Une morale laïque est-elle possible ? (Par Denis Collin)

jeudi 4 décembre 2008.
 

Les discours présidentiels de Ryad et du Latran ont choqué profondément l’opinion laïque, tout comme la réception officielle de Benoît XVI qui tentait de refaire de la France « la fille aînée de l’Église ». Effectivement, les principes fondateurs, ceux de la loi de séparation des Églises et de l’État sont en cause. Cependant, au-delà de la nécessaire riposte et de la polémique, il est utile d’aller au fond des choses et de prendre vraiment ses adversaires au sérieux.

Nicolas Sarkozy et son inspirateur Benoît XVI disent en substance ceci : une société qui n’est pas unie par le partage de certaines valeurs morales essentielles court à sa perte, et seule la foi religieuse peut fournir de telles valeurs morales – faute de quoi nous sommes condamnés au relativisme moral et finalement à une forme de nihilisme. D’où découle la nécessité d’une « laïcité positive », c’est-à-dire, pour parler clair, d’une réintroduction de l’Église et de ses prescriptions dans l’espace public. Nous avons là une affirmation typiquement idéologique, ce qui ne veut pas dire entièrement mensongère, mais seulement tronquée et représentant la réalité renversée comme dans une « camera oscura », pour reprendre une expression de Marx.

À la base de l’affirmation de Nicolas Sarkozy et Benoît XVI, il y a le sentiment, largement partagé, d’une profonde crise de nos sociétés, une crise qui est loin d’être seulement économique, sociale ou politique, mais qui touche au fondement même de la possibilité d’une vie commune. Il s’agit donc ici d’extraire le noyau de réalité enveloppé dans la gangue des discours idéologiques du Président et du Pape. I

En effet, et ce sera mon premier point, une société dominée par le mode de production capitaliste repose sur une contradiction fondamentale : les individus y sont considérés en tant qu’homo oeconomicus[1], c’est-à-dire en tant qu’agents rationnels mus par leur seule finalité, la recherche de leur propre intérêt, la recherche de la « maximisation de leur utilité » ainsi que le disent les économistes, mais aucune société ne peut durablement reposer sur une telle conception de l’homme. Que l’homme soit réductible à homo oeconomicus, c’est déjà dit en pointillés chez Adam Smith[2], quand il tente de montrer que l’égoïsme individuel se convertit spontanément en bonheur commun. Cette idée-là est née il y a trois siècles ou presque quand on a commencé à se poser la question de trouver une « loi de Newton » des comportements humains. À la loi de la gravitation universelle correspondrait ainsi chez les humains la loi de l’intérêt, un intérêt qui est rationalisable et pacificateur, à l’opposé des passions pour l’honneur et la gloire (des « bagatelles » dit Hobbes) caractéristiques de la société féodale. C’est ce qu’on retrouvera dans le développement des morales utilitaristes et souvent dans la philosophie du XVIIIe et du XIXe. Même Kant considère que l’insociable sociabilité est la caractéristique fondamentale de l’être humain.

Cette anthropologie repose sur trois piliers :

1. Cette conception est parfaitement adaptée au nouveau mode de production qui est en train de devenir dominant dans les formations sociales de la vieille Europe et qui a entrepris de conquérir le monde entier et de la soumettre à son œuvre « civilisatrice ».

2. Cette conception répond à la grave question qui a été posée par les guerres de religion (qui se terminent en fait au XVIIe siècle) : dès lors qu’on admet que l’obéissance à une seule autorité théologico-politique n’est plus possible, comment faire pour assurer la coexistence pacifique d’humains ont les perspectives de vie, les « conceptions englobantes » pour reprendre une terminologie rawlsienne, sont si différentes ? Première réponse : la tolérance. C’est la réponse de Locke, mais elle suppose encore la croyance en Dieu – quelle que soit la manière d’y croire – car, pour Locke, la tolérance n peut s’étendre aux athées, puisque personne ne peut faire confiance en la parole de quelqu’un qui ne craint aucun Dieu et que, par conséquent, les athées ne peuvent être partie prenante d’aucune sorte de contrat… La deuxième réponse, qui va mettre un peu de temps à trouver ses formulations définitives, consiste à mettre hors jeu toutes les valeurs morales, toutes les finalités de la vie et la considérer comme des affaires privées, la vie sociale ne reposant plus que sur une règle minimale, celle de la liberté de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, assortie de procédures neutres (ou prétendues telles) de règlement des conflits.

