Lancée en 2013 par l’Agence spatiale européenne pour cartographier avec une précision inédite notre Voie lactée, cette mission en transforme la compréhension, des étapes de sa formation à son avenir. Explications de François Mignard sur une révolution scientifique en cours.
Astronome à l’Observatoire de la Côte d’Azur, directeur de recherche émérite au CNRS, membre de l’Académie des sciences et de l’Académie de l’air et de l’espace. Il a participé à la mission Hipparcos et, depuis son origine, à l’aventure Gaia. Il est membre du Gaia Science Team de l’Agence spatiale européenne (ESA).
En 1967, l’astronome français Pierre Lacroute (1906-1993), directeur de l’observatoire de Strasbourg, eut l’idée de placer en dehors de l’atmosphère un petit télescope spatial destiné à la mesure précise de la position et du mouvement des étoiles. Repérer les étoiles et construire des catalogues (listes de sources, organisées par position dans le ciel ou par propriétés physiques des objets) est presque aussi ancien que l’astronomie elle-même, soit comme démarche de science pure, soit en raison des enjeux stratégiques et économiques au travers des techniques de navigation en haute mer.
Aujourd’hui il s’agit plutôt de navigation spatiale, mais surtout de connaissance du monde des étoiles et des galaxies, allant bien au-delà du simple recensement. Les astronomes ont toujours perfectionné leurs instruments de mesures, amélioré les visées, collecté plus de lumière avec de plus gros miroirs ou de plus grosses lentilles au bout de leurs lunettes, mais fondamentalement le tube optique et sa monture solidaire de cercles gradués demeurait l’outil pour repérer la position des étoiles.
Et voilà que Pierre Lacroute propose une révolution instrumentale en suggérant un principe totalement nouveau, qui allait bouleverser les habitudes des astronomes et remettre en cause leurs certitudes. Il leur proposait non seulement de se placer en dehors de l’atmosphère (ce que l’on peut comprendre dix ans après le lancement en 1957 du premier satellite, le Spoutnik 1), mais surtout d’effectuer des observations simultanées dans deux directions pour mesurer des angles séparant deux étoiles sur le ciel.
L’avantage était que ces angles seraient bien plus larges que ce qui était permis avec le champ de vue étriqué d’un télescope ou d’une lunette classique. Le Centre national d’études spatiales (Cnes), l’agence spatiale française, évalua positivement l’idée, mais elle n’eut pas de suite immédiate en raison des coûts, de l’aspect un peu isolé de la proposition par rapport à la communauté concernée, et probablement aussi de sa trop grande nouveauté.
Cependant, les bonnes idées ne meurent jamais totalement et l’anticipation de Pierre Lacroute va revivre autour de 1980 avec le Français Jean Kovalevsky comme principal avocat et le soutien de l’Agence spatiale européenne (European Space Agency, ESA). Cela aboutira à l’approbation, quasi miraculeuse, du satellite Hipparcos soutenu par une communauté d’astronomes consciente de l’apport des mesures fondamentales de distances pour aborder la physique des étoiles et de celles des mouvements pour l’étude de la structure de la Voie lactée.
Cette mission, lancée en 1989, avait pour objectif de réaliser une cartographie de très haute précision de la sphère céleste en observant environ 120 000 étoiles soigneusement sélectionnées (bien distribuées sur tout le ciel et bien échantillonnées en couleur, température et éclat) avec une précision en position de 0,002 seconde d’arc (angle sous lequel on verrait une voiture ordinaire sur la Lune), soit 50 fois mieux que les meilleures mesures de position réalisables avec les instruments spécialisés au sol.
Le télescope James-Webb perce les mystères de l’Univers primitif
L’Europe spatiale mettait ainsi des moyens très importants pour exécuter dans l’espace ce que les astronomes avaient fait pendant des siècles sur Terre – ce qui en 1980 n’était plus considéré comme appartenant à la science en marche. En effet, participer à l’exploration planétaire, aux grandes avancées de la cosmologie et de la découverte des galaxies était bien plus attractif pour les jeunes astronomes.
Finalement, dans la compétition internationale pour l’accès à l’espace, les astronomes et les comités de sélection de l’agence spatiale, et en premier lieu son directeur scientifique, ont décidé que l’enjeu était important pour la science et que les techniques modernes allaient faire renaître cette activité historique de l’astronomie consistant à repérer les étoiles et surtout à en estimer les distances.
C’était le défi majeur de la mission retenue par l’ESA. Passer d’un lot d’environ 3 000 étoiles dont la distance était raisonnablement connue à près de 100 000 en quelques années représentait un pas de géant, alors que cent cinquante ans avaient été nécessaires pour les 3 000 premières. En dépit d’un très gros problème lors du lancement, et d’un échec annoncé, la mission Hipparcos a observé le ciel pendant trois ans et a été un succès retentissant dans le monde scientifique. Le risque avait payé et avait donné à l’Europe spatiale une avance technique qu’elle a su faire fructifier.
