Aux États-Unis, dont le gouvernement est le principal allié du régime israélien, des mobilisations sont organisées sur tout le territoire depuis le 7 octobre, en solidarité avec la Palestine et pour exiger l’arrêt du soutien aux crimes de guerre israéliens. La communauté juive du pays (qui est la plus grande communauté juive hors d’Israël) et les étudiant·es sont au cœur de la mobilisation. Ces dernières semaines, à la suite de l’université Columbia de New York, des étudiant·es ont établi des campements sur des dizaines de campus universitaires afin d’exiger que leurs établissements se désinvestissent d’entreprises et d’institutions israéliennes. Le mouvement doit faire face à une féroce répression de la classe dominante, relayée par des président·es d’université qui n’hésitent pas à faire appel massivement à la police. Nous publions ci-dessous la traduction d’un article paru dans la revue américaine « Jacobin » faisant le point sur la mobilisation actuelle dans les universités américaines et son positionnement dans un contexte plus global.
Comme celles et ceux qui ont protesté autrefois contre la guerre au Vietnam, les étudiant·es qui manifestent aujourd’hui contre la brutale agression israélienne à Gaza voient juste. Les générations futures ne verront pas d’un bon œil ceux qui ont profité de ce moment pour salir les manifestants des campus en les qualifiant d’« antisémites ».
En 1968, Lyndon Johnson était président des États-Unis et menait une guerre brutale au Vietnam qui, lorsqu’elle s’achèvera plusieurs années plus tard, aura coûté la vie à des millions de civils vietnamien·nes. À l’université Columbia de New York, six étudiants furent sanctionnés disciplinairement pour avoir protesté contre l’implication de Columbia dans l’Institute for Defense Analyses (IDA), un groupe de réflexion sur la recherche militaire.
Nombre d’étudiant·es de Columbia étaient déjà furieux·ses de l’implication de leur université dans la recherche militaire à une époque où l’armée américaine commettait des atrocités à grande échelle en Asie du Sud-Est. Essayer d’interdire la liberté d’expression des étudiant·es se retourna contre l’université, et l’amnistie pour les « IDA Six » (les six étudiants poursuivis) fut l’une des principales revendications des manifestations qui suivirent. La colère anti-guerre se mêla à la polémique autour d’un projet de bâtiment universitaire qui pratiquerait de facto la ségrégation, et le campus explosa. Cinq bâtiments de l’université furent occupés par les manifestant·es. Il fallut une répression violente de la police de New York pour les faire partir.
Aujourd’hui, on peut tout découvrir au sujet de ces événements grâce à une page de ressources sur le mouvement de 1968 hébergée par l’université elle-même. En la lisant, on pourrait avoir l’impression que l’administration ne considère plus les étudiant·es anti-guerre comme de dangereux·ses ennemis qu’il faut faire taire ; l’impression que l’université a peut-être appris quelque chose.
Dans ce cas, on se tromperait. L’université de Columbia reprend à peu près le même mode opératoire en réprimant férocement les étudiant·es qui manifestent pacifiquement contre le massacre des Palestinien·nes de Gaza par Israël, ce qu’elle justifie par des affirmations absurdes selon lesquelles les manifestant·es sont de dangereux antisémites.
Le 17 avril dernier, alors que l’assaut extrêmement meurtrier d’Israël contre la population civile de Gaza se poursuivait et que la présidente de l’université Columbia, Nemat Shafik, se rendait au Congrès pour diffamer ses étudiants en les qualifiant d’antisémites pour avoir protesté contre ces atrocités, des manifestant·es ont érigé un campement et commencé à occuper certaines parties du campus. Les étudiant·es exigeaient que l’université Columbia se désengage d’Israël et que les manifestant·es ayant fait l’objet de mesures disciplinaires soient amnistié·es.