3. Cette conception nouvelle permet de reformuler les espérances religieuses traditionnelles dans un langage laïque : l’avenir est celui d’une société pacifiée, prospère et éclairée par le développement de la science. L’égoïsme de l’homme « insociablement sociable » de Kant n’est-il pas finalement le moyen dont se sert la Providence pour extorquer de l’homme le meilleur de lui-même. Et alors même que Rousseau, toujours pessimiste, répète que la démocratie est un gouvernement sans doute plus fait pour les Dieux que pour les hommes, Kant lui répond que « le problème de l’institution de l’État, aussi difficile qu’il paraisse, n’est pas insoluble, même pour un peuple de démons (pourvu qu’ils aient un entendement) »[3]. Car pour Kant, la conversion de l’égoïsme en système juridique, est inséparable de « cette espérance en des temps meilleurs, sans laquelle un désir sérieux de faire quelque chose d’utile au bien général n’aurait jamais échauffé le cœur humain, a eu de tout temps une influence sur l’activité des esprits droits. »

On peut voir dans ces trois piliers les fondements du libéralisme et des contradictions dont il est porteur. Le troisième pilier est cependant l’arrière-plan qui permet de justifier les deux autres. Sans l’espérance en des jours meilleurs, l’acceptation de l’égoïsme rationnel est impossible. Or, si géniaux que soient ces penseurs du XVIIe et du XVIIIe, ils ne voient pas, parce qu’ils ne peuvent pas le voir à leur époque, que ce qu’ils conçoivent comme une conciliation dialectique (la main invisible de Smith et la providence kantienne se ressemblent) est en réalité le germe d’une contradiction explosive. Chez Smith comme chez Kant, il y a quelque chose qui, au-delà de l’égoïsme rationnel unit les hommes, c’est la sympathie chez l’un, le devoir moral chez l’autre, comme si en quelque sorte par des détours obscurs des sentiments si opposés devaient pouvoir concourir au même but.

En réalité, le capitalisme s’est développé non pas sur une terre entièrement rase, mais à l’intérieur même du vieux monde et, pendant très longtemps, il a porté et été porté aussi par des valeurs qui viennent des formations sociales qu’il a détrônées. Dieu qui soutenait le trône va être mobilisé pour soutenir l’accumulation du capital. Le sens de l’honneur va être converti en sens de la propriété, et ainsi de suite. Mais il faut bien comprendre que ce qu’on a appelé la morale bourgeoise, le patriarcat, tout ce qui a été la cible (à retardement) des mouvements « sociétaux » des années 60 et suivantes, tout cela n’est pas comme le pensaient les gauchistes, l’expression d’un capitalisme fascisant et réactionnaire par nature, mais seulement l’habit d’emprunt sous lequel il est venu au monde. Le sens du sacrifice au profit de la communauté n’est qu’un hypocrite travestissement du sacrifice que les patrons exigent des ouvriers qu’ils exploitent. Mais la société capitaliste développée n’a plus besoin du recours à quelque sentiment communautaire que ce soit et donc encore moins à des valeurs morales et religieuses qui pourraient éventuellement s’opposer à la sacro-sainte quête du profit. L’Écriture dit qu’on ne peut adorer à la fois Dieu et Mammon. Le capital a choisi : « in God we trust », c’est la devise écrite sur le billet vert américain, attestation incontestable que le Dieu de l’Amérique est le dollar.

Ce que Marx avait clairement vu et à quoi les marxistes – qui ne lisent pas Marx – n’ont, le plus souvent, rien compris, c’est que le capitalisme est révolutionnaire par essence. Voici quelques extraits fameux du Manifeste :

Elle (la bourgeoisie) a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. (…)

La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages.

La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n’être que de simples rapports d’argent. (…)

La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux.

