À gauche, les conditions de l’alchimie

samedi 29 juin 2024.
 

L’alliance électorale et programmatique du Nouveau Front populaire, pour enrayer un rouleau compresseur médiatique hostile et désarmer celles et ceux qui tirent contre leur camp en dénonçant déjà des reniements ou en annonçant déjà des renoncements, doit penser dès maintenant au jour d’après.

Une des meilleures affiches à propos du Nouveau Front populaire (NFP) – dont on peut espérer que l’inventivité visuelle soit le signe d’une dynamique politique plus profonde, à l’instar de ce qu’on avait vu en 1936, en 1968, lors des protestations contre la loi travail ou dans le soulèvement des « gilets jaunes » – montre quatre cœurs superposés sur lesquels est inscrit : « On s’engueulera plus tard. »

L’injonction est légitime face aux dangers d’une victoire du Rassemblement national (RN). Face aussi à l’attitude d’un camp macroniste indigne qui, bien qu’élu en 2017 et encore davantage en 2022 grâce aux voix de gauche souhaitant empêcher l’accession de Marine Le Pen à l’Élysée, assume désormais, par la voix de la porte-parole du gouvernement Prisca Thevenot, l’infamie de vouloir « faire barrage » à la gauche après avoir servi de marchepied à l’extrême droite.

L’injonction est aussi légitime face à un champ médiatique qui tente de faire de l’antisémitisme un sujet aussi vicié que déterminant pour ces législatives afin de semer la zizanie entre les composantes du Nouveau Front populaire. Maintenant que la question a été purgée par le programme du NFP et après une semaine de polémiques qui ont démontré la double exigence de ne céder ni au déni ni à la diabolisation de La France insoumise (LFI), les questions de principe et les questions sociales peuvent retrouver leur place centrale.

Mais la question de s’engueuler maintenant ou plus tard se pose différemment selon les sujets. Sur le nucléaire, les composantes du NFP ont pu choisir de remettre leurs désaccords à demain, à travers une discussion sur une loi énergie-climat à négocier dans les cent premiers jours de la nouvelle Assemblée.

Mais est-ce possible – et même souhaitable – quant à d’autres choix économiques et sociaux fondamentaux de la gauche ? Les contradictions d’une alliance partisane allant de Mélenchon à Hollande sont réelles. Les deux hommes se sont d’ailleurs envoyé des piques pendant tout le week-end : le second demandant au premier de « se taire » au vu des « rejets » qu’il susciterait ; le premier ironisant en affirmant que la « popularité n’est pas du côté qu’il croit » et en faisant huer le nom de l’ancien président de la République pendant un meeting.

Fermer les yeux sur ces tensions à l’œuvre est une stratégie de trop court terme, car une politique de l’autruche consistant à mettre tous les problèmes sous le tapis jusqu’au 7 juillet engendrerait un réveil difficile. Même avec un NFP victorieux.

La voie est donc étroite entre l’exigence de mettre certains différends de côté pour parer à l’urgence prioritaire de ne pas laisser le Rassemblement national (RN) s’emparer du pouvoir et celle de ne pas mettre trop de choses à l’écart au risque qu’une possible victoire électorale se transforme immédiatement en renoncement et en déchirement. Quoi qu’il en soit, cette voie ne peut exister qu’à trois conditions : mettre à distance les saboteurs, parier sur un élan transformateur et se confronter d’ores et déjà à l’après-7 juillet.

Mettre à distance les saboteurs

La condition première est donc de ne pas nuire d’emblée à la dynamique possible comme l’ont fait de façon symptomatique l’essayiste Frédéric Lordon à l’extrême gauche et la députée Valérie Rabault au centre, en réactivant n’importe comment la ligne de clivage entre la gauche radicale et la gauche mainstream, qui ne s’est bien sûr pas effacée d’un coup de baguette magique avec le Nouveau Front populaire, mais que celui-ci tente précisément de déplacer, voire de métamorphoser.

