Taper sur la gauche pour survivre : le pari dangereux du camp présidentiel

mercredi 3 juillet 2024.
 

Article du 28 juin 2024 Pour éviter la déroute, les soutiens d’Emmanuel Macron multiplient les attaques contre le Nouveau Front populaire, renvoyé dos-à-dos avec l’extrême droite. Cette stratégie présente des risques majeurs pour un camp qui aura de nouveau besoin, pour sauver quelques sièges, du report des voix de gauche.

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Emmanuel Macron avait donné le ton, lors de sa conférence de presse du 12 juin, en dépeignant le Nouveau Front populaire (NFP) comme une alliance « d’extrême gauche », coupable de « communautarisme » et de « laxisme », et dont le programme mènerait à la « fragmentation de la République » et à « l’affaiblissement du pays ». Depuis, la campagne est à l’avenant : pas une matinale radio, pas une interview de presse écrite sans que les figures du camp présidentiel ne lâchent leurs flèches sur la gauche.

En première ligne, le premier ministre Gabriel Attal a entrepris de placer, dans cette campagne, le bloc de gauche et le Rassemblement national (RN) à égalité, leur reprochant dans un même élan d’avoir la « haine comme carburant » et de participer d’une « forme de confessionnalisation de la politique ». Lundi soir, dans un podcast auquel il était invité, le président de la République a évoqué le risque de « guerre civile » dans lequel le RN et La France insoumise (LFI) pourraient plonger la France.

Au détour d’une accusation sur la faiblesse supposée de Mathilde Panot, la présidente sortante du groupe de LFI à l’Assemblée nationale, dans la lutte contre l’antisémitisme, la porte-parole du gouvernement, Prisca Thevenot, a même repris en direction de la gauche un concept historiquement lié à l’extrême droite. « Nous n’oublierons pas, nous ne pardonnerons pas et nous ferons barrage aux représentants de cette nouvelle Nupes [Nouvelle union populaire écologique et sociale – ndlr] », a déclaré la ministre sur BFMTV vendredi 21 juin.

La surenchère verbale d’Emmanuel Macron et de ses soutiens n’est pas le fruit de réactions épidermiques. Elle est au cœur de la stratégie du camp présidentiel, à l’aube d’élections législatives qui s’annoncent périlleuses pour lui. Depuis la dissolution de l’Assemblée nationale, les têtes pensantes de feue la majorité ont fait passer le mot en insistant plus que de raison : il faut taper fort, très fort sur la gauche d’ici au premier tour, le 30 juin.

Depuis, tout y passe. Le programme économique du NFP engendrerait par exemple le plus grand « chômage de masse » depuis quarante ans, dixit Bruno Le Maire, le ministre de l’économie et des finances ; la destruction de 500 000 emplois « quasi immédiatement », selon Gabriel Attal ; la « ruine », tout simplement, a résumé dimanche 23 juin le chef du gouvernement. Emmanuel Macron a même dénoncé un programme « immigrationniste » et donnant la possibilité de « changer de sexe en mairie » – une fausse information.

Pour les macronistes, tirer à boulets rouges sur la gauche est l’unique moyen d’échapper à la déroute qui s’annonce. Les calculs des « stratèges » du camp présidentiel ne nécessitent pas d’avoir fait des études de science politique : vu la puissance du RN aux élections européennes, ils et elles imaginent que leurs candidat·es seront qualifié·es dans la très grande majorité des circonscriptions. Dès lors, c’est la seconde place que brigue le camp présidentiel. Or, l’union de la gauche, que l’Élysée jugeait improbable, est venue sérieusement compliquer les calculs.