L’idéal moral d’une telle société est celui d’une morale minimale, une morale par agrément comme le dit David Gauthier, qui veut fonder la morale uniquement sur le principe du respect des contrats. Car si on estime, comme Robert Nozick, que les individus mènent des existences séparées et qu’il faut leur garantir le droit le plus large possible de mener l’existence qu’ils désirent mener, la morale se réduit à deux préceptes : respecter les contrats passés et ne pas nuire à autrui. On peut même se demander si la société existe encore. Il y a certes des rapports sociaux entre individus réputés libres, mais pas de société stable, puisque dès lors que les relations entre les humains sont régies uniquement par le donnant-donnant, à peine l’acte d’échange est-il arrivé à son terme que la relation sociale est dissoute. C’est cela le libéralisme tel qu’il est devenu, une fois dépouillé du pathos moralisateur qui l’encombrait encore à sa naissance.

Le problème, c’est qu’un tel idéal est une utopie ravageuse. On s’est beaucoup gaussé des utopies communistes qui ne pouvaient que mener à la catastrophe, mais la pensée libérale dominante, encore aujourd’hui en pleine crise, est encore plus utopique et le mal qu’elle peut engendrer à terme est sans doute encore pire. À cette impossibilité de la « morale minimale » des libéraux modernes, je vois trois raisons :

1. Toutes les sociétés connues reposent sur un principe antinomique au principe libéral du donnant-donnant, à savoir sur le don, qu’a bien analysé Marcel Mauss. Donner, recevoir, rendre : la vie familiale repose là-dessus, mais aussi la vie du quartier, une bonne partie de ce qui se fait dans une commune, les mille et unes manières d’être solidaire.

2. Personne ne peut fixer « objectivement », c’est-à-dire indépendamment de toute valeur, de toute idée du bien, la limite entre ce qui nuit et ne nuit pas à autrui. Par exemple, un athée qui croit que l’âme n’existe pas et que l’homme n’est réellement tel que lorsqu’il est viable et que son cerveau est formé admettra l’IVG sans problème, alors qu’un chrétien de stricte observance la rejettera comme étant un déni intolérable du droit de vivre que possède toute âme.

3. Ceux qui veulent se contenter d’une morale par contrat doivent admettre que la prostitution, la vente de son corps, au détail ou en bloc sont des actes parfaitement légitimes dès lors qu’ils se produisent entre individus consentants. Si on va jusqu’au bout, on peut d’ailleurs légitimer l’achat et la vente d’enfants : les pauvres qui ne peuvent pas offrir des conditions de vie décente à leur enfant seraient fondés à le vendre à riche. On peut prouver que dans un tel cas personne n’est lésé et que la transaction se fait pour le plus grand bien de tous ce qui satisfait aux réquisits des éthiques utilitaristes, pourtant elles-mêmes plus exigeantes que la simple morale par contrat.

À la fin, la seule morale possible et les seules relations sociales possibles dans une société dominée par le capitalisme pur sont celles qui résultent des transactions sur un marché. Retour étonnant au droit des Francs saliens qui évaluaient en monnaie sonnante et trébuchante les crimes et délits ! Les Law and Economics, notamment développés par l’école de Chicago visent à ramener les principes normatifs à un calcul d’efficience économique. Dans cette inspiration, le « bargaining » a ainsi été introduit dans le droit de français par les lois de 2003. II

Cette logique du mode de production capitaliste, du capitalisme pur, porte aujourd’hui ses fruits empoisonnés.