Le texte de l’économiste et philosophe Frédéric Lordon – qui fait regretter qu’à 62 ans il ne s’auto-applique pas ses convictions sur la retraite à 60 ans – sur son blog du Monde diplomatique se présente comme un appel à voter, adressé notamment à une extrême gauche détournée des urnes, qui existe certes du côté de quelques anarchistes et trotskistes inconséquents. L’argument principal, sans être original, est important : le vote n’est qu’un geste parmi d’autres de la politique. Le désacraliser permet de penser les autres répertoires d’action qui seront nécessaires à la gauche, même victorieuse dans les urnes, pour mettre en œuvre son programme.

Mais cet appel à voter est en réalité largement formel, puisque Lordon explique dans le même temps que les bulletins du Nouveau Front populaire – en tout cas ceux qui vont d’Olivier Faure à François Ruffin, en passant par le PCF – sont couverts de merde. On peut sans doute voter en se pinçant le nez comme au second tour des présidentielles de 2002, 2017 et 2022, mais peut-on vraiment convaincre de se rendre aux urnes en expliquant que cela revient à avaler « une fameuse tartine de merde, bien épaisse » ?

Une tartine constituée, selon lui, par « le retour de Faure », « la joie de Roussel », « les tambouilles “unitaires” » ou « l’ascension de Ruffin ».Tout cela, pour l’essayiste, constitue le simple recyclage de « la gauche de droite », c’est-à-dire, en réalité, l’ensemble du Nouveau Front populaire hors du mélenchonisme orthodoxe.

Sabotage symétrique : la députée Valérie Rabault, ancienne rapporteuse du budget à l’Assemblée nationale, qui n’a cessé de se démarquer depuis deux ans des couleurs de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) sous laquelle elle a pourtant été élue, notamment en séchant le vote de défiance déposé en 2022 par l’intergroupe, martèle la nécessité de « parler » aux marchés, ce qui signifie, dans sa bouche, les rassurer, alors qu’il faudra nécessairement s’y confronter si un Nouveau Front populaire victorieux le 7 juillet ne veut pas décevoir celles et ceux qui auront voté pour lui.

En rejouant la rengaine de la trahison immanente de la « gauche de droite » qui s’est déployée pendant le quinquennat Hollande ou en annonçant déjà être prêt à se plier aux pressions extérieures de l’UE ou des marchés financiers, Frédéric Lordon d’un côté et Valérie Rabault de l’autre expriment certes des tensions réelles à l’intérieur du NFP. Mais ils le font d’une manière qui ne laisse aucun espoir que l’alliance électorale se transforme en alliage politique.

Pari

Cette alchimie n’a rien d’évident ni même de probable, mais œuvrer d’ores et déjà à la rendre impossible constitue un sabotage commun aux pseudo avant-gardes convaincues d’être dans un moment pré-révolutionnaire tout en ayant troqué le romantisme pour le sectarisme, et aux partisans du « business as usual » certains qu’aucune rupture n’est possible et aveugles au fait que la poursuite des mêmes politiques débouche inéluctablement sur la prise de pouvoir par l’extrême-droite.

Parce que le danger de l’extrême droite est suffisamment important, et parce que l’extrême centre est suffisamment radicalisé, il n’y a pourtant pas de grand risque à faire le pari de cette alchimie, c’est-à-dire d’un processus qui transforme les composantes d’une alliance en un métal d’une autre trempe.

Une dimension essentielle de la politique, comme le rappelait la militante féministe Caroline De Haas sur le plateau de Mediapart, est précisément de n’être pas « une question d’arithmétique, mais de dynamique ». Autrement dit, de n’être pas réductible à des positions figées, mais d’être sensible à des élans susceptibles de déborder autant le sectarisme que l’irénisme, et ainsi de transcender des désaccords et des conflits sans pour autant les gommer.

Il est bien sûr facile de juger que le Nouveau Front populaire serait une simple hypocrisie parce qu’il présente comme candidats l’ancien directeur de cabinet d’Élisabeth Borne ou le précédent président de la République ayant fait voter la loi travail, la déchéance de nationalité et installé Manuel Valls, le propagandiste des gauches irréconciliables, à Matignon. Ou en rappelant à François Ruffin qu’il fut à l’initiative du serment fait à la Bourse du travail de ne plus jamais voter pour le PS.