Depuis la « salle de crise » d’un cabinet d’avocats proche de la Maison Blanche, Nemat Shafik a pris « ce qu’elle a reconnu plus tard être une “mesure extraordinaire” », selon le New York Times. En dépit de l’opposition du conseil académique à cette mesure, elle a suspendu en masse les étudiant·es contestataires et a fait appel à la police de New York pour en arrêter une centaine.
Cette reconstitution grotesque des tactiques musclées utilisées par ses prédécesseurs en 1968 a été en grande partie justifiée par de prétendues préoccupations concernant l’antisémitisme et la sécurité des étudiant·es juifs·ves. Les médias d’extrême droite et la presse bourgeoise ont sans relâche monté en épingle toutes les allégations d’antisémitisme lors des manifestations pour la Palestine sur les campus du pays, au mépris total des normes les plus élémentaires en matière de preuve.
À Yale, par exemple, Sahar Tartak (la même provocatrice d’extrême droite bien connue qui avait déclenché une controverse absurde sur le thème de la guerre culturelle il y a plusieurs mois lorsque la personne qui décide du libellé des menus à la cafétéria de Yale avait brièvement changé la « salade de couscous israélienne avec épinards et tomates » en « salade de couscous avec épinards et tomates ») a de nouveau été au centre de l’attention lorsqu’elle a affirmé avoir été victime d’un « coup porté à l’œil » à l’aide d’une hampe de drapeau palestinien par un manifestant en proie à une fureur antisémite [« to stab », que l’on traduit ici par « porter un coup », signifie aussi « poignarder », NDT]. Elle a publié le récit dans le Free Press de Bari Weiss [un média conservateur américain, NDT] et celui-ci a été repris par tous les crédules du New York Post au Jerusalem Post en passant par Fox News et CBS.
Lorsque la vidéo a finalement été diffusée, il est apparu très clairement qu’au pire, elle avait été touchée, très légèrement et presque certainement de façon non intentionnelle, par un manifestant qui passait à côté d’elle et ne prêtait manifestement pas attention à ses bouffonneries. Elle dit avoir eu un mal de tête le lendemain, qu’elle attribue au « coup porté » [« stabbing »], mais, selon ses propres dires, elle n’a pas souffert d’autres blessures.
Pendant ce temps, à Gaza, au moins 1,9 million des 2,3 millions de civils résidant sur le territoire ont été chassés de chez eux par l’armée israélienne dans un acte flagrant de nettoyage ethnique. Au moins 14 000 enfants palestiniens y ont été tués au cours des six derniers mois. Ah, et toutes les universités de Gaza ont été détruites. La dernière à tenir encore debout a été détruite par l’armée israélienne il y a quelques mois, pas même par un bombardement aérien mais par une démolition contrôlée.
Pendant que les universités de Gaza gisent en ruines, détruites par des armes fabriquées aux États-Unis, et alors que le président Joe Biden assure une couverture diplomatique implacable au génocide israélien devant les Nations unies, nous sommes censé·es être terrifiés par les personnes qui réclament un cessez-le-feu afin que les survivant·es puissent commencer à reconstruire leur vie. Il s’agit, nous dit-on sans cesse, d’« attroupements » de « violents antisémites ».
Personne n’a besoin de me convaincre que l’antisémitisme existe dans la société américaine. Je suis juif par une partie de ma famille, cela se voit tout à fait chez moi et on m’a adressé plus d’un commentaire antisémite au cours de ma vie. Vu les manifestations de masse sans précédent qui ont éclaté dans tout le pays, ce serait un petit miracle si personne n’avait fait le moindre commentaire antisémite lors de l’une d’entre elles.