1) On assiste – et notamment avec les progrès de délinquance des mineurs – à un dangereux affaiblissement voire à une véritable destruction du « surmoi » au sens freudien du terme, ce surmoi dont Freud disait qu’il est un « patrimoine de la civilisation ». Évidemment les comparaisons à long terme invitent à modérer les déplorations sur la montée de la délinquance. Mais on ne peut pas comparer notre époque avec le moyen âge, mais seulement la réalité de notre époque avec les attentes nées par exemple de ce que nous avons pris, sûrement à juste titre, pour des progrès, notamment l’abolition de la peine de mort, une doctrine pénale autant éducative que punitive, etc. Si la valeur suprême, c’est la consommation, si les individus ne peuvent se réaliser que de cette manière et s’il faut satisfaire ses désirs comme la publicité y invite par son matraquage incessant, rien ne s’oppose à ce que rationnellement l’individu mette en œuvre les moyens adaptés à cette fin, par exemple le racket pour obtenir le dernier cri du téléphone portable, le trafic de drogue pour s’acheter une limousine germanique, etc.. Et comme tout le monde sait que les frontières entre les affaires légales et les affaires véreuses est des plus poreuse, comme tout le monde sait que le travail et l’épargne ne sont pas le meilleur moyen pour gagner un honnête confort bourgeois, lequel est d’ailleurs un idéal « ringard » et méprisé tant par la « jet set » que par la bourgeoisie intellectuelle branchée (les fameux « bobos »), beaucoup de jeunes, encore adolescents savent en tirer les conclusions qui s’imposent à eux, en tant que représentants de l’espèce homo oeconomicus qui cherchent à maximiser rationnellement leur utilité.

2) Concomitamment, on assiste à la disparition progressive de valeurs anciennes dont les entreprises avaient su tirer le meilleur parti : l’amour du travail bien fait, la conscience professionnelle, l’esprit d’entreprise… Si chacun doit se vendre au plus offrant – étant l’entrepreneur de lui-même – la fidélité à l’entreprise est contreproductive. Le développement des pratiques de bandits dans la concurrence entre les entreprises (les télécommunications et l’internet sont un modèle du genre) va de pair avec un comportement de « free rider » chez les salariés, notamment les plus jeunes, ce dont beaucoup de cadres se plaignent.

3) La pulvérisation de la société et le développement d’un individualisme forcené commencent à produire des réactions. Des réactions qui peuvent apparaître « réactionnaires » mais qui ne sont souvent que le retour au bon sens ordinaire. Chacun veut pouvoir vivre de son travail et n’admet pas qu’on puisse vivre sans travailler. D’où la critique souvent virulente de l’assistance chez les ouvriers, critique sur laquelle l’actuel président de la république a fait fond dans la campagne électorale. Mais c’est aussi le désarroi des parents face à des enfants qui leur échappent. Mais c’est aussi le refus de continuer de vivre dans des quartiers qui se désagrègent et où des petits caïds font régner la terreur.

4) Puisque les bases de la vie commune ont disparu et que règne la guerre de chacun contre chacun – c’est cela la concurrence libre et non faussée qui constitue le principe central de l’Union Européenne – alors les individus n’ont plus d’autre ressource que de recourir au droit pour tout et pour n’importe quoi.

· D’où le développement prodigieux des procédures – les États-Unis qui montrent la voie consacrent une part significative de leur PIB à entretenir la cohorte des « hommes de loi » qui sont requis en permanence dans toutes les relations sociales.

· D’où l’inflation des revendications identitaires et des lobbies communautaristes.

· D’où l’introduction de la loi pour réglementer le domaine privé (l’exemple de l’interdiction du tabac est révélateur à cet égard).

· Et d’où enfin la véritable tyrannie qui s’exerce sur la parole au nom du politiquement correct. Que le député Vaneste ait été traîné en justice et condamné pour ses propos sur l’homosexualité est tout bonnement invraisemblable.

Tous ces phénomènes, bien documentés maintenant, ne sont pas des dérives imprévisibles, mais les produits nécessaires du système social et idéologique qui est le nôtre. III

Les tentatives même les plus sympathiques, pour sauver les fondements de l’idéologie libérale échouent. Je pense ici à Rawls[4] dont le travail est riche de développements stimulants et cependant butte sur cet écueil : comment penser des principes de justice admissibles par tous, quelles que soient leurs « conceptions englobantes » du bien, en supposant des individus préoccupés d’abord d’eux-mêmes et indifférents aux autres (c’est une des conditions de base du choix « sous voile d’ignorance » des principes de justice rawlsiens). J’ai eu l’occasion de montrer ailleurs les difficultés auxquelles conduisait la théorie de la justice de Rawls. Je vais prendre un seul exemple, celui de la laïcité.