Il est symétriquement assez aisé d’estimer que ce NFP ne serait qu’une hérésie parce que l’élargissement qu’il postule demeurerait impossible, dans la mesure où il resterait dominé par un Jean-Luc Mélenchon ayant de nouveau fait la preuve de sa pratique verticale du pouvoir et d’un égotisme lui faisant juger qu’il a formé – et aurait pouvoir de décision sur – l’ensemble de celles et ceux qui pourraient, mieux qu’un Léon Blum, mener le pays demain.

Mais le principe d’une alchimie est précisément de faire siennes les meilleures propriétés des éléments qui composent un alliage pour forger quelque chose dépassant l’addition des qualités des composantes initiales.

On peut ainsi tenir à l’idée que le sort de l’humanité se joue largement aujourd’hui à Gaza sans se référer aux « dragons célestes » et à leurs relents antisémites. Louer LFI de présenter des candidat·es des classes populaires racisées issu·es de la société civile, alors que ses partenaires investissent majoritairement des candidates et candidats blancs respectant d’abord l’équilibre des courants partisans internes, sans pour autant accepter les logiques de purge du leader de LFI. Se réjouir que des candidat·es socialistes soient, en 2024, en mesure de battre des candidat·es macronistes mieux que des Insoumis·es en 2022. Se féliciter de l’expérience de certain·es écologistes et socialistes pour mener la barque gouvernementale qui sera chahutée après le 8 juillet, sans renvoyer éternellement Les Écologistes ou le PS à leurs échecs ou trahisons.

Bref, il est possible d’exiger une radicalité responsable et démocratique, en demandant davantage de radicalité aux socialistes et davantage de démocratie à LFI.

Penser l’après-7 juillet pour l’emporter ce jour-là

Le problème demeure que l’écart de vision économique entre la gauche mainstream et la gauche radicale ne peut être complètement remis à plus tard, à l’inverse de la question du nucléaire, sur laquelle il est possible d’attendre des débats parlementaires sur le meilleur choix de mix énergétique pour la France. Si le Nouveau Front populaire l’emporte, c’est immédiatement que les marchés attaqueront la dette française et que l’Union européenne lancera des procédures ayant conduit, en Grèce, Syriza à se mettre à genoux.

On peut bien sûr s’appuyer sur certains éléments du programme du NFP et sur les chiffrages effectués par différents économistes et membres de l’alliance électorale vendredi 21 juin. Mais autant sur la question du Proche-Orient et sur celle de l’antisémitisme, le programme du Nouveau Front populaire peut avoir des vertus performatives, au sens où les mots peuvent être une composante de l’alchimie, autant sur les principales mesures économiques et sociales, les tensions existantes entre les composantes de l’alliance électorale seront immédiatement mises à rude épreuve.

Pour éviter que celle-ci se décompose, les deux seules pistes possibles sont d’une part de penser dès maintenant le choc à venir en cas de victoire, et d’autre part de ne pas laisser la promesse de rupture aux seules organisations partisanes qui composent le Nouveau Front populaire. On sait à quel point ce sont les grèves et le mouvement social qui ont orienté la politique du Front populaire de 1936, en « tenant » les partis politiques et en faisant pression sur eux.

C’est à cet égard que le texte de Frédéric Lordon est le plus dommageable. Alors qu’il est évident qu’une victoire du RN le 7 juillet prochain serait encore davantage une victoire de Bolloré que de Bardella, l’essayiste préfère vociférer contre « le pharisaïsme de Mediapart et les cris de joie de Libé, dont la haine pour la FI, enfin diluée, n’est pas moindre que celle de France Inter, de France 5 et de LCI ».

On n’en fera pas une affaire personnelle, même si on est en droit de se demander à qui Lordon s’adresse encore au-delà du boys band post-stalinien qui oriente aujourd’hui Le Monde diplomatique quand il vomit sur le même plan « le forcené de l’Élysée », « Le Pen » et « la gauche minable, celle qui en fait ne veut rien changer, et ses médias bien à elle, qui ne veulent rien changer non plus – la vraie, l’indécrottable ligne de Mediapart, c’est l’anti-anti-capitalisme ».

