En politique, la morale plus que la charité !

dimanche 31 décembre 2023.
 

Je vais ici développer un bref propos que j’ai publié dans L’Humanité, qui a su donner la parole à un évêque incontestablement progressiste, celui d’Arras, intervenant sur la question sociale, et c’est bien. Sauf que celui-ci s’est contenté de mettre en avant la charité comme sens de l’action politique des chrétiens alors que ce qui importe, en politique précisément, c’est la morale. Pourquoi ? La charité, même si elle vise le bien de l’autre (ou des autres), le fait par définition sur la base d’un rapport individuel de supériorité de celui qui apporte à l’égard de celui qui reçoit et qui, s’il aide celui-ci, le laisse fondamentalement en son état d’infériorité avec ses maux objectifs. D’autant plus qu’elle se pratique sous des formes plutôt minuscules, l’Evêque le reconnaît, la comparant à des micro phénomènes physiques qui peuvent bouleverser à terme l’univers terrestre, la « tectonique de la charité » pouvant faire de même dans l’ordre humain, malgré ses actes » insignifiants et imperceptibles » (je le cite ). Du coup il s’en tient à un registre disons « de bonté » interindividuelle qui n’évoque pas les causes sociales objectives de la situation de celui qu’on aide, ce qui est le propre d’un comportement inspiré par la foi religieuse d’une manière générale, comme l’histoire nous l‘a montré pour l’essentiel Et en plus, on ne saurait donner de cette « charité » une définition objective susceptible de s’inscrire dans des lois et qui la rendrait obligatoire !

C’est le contraire de ce qui se passe avec la morale. Je sais bien que cette instance a été critiquée, à tort, par Marx et un certain marxisme (Althusser y voyait une simple « idéologie »), lui reprochant de nous vouer à l’impuissance. Mais il s’est trompé sur son importance en elle-même et sur le sens de sa critique du capitalisme qui n’est pas seulement économique, technique ou historique, avec ses contradictions censées le vouer à l’échec à terme et s’inscrivant dans un discours seulement scientifique. Celle-ci a aussi un sens moral incontestable, implicite ou immanent, celui-là même qui habitait, mais explicitement, sa critique initiale de la religion comme un effet compensatoire de la détresse du peuple voué à l’entretenir, critique formulée dans un texte de jeunesse célèbre et toujours d’actualité et qui débouchait même sur « l’impératif catégorique » de mettre fin à cette société (capitaliste) qui produisait cette détresse. Et tout autant, Engels, son ami et collaborateur, a su réhabiliter théoriquement et explicitement cette instance normative dans l’Anti-Dühring : il a parlé des morales qui se sont succédé dans l’histoire - esclavagiste, féodale, capitaliste - et envisagé clairement une morale à venir, réellement universaliste, celle que le communisme incarnerait.

Or tout est là : la morale telle que Kant l’a définie sur la base de la raison, fondée sur le respect universel des hommes, a un prolongement inévitable en politique (que Rousseau a théorisé et que ce même Kant a seulement envisagé sur le plan de la paix historique ), à savoir : l’impératif de ne pas traiter les hommes comme des simples moyens pour nos propres fins, ce qui implique une condamnation normative et absolue de l’exploitation capitaliste et l’exigence d’une société au service de l’intérêt ou du bonheur de tous. Or cette dimension est malheureusement absente de la charité, qui en reste à des actes de bonne volonté personnels et ne se prononce pas franchement sur le plan politique - cette instance étant absente, en tant que telle, du langage de notre évêque… alors qu’il aurait pu évoquer certains mouvements politiques réellement émancipateurs du 20ème siècle qui ont su s’inspirer de certains aspects de la morale évangélique comme l’amour du prochain. Il faudrait donc qu’il se le dise, quelles que soient ses qualités charitables et même morales (eh oui) individuelles ; et tout autant, il est pour moi indispensable que les communistes se le disent et n’évacuent pas la normativité morale de leur engagement comme de leurs discours. Car nous connaissons, avec le libéralisme actuel, une crise morale sans précédent - on parle même de crise de civilisation - que les libéraux assument avec un cynisme détestable : ils professent pour l’essentiel un amoralisme philosophique qui se convertit aussitôt en un immoralisme pratique, avec ses maux humains nombreux et terribles que leur amoralisme leur permet de nier ! Une politique émancipatrice visant la justice sociale doit donc se fonder aussi sur un engagement moral et l’Eglise devrait s’en rendre compte !

Yvon Quiniou, philosophe.


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