En appliquant les principes rawlsiens, il est facile de montrant que des individus placés sous voile d’ignorance choisiraient la laïcité comme règle des rapports entre les églises et l’État. La laïcité est conforme au principe d’égale liberté pour tous (personne n’est favorisé ou défavorisé en raison de ses croyances ou de son absence de croyance) et également conforme au principe de différence puisque les plus défavorisés (les minoritaires) sont toujours favorables à la laïcité (les Juifs et les protestants ont été d’ardents défenseurs des lois laïques en France). Bref la laïcité est conforme à la priorité du juste (universel) sur le bien (toujours plus ou moins particularisé).

Cependant, il existe de bonnes raisons de mettre en cause cette belle construction. Pour la plupart des religions, la croyance religieuse n’est pas seulement une affaire de foi intérieure, mais aussi une affaire d’organisation de la vie sociale terrestre conformément à la volonté divine. Un athée pense assez spontanément que la religion est une affaire privée, mais un croyant cherchera très naturellement à en faire une affaire publique. Comment un député catholique qui croit que la vie humaine commence quand le spermatozoïde a pénétré l’ovule pourrait-il voter une loi autorisant l’IVG ? Il irait contre sa conscience. À peu près autant que quiconque voterait l’autorisation sous condition du meurtre… La laïcité convient bien à cette religion de l’intériorité et de la prédestination qu’est le protestantisme[5], mais l’islam et le catholicisme se sentent, à juste titre de leur point de vue, brimés par l’État laïque et ils cherchent tout naturellement à desserrer ce qu’ils ressentent comme un étau. Si la grande majorité des catholiques accepte volontiers aujourd’hui les principes laïques, il faut en chercher la cause dans la profonde déchristianisation du pays – la pratique religieuse étant réduite, très souvent, au strict minimum et pas toujours accompagnée de croyance – et à la transformation, méconnue, du catholicisme en une variété de protestantisme – les catholiques obéissent assez peu à l’église sur des questions aussi essentielles que la morale sexuelle et conjugale et quand ils croient en Dieu entretiennent avec Lui des rapports plus personnels, sans l’intermédiaire de l’institution médiatrice par excellence.

Plus généralement, l’adoption par tous de principes moraux justes, indépendamment de nos autres choix de vie, semble un idéal impossible à atteindre. On le voit à nouveau ces dernières années avec la question épineuse de l’euthanasie. La morale laïque des débuts de la IIIe république, celle que les instituteurs devaient enseigner, inspirée souvent du manuel républicain de Renouvier (1848), était une adaptation de la morale kantienne, conçue en outre pour ne pas choquer la majorité catholique. On pourrait penser la remettre au goût du jour, faire une version modernisée du « Manuel » de Renouvier et l’enseigner aux enfants. Mais c’est évidemment une tentative insensée : la morale laïque kantienne était le complément indispensable d’une République en train de se constituer, de renforcer ses propres bases, et constituait un compromis entre toutes les fractions républicaines, non pas un compromis théorique, un « consensus par recoupement » à la manière de Rawls, mais bien un compromis fondé sur une vision globalement commune du bien pour la France : les principes républicains, la prospérité fondée sur le travail individuel, un capitalisme tempéré par l’intervention de l’État et une certaine place faite aux revendications socialistes du mouvement ouvrier qui venait de naître et qui commençait à s’intégrer à la société bourgeoise (voir sur la pensée républicaine du tournant XIXe/XXe siècle, le livre de Jean-Fabien Spitz, Le moment républicain en France).

Nous n’en sommes plus là ! Pas seulement parce que les enfants se forment et se déforment par la télévision et les jeux vidéos et la religion de la consommation que personne ou presque n’oserait mettre en cause au risque de passer pour un horrible réactionnaire. Nous n’en sommes plus là, parce que la communauté nationale qui formait la base de l’éthos laïque est dans une crise profonde. La laïcité était, sous les formes de la IIIe république, possible parce qu’il y avait en arrière-plan de cette règle une « communauté de vie et de destin », pour reprendre la définition de la nation que donnait Otto Bauer. L’intégration européenne, la « mondialisation », et leur inévitable complément, le repli sur les micro-communautés, mettent sérieusement à mal cet éthos. IV

Voilà pourquoi le discours de Nicolas Sarkozy et de Benoît XVI ne soulève pas de réactions de rejet particulièrement catégoriques. L’un et l’autre comprennent, chacun à sa manière, cette crise profonde et cherchent à y répondre.