Il est également vrai que, rempli·es d’une indignation justifiée face au génocide à Gaza et ne voulant concéder aucun point à leurs ennemis idéologiques, certain·es manifestant·es pour la Palestine font des choses stupides comme défendre la violence du Hamas contre les civils. Comme je l’ai affirmé à maintes reprises, il s’agit là d’une grave erreur. Même si je pense que le nombre de manifestant·es qui ont réellement scandé « Brûlez Tel-Aviv », par exemple, est inférieur au nombre de journalistes qui ont écrit des articles répétant à outrance que quelqu’un quelque part avait dit cela, cela reste une chose très stupide à dire. C’est une erreur en principe, et quelles que soient leurs motivations, la petite minorité de manifestant·es qui tiennent ce genre de propos ne font que faciliter la tâche des médias pour dénigrer la grande majorité.
Cependant, l’atmopshère est si dépourvue d’incidents réels d’antisémitisme de la part des manifestant·es que nous en sommes réduits à une rengaine de médias nationaux s’indignant que Sahar Tartak soit légèrement effleurée par la hampe d’un drapeau égaré ou du « jour où le libellé du couscous a changé ». Dans un tel environnement, l’idée que la répression musclée de Columbia à l’encontre des étudiant·es manifestant pour un cessez-le-feu serait motivée par une préoccupation sincère pour la « sécurité » des étudiant·es juifs·ves est une énorme insulte à notre intelligence collective. D’autant plus que toute personne connaissant un tant soit peu le mouvement de solidarité avec la Palestine sait que, presque invariablement, un nombre incroyablement disproportionné de personnes participant à ces manifestations sur les campus sont elles-mêmes juives.
Déjà en 2021, plus d’un·e jeune juif·ve américain·e sur trois déclarait aux instituts de sondage qu’il pensait qu’Israël était un « État d’apartheid », et le bon sens suggère que tout ce qui s’est passé depuis lors a très certainement considérablement augmenté ce chiffre. Les étudiant·es juifs·ves sont souvent celles et ceux qui ressentent le problème le plus personnellement, étant donné qu’ils ont le sentiment qu’Israël commet ces crimes « au nom » de la population juive dans son ensemble. D’après mon expérience, ils et elles sont beaucoup plus susceptibles de participer à de telles manifestations que les étudiant·es qui ont été élevés dans des familles mormones, hindoues ou protestantes épiscopaliennes – bien que tous ces groupes soient représentés dans la mobilisation.
Nombre de celles et ceux qui dénigrent ces étudiant·es contestataires étaient, il y a peu, de fervents défenseurs de la liberté d’expression sur les campus et des critiques des identity politics [tout ce qui a trait à la reconnaissance (dans la recherche, dans la culture, dans la lutte pour l’égalité, etc.) d’oppressions spécifiques, NDT]. C’était en tout cas le cheval de bataille du média Free Press il y a six mois. Aujourd’hui, leur combat semble se concentrer sur la propagation d’accusations infondées d’intolérance pour salir celles et ceux avec qui ils sont en désaccord au sujet d’Israël et de la Palestine. J’ai vu plus d’un ex-guerrier de la liberté d’expression devenu guerrier de la « sécurité » des étudiant·es juif·ves appeler la Garde nationale à écraser violemment les étudiant·es (juifs·ves de manière disproportionnée !) qui prônent la paix et l’égalité.
Pendant ce temps, nombre d’éditorialistes de la télévision et de commentateurs de la presse écrite veulent faire de la vague de protestations dans les universités un sujet de guerre culturelle autour des étudiant·es privilégié·es de l’« Ivy League » [une ligue regroupant huit des plus prestigieuses universités américaines, NDT] – en ignorant, bien sûr, toutes les manifestations dans les universités non élitistes – ou de la « culture woke » ou d’une prétendue nouvelle forme de délire gauchiste. En réalité, les étudiant·es de tous les campus du pays protestent pour les mêmes raisons que celles qui ont poussé les étudiant·es à occuper les bâtiments de Columbia en 1968, et pour les mêmes raisons que la vague massive de grèves étudiantes qui a déferlé sur le pays lorsque l’invasion illégale du Cambodge par Richard Nixon a été rendue publique deux ans plus tard. Ces étudiant·es sont horrifié·es de voir leur pays et leurs universités participer à des crimes contre l’humanité.
