La police de Robespierre

mercredi 26 juin 2024.
 

Nombreux sont ceux qui attendent d’un nouveau Front Populaire une réforme en profondeur de la police et en feront un marqueur essentiel. Pour cela, les sources d’inspiration ne manquent pas. Parmi elles, le modèle des pères de la République eux-mêmes vaut encore leçon pour aujourd’hui.

Quand les libéraux et les identitaires auront quitté les palais d’un pays qui leur était étranger, quand la France sera à reconstruire et la République de nouveau une page blanche, de quelle police aurons-nous besoin ? Retour en 1790.

Le 5 décembre 1790, un long texte[1] de Maximilien Robespierre s’échange en effet sur les bancs de l’Assemblée nationale avant d’être versé aux débats du jour. Le député d’Arras y délivre sa vision de la garde nationale au moment où le peuple, ivre de ses premiers succès, manifeste la volonté de se réapproprier l’ordre public aux dépens des troupes royales. Celles-ci, professionnelles et soldées, composées de l’armée de ligne et de la maréchaussée, possèdent encore le monopole de la répression. Mais leur lien direct avec un pouvoir discrédité a affaibli leur autorité. Retour sur un passé qui revient.

La création d’une force républicaine pour tenir le pays

Robespierre propose de subordonner ces forces de l’ancien régime à la garde nationale qui, à terme, devra les remplacer dans leur mission de police. La garde nationale est alors « une idée neuve » sans « exemples étrangers parfaitement analogues », « elle appartient à la Révolution. » Sorte, à ses débuts, de milice bourgeoise, commandée par le marquis de La Fayette et partie prenante de la prise de la Bastille, elle s’attache d’abord à réhabiliter la propriété privée et représenter une force indépendante du roi. Robespierre y voit lui une formidable opportunité de renverser l’ordre ancien et le confier à la vertu nouvelle d’un peuple devenu souverain et qui se souvient que la Grande Peur a pris fin la nuit du 4 août 1789 avec l’abolition des privilèges dont l’application fut justement confiée à cette garde nationale.

« Au premier cri de la liberté naissante, tous les Français ont pris les armes, et se sont rangés en bataille autour de son berceau, (…) mais il ne suffisait pas de créer la liberté, il fallait la conserver. » Pour la conserver donc, et pour appliquer l’article 12 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen adoptée le 26 août de l’année précédente, Robespierre insiste tout d’abord sur la nécessité de soustraire la garde nationale à l’autorité du prince encore en place à ce moment-là.

Pour cela, celui-ci « ne doit nommer les chefs ni les officiers » et « ne doit ni avancer, ni récompenser, ni punir les gardes nationales. » Autre préoccupation du député d’Arras, éviter tout esprit de corps de cette nouvelle institution qui conduirait immanquablement à s’extraire de l’intérêt général pour défendre ses propres avantages. Il propose par exemple que « les officiers n’y soient nommés que pour un temps très court (…) qui n’excédât pas six mois. »

Il conviendra également que la garde nationale soit représentative du peuple dans son entier, et non composée des seuls « citoyens actifs. » dont les revenus leur octroient seuls le droit de vote. Les autres, soit tout de même la moitié de la population masculine, n’ont alors le droit ni de voter, ni de porter une arme. Cette discrimination est effective depuis six mois déjà quand Robespierre s’exprime et s’insurge contre le séparatisme bourgeois d’une milice transformée en police censitaire : « on veut diviser la nation en deux classes dont l’une ne semblerait armée que pour contenir l’autre, comme un ramassis d’esclaves toujours prêts à se mutiner. » Il souhaite réformer cette police réduite aux seuls propriétaires, qui crée, par sa composition-même, une classe punissable quel que soit son crime.