Un des cadres de la majorité dissoute profite du « off » pour y aller sans ambages. « Notre risque dans cette campagne, c’est de disparaître au profit d’une nouvelle bipolarisation, résume-t-il. Il faut à tout prix qu’on se batte pour exister. Or, quand vous êtes troisième dans une course de Formule 1, vous jouez la deuxième place. Donc on essaie de passer devant la gauche, partout où c’est possible. »

Raccrocher l’électorat Glucksmann

L’ordre des forces politiques dans les enquêtes d’opinion n’est pas le seul baromètre scruté par les macronistes. Il faut aussi savoir dans quels secteurs sociologiques, géographiques et politiques aller chercher l’électorat manquant. Or, estime un autre parlementaire influent du camp présidentiel, « on a l’impression sur le terrain que les choses sont cristallisées et que les gens ont globalement fait leur choix ». « Le bloc du RN est très solide », appuie un autre.

Seul petit trou de souris, estiment Gabriel Attal et les siens : récupérer la frange de l’électorat de Raphaël Glucksmann la plus rebutée par l’alliance avec LFI. Le cadre cité plus haut s’en est persuadé : « Chez moi, je peux récupérer 30 à 50 % du vote Glucksmann. C’est le seul segment un peu friable de l’électorat. Alors j‘y vais à fond. Je leur parle de Jean-Luc Mélenchon, de l’antisémitisme, des outrances de ce parti que je juge antirépublicain. Et sur le terrain, ça prend, les gens en ont peur ! »

Rien n’étant dû au hasard, Gabriel Attal s’est invité sur France Inter le 13 juin pour exhumer son passé de militant socialiste. « Je suis triste de voir ce parti se ranger derrière La France insoumise, a-t-il lancé. Je suis triste de voir ceux qui ont inventé la laïcité s’allier à des communautaristes. […] Je pense à tous ces électeurs sociaux-démocrates qui sont animés par des valeurs de tolérance et d’humanisme. Je leur fais confiance pour faire le bon choix. »

Pour le bloc macroniste, l’enjeu n’est pas d’obtenir une majorité absolue, ni même de conserver sa majorité relative. Il s’agit simplement de limiter la casse, alors que certaines projections qui circulent sur les boucles de messagerie prédisent deux tiers de sièges perdus. Or, finir troisième, que cette troisième place soit qualificative ou non pour une triangulaire (en rassemblant 12,5 % des personnes inscrites sur les listes), c’est l’assurance de l’échec.

Ce dont rêvent les soutiens du chef de l’État, c’est d’une configuration qui les place dans le maximum de circonscriptions en duel face au RN. L’autre scénario jugé positif dans les rangs de Renaissance et de ses partenaires : une triangulaire qui placerait les candidat·es macronistes à la première ou à la deuxième place, en tout cas devant leurs concurrents de gauche.

Dans un tel cas de figure, le principe du désistement républicain devrait s’appliquer. La gauche y est prête en tout cas, comme l’ont signifié toutes ses composantes. Dans une tribune, parue mardi dans Le Monde, plusieurs dizaines de personnalités politiques socialistes, écologistes et macronistes (dont la ministre Agnès Pannier-Runacher ou son ex-collègue Clément Beaune) appellent par exemple à un accord de désistement réciproque, avant même le 30 juin, entre toutes les forces opposées au RN.

La gauche ennemie le vendredi, réservoir le lundi

Mais, au sein des rangs de Renaissance, d’Horizons ou du MoDem, cette ligne est minoritaire. Déjà, aux élections législatives de 2022, sur les soixante-et-une circonscriptions où le second tour opposait la gauche au RN, vingt-neuf candidat·es macronistes ont refusé d’appeler à battre l’extrême droite, selon un recensement du Monde.

Mardi, lors d’une réunion en visioconférence organisée par Emmanuel Macron, les cadres de son camp ont plaidé pour la fin du barrage républicain. Comme l’a révélé Le Parisien, c’est une ligne « ni RN ni LFI » qui a fait consensus. De même, la volonté des stratèges macronistes est de ne pas annoncer de désistement massif, pour se laisser la possibilité de se maintenir en triangulaire quand la victoire est possible.