De nombreux·ses Américain·es de tous horizons sont du même avis. Les sondages à ce sujet sont frappants. Par exemple, la grande majorité des électeurs·rices qui ont soutenu Joe Biden en 2020 estiment que les crimes de guerre israéliens que Biden facilite par de l’argent, des armes et une couverture diplomatique constituent un « génocide » ou qu’ils n’en sont pas sûrs. Seuls 20 % d’entre eux affirment qu’il ne s’agit pas d’un génocide. Pour diverses raisons, les étudiant·es sont souvent parmi les premiers à protester contre les injustices graves. C’est au cours des années universitaires que de nombreuses personnes sont exposées pour la première fois à une variété de points de vue différents et commencent à réfléchir de façon plus critique à leurs présupposés sur le monde. Et si certain·es sont exclu·es de l’université pour avoir défendu ce qui est juste, les étudiant·es s’inquiètent généralement moins de cette issue que les travailleurs·ses ne s’inquiètent de perdre leur emploi – d’autant plus que l’écrasante majorité des travailleurs·ses américain·es sont employé·es à titre précaire dans des lieux de travail non syndiqués où ils peuvent être renvoyés à tout moment et pour presque n’importe quelle raison.
Bien sûr, tout le monde n’a pas la chance de pouvoir aller à l’université, et tout mouvement visant à réduire la présence militaire impériale des États-Unis dans le monde (y compris leur rôle dans des guerres par procuration comme celle qu’Israël mène contre la population civile de Gaza) devra aller bien au-delà des campus universitaires pour être victorieux. Le fait que le syndicat des travailleurs de l’automobile (UAW), l’un des plus importants syndicats du pays, ait appelé à un cessez-le-feu à Gaza est un très bon petit pas dans la bonne direction. Il est beaucoup plus difficile pour les apologistes du génocide de disqualifier l’UAW comme étant un ramassis de mécontents aux cheveux violets. C’est pourquoi ces apologistes préfèrent parler des « étudiants de l’Ivy League ».
Sur le long terme, nous avons besoin d’une véritable stratégie pour mobiliser la classe ouvrière, qui représente la majorité de notre société, derrière un programme visant à réorienter les ressources allouées à la guerre et à la violence à l’étranger vers la création d’une société plus égalitaire chez nous. C’est une tâche difficile, et je ne prétends pas avoir toutes les réponses sur la manière de construire un tel mouvement.
Il y a une chose dont je suis absolument certain cependant : les générations futures seront dégoûtées par l’attitude de celles et ceux qui, ayant vu des millions de Palestinien·nes déplacé·es de leurs lieux de résidence et des dizaines de milliers de civils palestinien·nes assassiné·es par des armes américaines, ont décidé de ne pas se joindre aux manifestant·es pour le cessez-le-feu qui se rassemblent sur les campus et en dehors, et ont préféré les diffamer en les qualifiant d’« attroupements ». Beaucoup de ceux qui tiennent ce discours aujourd’hui le regretteront plus tard, tout comme beaucoup de ceux qui ont applaudi la guerre en Irak aimeraient aujourd’hui pouvoir effacer cela de leur passé politique. Mais il n’y a pas de bouton « reset » dans l’histoire. Pour quiconque veut s’opposer à ces crimes, c’est maintenant qu’il faut le faire.
Ben Burgis
Ben Burgis est chroniqueur pour la revue étatsunienne Jacobin, enseignant en philosophie à l’université Rutgers et animateur de l’émission YouTube et du podcast Give Them An Argument. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont le plus récent est Christopher Hitchens : What He Got Right, How He Went Wrong, and Why He Still Matters.
Version originale en anglais à retrouver sur le site de Jacobin. Traduction par nos soins (JL/NL).
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