Ainsi transformée, où cette nouvelle garde nationale devra-t-elle porter son regard ? Tout d’abord contre les « troubles intérieurs » et les « mouvements séditieux » puisqu’il n’y a qu’« une force mue par la volonté générale qui puisse être légitime et efficace. » Mais également « pour le maintien de la police ordinaire » en « suppléant (…) aux anciens agents de la police. » Cela permettrait « de laisser à la force publique toute son énergie en lui ôtant tout ce qu’elle peut avoir de dangereux et d’arbitraire. » comme l’est « l’esprit violent et despotique d’un corps tel que la maréchaussée. Pourquoi donc conserver ce corps qui ne sert qu’à augmenter la puissance redoutable du monarque aux dépens de la liberté civile ? »

Pour cela, il faut que « l’action des gardes nationales soit provoquée par les magistrats, par les organes naturels de la loi et du vœu public. Ainsi les gardes nationales doivent être subordonnées au pouvoir civil » et soustraites à « la dépendance immédiate du roi (et) commandées par des chefs nommés par le roi. » Face aux hésitations de ses pairs des comités, il ironise prophétiquement : « Si j’avais voulu, sous le nom de police et d’ordre public, livrer la liberté des citoyens à toutes les vexations du despotisme, voici comment je m’y serais pris : j’aurais confié ces fonctions civiles à un corps militaire ; et en donnant le choix de l’appeler maréchaussée ou gendarmerie nationale, j’aurais formellement statué qu’il continuerait de faire partie de l’armée, (…) j’en aurais fait choisir les cavaliers par un officier à la nomination du roi, (…) j’aurais donné surtout une attention particulière aux officiers (dont) j’aurais multiplié le nombre à l’infini. (…) Avec ces éléments, combien il m’est désormais facile d’inspirer à tout ce corps un seul esprit, qui sera le dévouement le plus absolu à la cour et à l’aristocratie. »

Il termine son intervention en proposant un décret qui pose les fondations de sa garde nationale censée accompagner son entreprise de « régénération des mœurs publiques » au seul service de « la patrie et la vertu » Ainsi, tout citoyen majeur peut se faire inscrire dans sa commune de résidence afin d’intégrer cette nouvelle force, exclusivement tournée vers la « défense de la liberté attaquée ou rétablir la tranquillité publique troublée en dedans », qui ne pourra pas être commandée par les officiers des troupes en ligne mais uniquement « agir à la réquisition du Corps législatif ou des officiers civils nommés par le peuple. »

Ses cadres seront d’ailleurs élus par les citoyens dans des « fonctions qui n’excéderont pas six mois. » Leurs armes seront fournies par l’Etat et ils « porteront sur leur poitrine ces mots gravés : LE PEUPLE FRANÇAIS, et au-dessous Liberté, Egalité, Fraternité. » De même sur leur drapeau tricolore. « La maréchaussée sera supprimée », et ses cavaliers seront intégrés dans la nouvelle garde nationale. Dans un second décret, Robespierre enjoint aux municipalités d’aller inspecter les arsenaux et veiller à distribuer les armes aux nouveaux serviteurs de l’ordre public.

Mais ce projet de police du peuple, par et pour le peuple, fera finalement long feu, Robespierre n’obtenant pas gain de cause. La garde nationale restera au service de la monarchie constitutionnelle et la démission de La Fayette en octobre 1791 la désorganisera, provoquant un émiettement local des fonctions de police[2]. Certes, des comités de surveillance (loi du 21 mars 1793) apparaitront encore et s’imposeront avec la loi des suspects de septembre de la même année. Mais le Directoire refermera bien vite la parenthèse, l’ordre public se reprofessionnalisera au profit des militaires, les derniers sans-culottes seront désarmés et Bonaparte tournera ensuite définitivement le dos aux fédérés-tirailleurs.

