s’agit de documents historiques, la manière de voir de SoZ est donc particulièrement sélective et unilatérale.
Sozialistische Zeitung a été pendant longtemps un instrument précieux au service de celles et ceux qui s’efforçaient de faire avancer la cause du socialisme émancipateur. Depuis plusieurs années, ce journal fait face à des difficultés d’orientation croissantes. Certes, SoZ a aussi donné la parole à des socialistes et à des féministes d’Ukraine. Mais depuis le début de la grande guerre russe contre la population ukrainienne, il s’est retrouvé à plusieurs reprises aux côtés de ceux qui relativisent l’impérialisme russe et son régime proche du fascisme, qui mettent la guerre sur le compte de « l’expansionnisme occidental » et qui veulent laisser la population ukrainienne sans défense. Ainsi, ce journal se rend inutile. Le numéro d’août d’ak - analyse kritik | Zeitung für linke Debatte und Praxis, avec un point fort détaillé contre le « campisme de gauche », constitue une lueur d’espoir.
Je profite de l’occasion pour attirer une nouvelle fois l’attention sur la déclaration internationale « Ukraine : Une paix populaire, pas une paix impériale » [8]. Les signataires de cette déclaration se prononcent à la fois pour un soutien déterminé à la résistance ukrainienne et contre la vague de réarmement des pays de l’OTAN. Au lieu d’armer Israël et l’Arabie saoudite jusqu’aux dents, l’Ukraine doit être soutenue de manière à ce que sa résistance soit couronnée de succès et que le régime de Poutine se rende compte que la poursuite de la guerre d’agression ne fera que lui faire perdre davantage d’influence.
Christian Zeller
[1] https://www.sozonline.de/2024/09/he...
[2] https://intersoz.org/butter-statt-k...
[3] https://www.sozonline.de/.../gewerk...
[4] https://www.akweb.de/bewegung/inter...
[5] https://www.akweb.de/.../ukraine-kr...
[6] https://www.sozonline.de/2024/09/nu...
[7] https://www.sozonline.de/.../vor-10...
[8] https://emanzipation.org/wp-content...
• Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde.
• Christian Zeller est professeur de géographie économique à l’université de Salzbourg, militant écosocialiste et membre de la rédaction de la revue Emanzipation.
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