Néo-libéralisme et causes de la montée de l’extrême droite

mercredi 3 juillet 2024.
 

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Si l’on veut combattre durablement les « idées » d’extrême droite, il est vain de pointer du doigt ses électeurs et de les stigmatiser encore plus. Au-delà de leur médiatisation, nous proposons d’aller chercher d’autres causes dans l’analyse faite par Bernard Stiegler et l’Association Ars-Industrialis – Épokhè développée dans le livre « Pharmacologie du Front national ».

À l’heure où de tout côté, l’alarme retentit pour éviter une catastrophe (aussi peu saisissable, que ce soit parmi les électeurs du Rassemblement national que parmi les électeurs de gauche), au moment où toutes les forces progressistes se mobilisent dans un élan rarement vu, on peut se demander comment on a pu en arriver là [1].

Si l’on veut combattre durablement les "idées" d’extrême-droite, il est vain de pointer du doigt tous ses électeurs, et de stigmatiser encore plus une partie de la population envers laquelle on a échoué, et qu’il nous faut convaincre à nouveau. Nous devons au contraire aller chercher les raisons de la montée de l’extrême-droite, bien au-delà de la médiatisation de ses idées, et y remédier en profondeur. La montée de l’extrême droite en France est avant tout causée par un processus ancien et massif de désindividuation [2] caractérisé par une perte du sentiment d’exister par une partie croissante de la population qui ne se réduit en aucun cas aux électeurs du RN [3]. Nous souhaitons attirer l’attention sur cette analyse proposée par Bernard Stiegler et l’association Ars Industrialis (renommée Épokhè) dans le livre Pharmacologie du Front national, paru en 2013, dont nous citons quelques passages.

"Les idées du Front national dominent dans une population dont il n’est plus pris soin depuis longtemps et qui souffre massivement d’un manque d’attention : qui est négligée, et qui se néglige elle-même, qui, face à l’incurie généralisée du laisser faire n’importe quoi et laisser tout passer, se laisse aller. Cette population se laisse aller parce que les conditions de formation et d’exercice de sa propre attention ne sont plus réunies en tant que population adulte, et moins encore en tant que population infantile ou juvénile. N’ayant plus les moyens de se porter mutuellement attention à travers la succession des générations qui la composent, n’ayant plus les moyens ni pour les adultes, de former, l’attention des plus jeunes, ni, pour les adultes et pour les plus jeunes, de faire attention aux vieux, n’ayant plus les moyens de prendre soin d’elle-même et des autres, cette population et sa jeunesse n’ont plus le sentiment d’avoir un avenir. Ne croyant plus en personne ni en elles-mêmes, elles abandonnent leur sort aux bonimenteurs du ressentiment - de Nicolas Sarkozy aux Le Pen en passant par Éric Besson."

À l’origine de cette situation, se trouve une idéologie, le néo-libéralisme [4], qui a inspiré la Révolution conservatrice et qui a causé une immense souffrance. Ce sont les effets de cette idéologie qui ont participé à faire émerger les idées du Front national [5]. Cette idéologie a progressivement laissé place à une forme nouvelle, où l’État est désormais employé dans le maintient du libéralisme économique, qui est incarnée depuis 2017 dans la politique d’Emmanuel Macron [6]. En poursuivant ainsi avec une brutalité inédite la dégradation du symbolique, dont peut-être en premier lieu le langage, en faisant de Marine Le Pen l’opposante politique principale à chaque élection, en déstructurant les services publics et les corps d’État, en mettant l’État même au service des systèmes financiers et du marché quel qu’en soit le prix, ce dernier a créé les conditions pour que l’extrême-droite soit propulsée au niveau que l’on connaît aujourd’hui.