Si le projet n’est toutefois pas seulement de régner sur un royaume sectaire réduit à peau de chagrin et si l’on veut espérer un alliage politique seul susceptible de résister aux processus de destruction sociaux et environnementaux, il est nécessaire d’enclencher d’ores et déjà une dynamique sociale qui aura du mal à se passer de quelques relais médiatiques non inféodés aux agendas des médias de Vincent Bolloré, talonnés de près par BFMTV (fer de lance médiatique de « l’optimiseur » fiscal Rodolphe Saadé), Le Point (appartenant au milliardaire François Pinault), Franc-Tireur (possession du chef d’entreprise extractiviste Daniel Kretinsky) ou Les Échos de Bernard Arnault, homme le plus riche du monde.

Cette nécessité qu’un mouvement social impose, en cas de victoire du NFP, aux organisations qui le composent de tenir face aux coups de boutoir extérieurs dont il sera l’objet ne résout pas l’équation mais en demeure une précondition, dans la mesure où il faudra faire face à des attaques violentes des forces du capital et de la finance dès le 8 juillet.

Si ces dernières sentent d’ores et déjà qu’elles n’auront aucun mal à casser l’alliage électoral du NFP en s’attaquant à la dette française et en menaçant le financement de l’État, le risque est que toute tentative de compromis (même raisonnable si l’on suit les économistes qui ont présenté leur vision de la manière de financer les mesures proposées par le Nouveau Front populaire, grâce principalement à un ISF renouvelé et à une redistribution fiscale qui ne concernerait pas 92 % de la population) demeure inacceptable à des marchés qui exigeraient compromissions et soumissions immédiates du nouvel exécutif en faisant monter les enchères.

La nécessité de faire rêver ne doit pas faire négliger les coups de bélier qui tenteront immédiatement de faire exploser la coalition électorale de gauche si elle s’avérait victorieuse.

Le seul espoir est donc que ces forces sentent qu’elles se trouvent face à un bloc suffisamment solide et déterminé à jouer le rapport de force, à défaut d’être parfaitement homogène. Même si le souvenir de la mise au pas de Syriza pèse nécessairement lourd, la France n’est pas la Grèce et son poids dans le système financier mondial peut laisser entrevoir autre chose qu’un bis repetita. Une crise de la dette française se transformerait en effet nécessairement en crise bancaire à l’échelle de l’Europe, ce qui pourrait pousser la Banque centrale européenne (BCE) à changer de braquet et d’attitude pour mettre à distance une telle hypothèse.

Il demeure certes des non-dits et des doutes qu’il n’est pas forcément possible de lever en moins de deux semaines de campagne. Par exemple, le programme du NFP dit refuser l’austérité du nouveau pacte budgétaire européen, ce qui supposerait une désobéissance à une UE avec laquelle nombre d’écologistes et de socialistes se trouveraient sans doute en porte-à-faux.

Cela ne veut pourtant pas dire qu’il n’existe pas de leviers face aux attaques inévitables qui se produiraient dès le 8 juillet : contrôle des capitaux, exit tax, modification du circuit du Trésor, récupération de l’épargne française, qui représente 22 % du PIB et dont le départ à l’étranger explique largement le déficit courant de la France, création monétaire dans le cadre de la théorie monétaire moderne (MMT), voire nationalisations ciblées…

La plupart de ces leviers supposent toutefois de ne pas se contenter du cadre existant d’un capitalisme en crise et de ne pas peindre seulement une victoire du Nouveau Front populaire en pays de cocagne spontanément créé par la seule taxation des ultrariches.

Cette dernière est essentielle et peut déjà amorcer des améliorations réelles de la vie quotidienne, notamment avec le smic à 1 600 euros. Mais la nécessité de faire rêver ne doit pas faire négliger les coups de bélier qui tenteront immédiatement de faire exploser la coalition électorale de gauche si elle s’avérait victorieuse.

La question pivot est donc, dans un monde en feu, de savoir si on continue avec un système en crise et en pleine fuite en avant, si on augmente encore la nature autoritaire du néolibéralisme pour le maintenir, ou si on se donne les moyens d’une rupture seule susceptible d’arrêter les flammes climatiques, racistes, masculinistes et capitalistes qui détruisent notre monde.

Ce qui suppose autant de concrétiser les visions positives d’un autre monde possible promis par le programme du NFP que de se préparer collectivement, dans un cadre permettant autant le respect que le conflit, à une bataille dont une victoire électorale ne constituerait que l’entrée en lice.

Joseph Confavreux

• MEDIAPART. 25 juin 2024 à 10h10 :


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