Sur le plan des valeurs, une telle doctrine constituerait une rupture historique, même si le « front républicain » a été souvent ébranlé ces dix dernières années. Pour Emmanuel Macron, ce serait en tout cas un sacré reniement. C’est sous son impulsion que La République en Marche (LREM), son parti, avait annoncé avant les municipales de 2020 vouloir « revivifier le rassemblement républicain » en fixant une « doctrine claire » pour priver l’extrême droite de victoires. « Il ne faut jamais banaliser l’extrême droite », avait-il prévenu, grave, pendant sa campagne présidentielle de 2022.

La pente est la même que celle suivie, en son temps, par Nicolas Sarkozy. Élu en 2007, soutenu par une formation politique qui avait fait du « cordon sanitaire » un invariant, le président de la République d’alors avait théorisé le « ni-ni » – ni Front national ni Parti socialiste – à l’occasion des élections cantonales de 2011. L’ennemi de gauche a changé et les Insoumis ont pris la place des socialistes mais l’abdication présidentielle est la même.

Elle est largement partagée dans son camp, comme le prouve le faible nombre de signatures de macronistes à la tribune citée plus haut. En aparté, on pose le cas de figure à un ministre, candidat à sa réélection. S’il finit troisième, mais qualifié, derrière son concurrent écologiste et la candidate du RN, se désistera-t-il pour barrer la route à l’extrême droite ? La question précède un long silence. « Euh… bonne question, finit-il par lâcher. Je ne sais pas. Je n’ai pas la réponse, là. »

En tirant à boulets rouges sur la gauche et en refusant d’appliquer de façon claire les règles du barrage républicain, les soutiens d’Emmanuel Macron prennent un risque politique énorme en vue du second tour. Un président de groupe de la majorité balaie la question d’un revers de main : « Franchement, là, mon seul horizon, c’est le 30 juin. Je ne fais pas de coups de billards à quatre bandes, je ne me projette dans rien d’autre, j’essaie juste de faire en sorte qu’on survive. »

D’accord, mais après ? Si les candidat·es de l’ex-majorité se qualifient dans cinquante, cent ou deux cents circonscriptions, ils et elles miseront pour battre le RN sur les voix de l’électorat de gauche. Après avoir passé des semaines à torpiller une alliance honteuse et un programme marxiste, le défi paraît osé. À la décharge des penseurs élyséens, la manœuvre a jusque-là souvent fonctionné.

Ainsi de la campagne présidentielle de 2022 : dans l’entre-deux-tours, Emmanuel Macron avait repris à Jean-Luc Mélenchon des mots et des propositions et Richard Ferrand, alors président de l’Assemblée nationale, avait salué les « valeurs communes » entre les deux camps. Le soir de sa réélection, le chef de l’État avait dit au peuple de gauche : « Votre vote m’oblige. »

Et puis, sitôt la campagne des législatives lancée, il avait fait un nouveau demi-tour et incité ses troupes à taper fort sur la gauche. « Le discours qu’on a tenu entre les deux tours sur Le Pen, il faut maintenant le tenir sur Mélenchon », avait-il dit lors du conseil des ministres du 1er juin 2022, selon Le Canard enchaîné. L’objectif était le même qu’aujourd’hui : grignoter des voix à la gauche et se retrouver en tête-à-tête avec l’extrême droite.

Emmanuel Macron avait perdu sa majorité absolue, quelques semaines plus tard. Deux ans plus tard, la combine paraît plus éculée encore. Si le ton, les mots et les choix politiques du camp présidentiel rebutent une partie de l’électorat de gauche, ce n’est pas seulement à la disparition du macronisme que ce jeu dangereux mènera. Ce sera aussi la meilleure offrande au Rassemblement national, trop content d’observer le pouvoir planter les derniers clous dans le cercueil du front républicain.

Ilyes Ramdani


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