"L’ultralibéralisme aura consisté avant tout à détruire les systèmes de protection sociale et les législations, à prôner la délocalisation des appareils de production et la mise en concurrence des territoires, à susciter la haine entre les peuples plutôt que la convergence de leurs intérêts, et à liquider les cohésions sociales d’abord en discréditant, puis en privatisant toute forme d’attention publique – c’est-à-dire les processus sociaux de reconnaissance mutuelle hors desquels ne peut pas se produire le sentiment d’exister. Car, faute d’avoir le sentiment d’exister, c’est-à-dire aussi d’être l’objet de l’attention des autres (et notamment de ceux qui en ont revendiqué la responsabilité publique), il n’est pas possible d’être soi-même attentif aux autres, y compris aux siens. Souffrant de cette incapacité à s’occuper des siens comme on voudrait pouvoir le faire, ce sont les autres qui deviennent les souffre-douleur expiatoires du manque de soin subi, et parmi les autres, eux, c’est-à-dire : un groupe d’autres désigné comme bouc émissaire – comme pharmakos."

La gauche, en abandonnant la critique de la société de consommation et de la spéculation financière, a désorienté une partie de la population et accru le sentiment d’abandon. La défaite de la présidence de François Hollande a causé un ultime sentiment de déception avant une catastrophe que nous percevons aujourd’hui, largement confortée par de nombreux responsables de tout bord politique, et par de nombreux médias (comme CNews, Paris Match, Europe 1 ou plus récemment Le Journal du dimanche appartenant à Vincent Bolloré qui exacerbent le ressentiment).

"Le principal résultat "anthropologique" de la Révolution conservatrice aura été d’avoir détruit la culture, la politique et l’économie d’une véritable attention et d’y avoir substitué une industrie de la captation destructrice de l’attention, ce qui aura abouti à une irrésistible régression de l’attention et aux immenses souffrances que celle-ci a engendrées partout dans le monde – physiques, mentales, cognitives, morales et spirituelles. Si les idées du Front national sont les plus largement partagées par les français, c’est parce que, faute d’avoir appréhendé les véritables enjeux de la Révolution conservatrice, la bataille idéologique qui s’était engagée après la seconde guerre mondiale en Europe occidentale et en particulier en France a été perdue. Cette défaite, dans une lutte qui se présentait comme celle des "forces du capital" et des "forces du travail" a d’autant plus désorienté les esprits de chacun qu’elle a été déniée et dissimulée.

C’est parce que le "monde du travail" n’a plus vu en quoi les idées que défendaient ses représentants pourraient être aptes à lutter contre l’idéologie du capital devenu massivement spéculatif et non plus entrepreneurial et d’investissement, que les producteurs (salariés aussi bien que petits artisans, petits patrons, petits commerçant et désormais agriculteurs) ont fini, pour une grande part d’entre eux, par se rallier aux idées du Front national au lieu de se rassembler pour lutter contre les effets de cette idéologie et de son hégémonie exercée à travers les technologies de captation de l’attention. […] Cette défaite idéologique de la pensée de gauche aura consisté à abandonner toute capacité à critiquer la société de consommation et à ne pas voir comment le consumérisme est devenu par lui-même et en quelque sorte par intégration fonctionnelle une machine de guerre idéologique coïncidant point par point et fonctionnellement avec la machine de guerre économique […]."

Enfin, s’offusquer de la domination des idées d’extrême-droite ou dénoncer son score ne résoudra pas le problème. Pour éviter la catastrophe (peut-être déjà inévitable), nous devons combattre les idées issues de l’idéologie [7]. C’est-à-dire avoir des idées qui sont issues d’une nouvelle théorie critique élaborée dans une vision pharmacologique [8]. Voilà ce qui manque entre autres à la gauche pour être en mesure de proposer une alternative crédible au néo-libéralisme et réindividuer l’individu avec l’exigence d’une véritable politique écologique (ce qui n’a toutefois rien d’évident).

En attendant un sursaut, toutes nos forces doivent être employées pour faire émerger une alternative d’ici début juillet à l’accession au pouvoir du Rassemblement national, tout en évitant de renforcer la frustration et le sentiment d’exclusion d’une partie de ses électeurs.

Olivier Claude Marchand


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