Maîtrisant cette nouvelle technique pour réaliser de l’astrométrie globale (observation de grands angles sur l’ensemble du ciel, par opposition aux cheminements successifs de l’astrométrie classique dans des petits champs) et conscients de son rôle fondateur pour l’ensemble de l’astrophysique, les astronomes européens se sont unis autour d’un nouveau projet spatial de grande ampleur avec l’ESA.
En septembre 2000, trois ans après la publication du catalogue Hipparcos, l’ESA retenait le projet Gaia comme pierre angulaire de son programme scientifique, pour un lancement fin 2011, qui aura finalement lieu en décembre 2013. L’objectif central était de détecter près de 2 milliards d’étoiles de la Voie lactée et d’en donner la position très précise, mais aussi leur distance par rapport au Soleil, ainsi que les caractéristiques de leur mouvement.
Sur le même thème
Espace : cette étrange exoplanète qui défie nos connaissances
Les étoiles observées à l’œil nu semblent occuper des positions immuables les unes par rapport aux autres au cours de la durée d’une vie humaine. Des mesures plus exactes ont établi dès le début du XVIIIe siècle qu’au cours du temps de petits changements sont bien visibles et finiraient sur des milliers d’années par modifier sensiblement la forme des constellations et rompre les alignements familiers à tout observateur assidu du ciel.
Ainsi, pour que Gaia puisse détecter le mouvement des étoiles, il faut déterminer leur position à différentes dates, typiquement tous les deux mois durant la durée de vie de la mission. Pour situer la hauteur du défi, la précision avec laquelle il faut placer les étoiles sur le ciel est équivalente à la dimension angulaire de l’épaisseur d’un cheveu placé à 1 000 km. Impossible de le faire depuis le sol à cause de la dégradation des images par l’atmosphère.
Même pour l’étoile dont le déplacement annuel est le plus important (environ 1 000 fois plus rapide que celui d’une étoile moyenne), celui-ci ne peut s’observer qu’avec des mesures méticuleuses. Quand on parle de vitesse de déplacement dans ce contexte, il ne s’agit pas de kilomètres-heure ou de mètres-seconde, mais de changements de directions qui correspondent à des angles et la vitesse devient une fraction de seconde d’arc par an1.
Dans son principe ce déplacement pourrait se mesurer facilement… en laissant passer le temps. Si un catalogue d’étoiles de bonne qualité réalisé il y a 10 000 ans tombait entre nos mains, il serait aisé de voir des différences de positions avec les positions actuelles et d’en déduire la valeur du déplacement par année, en faisant l’hypothèse de sa régularité.
Mais il n’existe pas, et même les catalogues des astronomes grecs ou chinois sont de peu d’utilité : ils ne sont pas assez précis pour reconstruire le déplacement sur 2 000 ans et ils ne concernent que le millier d’étoiles visibles à l’œil nu d’un lieu donné. Gaia, en quelques années d’observation, fait bien mieux que la comparaison de deux catalogues qui auraient été établis par exemple l’un en 1900, l’autre en 2000, avec les meilleures techniques de leurs époques respectives.
Gaia est beaucoup mieux équipé que son prédécesseur Hipparcos pour scruter le ciel. Il est doté d’un photomètre pour mesurer l’éclat des étoiles et recueillir des informations sur la distribution de leur rayonnement dans différentes longueurs d’onde, ainsi que d’un spectroscope qui fournit la vitesse des étoiles sur la ligne de visée (rapprochement ou éloignement) ainsi que des détails sur leur composition chimique.
Ces informations sont très précieuses pour la communauté astronomique mondiale, en raison de la nature fondamentale des données recueillies, de la précision des mesures, du nombre d’objets concernés et de la présence de toutes les catégories d’étoiles (jusqu’à la magnitude 20,7, soit une luminosité 700 000 fois plus faible que celle des dernières étoiles visibles à l’œil nu).
L’instrument spatial fonctionne de pair avec un gigantesque programme de traitement au sol dont la préparation a démarré dès 2006 avec la formation d’un groupe de 450 chercheurs et ingénieurs européens au sein d’un consortium dédié. Celui-ci a déjà réalisé trois livraisons de résultats au monde scientifique, couvrant des volumes de plus en plus importants à chaque étape2. Les astronomes du monde entier utilisent ces résultats librement et ont publié plus de 10 000 articles dans les revues spécialisées, faisant de Gaia la mission spatiale la plus productive en nombre de publications annuelles.
Les applications scientifiques, qui remettent totalement en question l’histoire de la formation de la Voie lactée, vont des objets du système solaire aux exoplanètes, galaxies extérieures et phénomènes gravitationnels, en passant par l’un de ses objectifs majeurs : la structure, la genèse et l’évolution de notre galaxie et de ses différentes composantes, sur plusieurs dizaines de millions d’années. La prochaine livraison, la quatrième, aura lieu au premier semestre 2026 et est très attendue.
Date | Nom | Message |