La dissolution de l’ensemble des gardes nationales sera signée par Adolphe Thiers en 1871 en raison de leur participation à la Commune de Paris. Quant à la police nationale, elle naitra en août 1941 par un décret du Maréchal Pétain qui placera les polices municipales sous l’autorité des préfets et aux ordres du pouvoir exécutif. Robespierre lui-même sera publiquement désavoué et tombera le 27 juillet 1794. La nomination du général Paul Barras à la tête des forces armées signera l’échec de son rêve d’un nouvel ordre citoyen. Le soir de son arrestation, ses partisans feront sonner le tocsin dans les rues de Paris. En vain.

Quelle leçon pour aujourd’hui ?

Robespierre ignore encore les biais que prendra la démocratie d’opinion (que donnerait aujourd’hui l’élection des chefs des gardes nationales par la population ?...). Il ne s’attarde pas non plus sur les moyens et les méthodes de cette police nouvelle. Le Comité de salut public n’est pas encore né et l’Incorruptible s’en tient prudemment aux grands principes. Mais l’avocat sait déjà que la police n’a que peu de prise sur la délinquance, qu’elle ne fait, hier comme aujourd’hui, que maintenir à un niveau politiquement acceptable.

De nombreuses études ont en effet depuis confirmé cet effet placebo de la police. Que ce soient Michelle Alexander, David H. Bayley, Raymond Paternoster, John Eck et Edward Macguire, Worall et Kovandzic, la littérature scientifique foisonne de références sur l’absence d’effet positif de la police sur la baisse de la criminalité. Elinor Ostrom (Prix Nobel d’économie en 2009 spécialisée sur les biens communs) démontre même qu’en matière de police, la hausse des dépenses publiques n’a aucun impact sur la qualité et la quantité du service rendu. Si, en Europe, après avoir significativement baissé depuis le XIIIème siècle, les déviances stagnent, cela ne doit rien à l’emprise grandissante de la police.

En France, elle voit pourtant ses financements constamment augmenter[3] : + 35% de 1995 à 2019, alors que, pour la même période, le budget de l’Education nationale ne progressait que de 18%. Sur les trente dernières années, les effectifs de police ont bondi de 30%, alors que dans le même temps la population n’augmentait que de 12%. Cette croissance exponentielle, à laquelle il faudrait ajouter celles des moyens d’intrusion des services de renseignement et des effectifs des polices municipales, ne semble pas profiter à la sûreté de toute la population, mais plutôt à maintenir l’ordre établi au profit de quelques-uns.

Si la police n’agit pas sur le taux de criminalité, que devrions-nous dès lors attendre d’elle ? Au-delà des aspects organisationnels, et notamment de son autorité de rattachement qui en détermine forcément la légitimité et les missions, deux principes s’imposent : son exemplarité et son innocuité.

Concernant le premier point, et compte-tenu de ce qui précède, le statut éthique de la police s’avère plus important que ses résultats supposés. Son mérite principal devrait en effet consister à incarner une sorte de boussole républicaine révélatrice de la droiture de la figure paternelle de l’autorité. Au-delà de son efficience qui obsède les libéraux, l’Etat devrait plutôt se penser comme un entrepreneur moral[4]. Car ce qui fonde la confiance d’une population dans sa police réside (au-delà des positions sociales des personnes interrogées) en premier lieu dans son honnêteté, avant son efficacité, suivi du traitement respectueux des citoyens[5].

Ces derniers exigent donc désormais des activités régaliennes de l’Etat qu’elles soient irréprochables avant que d’être efficientes. A ce titre, la police devrait incarner une instance de référence, une preuve vivante de la vertu républicaine et une boussole pour temps troublés. C’est donc cet objectif de refondation qu’il conviendra de privilégier.

La neutralité institutionnelle en constituera le second caractère. Robespierre craignait déjà que, faute de vigilance, « une partie des gardes nationales soit composée d’ennemis de la Révolution. (…) Voilà tout à coup les conspirateurs environnés d’une armée immense. (…) Quel obstacle pourra les arrêter, lorsque la seule force qui existera de fait dans l’Etat sera réunie dans leurs mains, et qu’ils pourront la diriger à leur gré au nom même des lois et de la Constitution. (…) Qu’il s’agisse de miner insensiblement les fondements de la liberté et d’opprimer en détail le parti patriotique. »

Or, les prises de position politique des syndicats de police ont suffisamment été documentées ces dernières années pour ne pas avoir besoin d’y revenir. La surreprésentation du vote d’extrême-droite dans ses rangs également (Cevipof). Reste que l’attitude du ministre de l’intérieur interroge à chaque fois, par exemple quand il autorise ses troupes à aller intimider un parti d’opposition sous ses fenêtres (LFI – 2019), ainsi que des journalistes (Radio France – 2020) ou qu’il les encourage en marchant à leurs côtés sur l’Assemblée nationale (19 mai 2021).

Cela ne cesse de surprendre quand on se souvient de la fermeté républicaine dont fit preuve le gouvernement après la manifestation des policiers d’extrême-droite du 3 juin 1983, avec la mise à pied des organisateurs (réintégrés par la droite en 1986) et la démission forcée du DGPN et du préfet de police. La loi seule permet pourtant de combattre les actes séditieux, tels les articles 433-6 CP (appel à la rébellion), 433-10 (provocation à la rébellion), 412-3 (appel à l’insurrection) et 412-4 (substitution à l’autorité légale). De même on se souvient de la dissolution du Front National de la Police (Cour de cassation - 10 avril 1998) pour ses liens organiques avec le FN et les déclarations politiques de ses dirigeants contraires aux règles de fonctionnement d’un syndicat professionnel (Article L411-1 du code du travail).

Un ministre de l’intérieur républicain ne doit pas soutenir ses effectifs au point de se mettre à leur service. Il ne sera respecté, au sein du ministère et en dehors, que par son charisme et sa droiture. Il dispose pour cela de moyens juridiques importants, sans compter les quelques 1,44 millions d’euros qu’il reverse tous les ans aux organisations syndicales (PLF 2023). Beauvau ne garde pas mémoire des ministres faibles, mais ils entrainent à chaque fois dans leur inconsistance toute la République. Pour se régénérer, elle devra un jour se passer d’eux.

Car il n’est pas inutile de penser à après-demain, quand nous aurons renversé des montagnes, au point de se penser Montagnards à notre tour, quand la France n’aura plus que des ruines à offrir au regard de ceux qui croyaient en elle, et que la République sera à réenfanter, une génération nouvelle se remettra au travail pour trouver l’équilibre nécessaire à « la stabilité de son ouvrage » comme disait Robespierre. En se souvenant que les échecs passés de ceux qui avant eux se sont laissé dominer par l’Etat secret étaient plus dus à leur impréparation qu’à une réelle résistance des services et de la police.

En attendant, Robespierre nous invite par ce discours à nous demander si, au stade où elle en est, la police peut encore se réformer de l’intérieur pour atteindre les objectifs qu’il avait fixés. Ou si, comme l’inspecteur Javert des Misérables, contredite dans ses principes mêmes, ses erreurs passées la condamneront à disparaitre au profit d’une nouvelle garde nationale.

François Thuillier

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[1] Robespierre. Discours non prononcé de M. Robespierre sur la garde nationale, en annexe de la séance du 5 décembre 1790. In : Tome XXI – Du 26 novembre 1790 au 2 janvier 1791. pp. 238-250.

[2] Arnaud-Dominique Houte - Citoyens policiers - La Découverte - 2024 - pp. 31 à 46.

[3] Paul Rocher – Que fait la police ? – Editions La Fabrique - 2022

[4] Luc Rouban – Les racines sociales de la violence politique – Editions de l’Aube – 2024 – pp. 109 à 131.

[5] Note de recherche – Le baromètre de la confiance politique, vague 13 et 13bis, Cevipof, mars 2022.


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