Ici, il faut distinguer. Le président de la république veut bien le discours des valeurs comme rideau de fumée idéologique, comme mise en scène. Il a compris que la morale libérale des « bobos » était rejetée de plus en plus largement dans la partie la plus pauvre de la population et a cherché à en profiter, non pour en payer le prix mais au contraire pour accélérer l’explosion individualiste de la société. Les derniers dix-huit mois le montrent d’abondance. Nous avons assisté à une opération menée avec maestria : un discours contre l’esprit d’abandon de mai 68 et l’accélération de la destruction de l’école publique, de la culture générale, etc. Bref, ses cibles sont souvent les mêmes que celles de bien des soixante-huitards[6] qui se sont d’ailleurs parfois ralliés à lui par reconnaissance de leur profonde identité de vue.

Pour le pape, les choses sont un peu différentes. Vieille institution, l’église sait l’importance du pouvoir temporel et sait appuyer quand nécessaire l’autorité mais elle a sa vie propre. Benoît XVI, un homme perspicace et cultivé, et indirectement formé à Aristote via Saint Thomas, comprend parfaitement la nature de la crise et voit une opportunité de reconquête des esprits (ou des âmes) dans le désarroi moral où se trouvent les individus broyés par la mécanique du libéralisme. Il a bien vu comment l’islam a su exploiter les réactions antilibérales justifiées des populations souvent les plus déshéritées et il pense que les catholiques doivent apporter leur propre réponse. Et je crois que la convergence Sarkozy-Benoît XVI est très circonstancielle. La question du repos dominical pourrait bien être une pomme de discorde que les génuflexions et même l’envoi de Bigard en ambassade auront du mal à faire passer. Car il y a évidemment incompatibilité entre la messe et le supermarché le dimanche matin.

Les questions liées à la bioéthique sont évidemment plus épineuses encore. Le business (avec l’appui des libéraux en tous genres) veut miser à fond sur toutes les potentialités qu’ouvre l’ingénierie des manipulations génétiques en vue de fabriquer à horizon rapproché un homme à « zéro défaut », certifié ISO. Chose que l’Église ne peut accepter. Et ainsi de suite.

Cet examen de la situation (nécessairement trop rapide) ne doit pas laisser trop d’illusions aux laïques. Le retour en arrière, à la Troisième République, par un effort d’éducation morale est exclu. On peut bien réduire la morale à l’enseignement de grands préceptes un peu creux, comme le « respect », la « dignité », le droit à la différence, car les différences nous enrichissent et toute cette sauce fade qui tente de calfeutrer les brèches par où le vieux vaisseau prend eau. Rien n’y fera.

Nous avons cependant besoin d’une morale, surtout si nous ne voulons pas retourner à la vieille morale cléricale et si nous ne voulons pas laisser le champ libre aux manœuvres de diversion plus ou moins démagogiques. Mais pour reconstruire une morale ou une éthique (je laisse de côté la distinction pour le moment), il faut prendre les choses à la racine. Il ne s’agit donc pas de reprendre la production de moraline, ni de tenter de mettre quelques fleurs sur les chaines de l’esclavage moderne, mais bien de reposer à nouveau la question de la vie commune et des exigences qui en découlent.

Et la première tâche est justement de mettre en cause, jusqu’au bout un système qui fait des individus des concurrents, des rivaux puis des ennemis. Donc de réaffirmer que l’homme est un « animal politique » comme le disait Aristote, ou un « animal social » comme l’ont traduit les chrétiens. Et que donc l’individu n’est rien d’autre, comme le disait Marx, que l’ensemble de ses rapports sociaux.

De là découle qu’il y a quelque chose comme un « droit naturel » que chacun peut facilement connaître et qu’il existe des règles de base, pas nécessairement inscrites dans la loi positive et qui constituent les conditions de possibilité d’une vie décente, ce qu’Orwell appelait la « common decency ». Ceci inclut la règle fondamentale du don : je donne, parce que, ce que je suis, je le dois aux autres, je reçois comme un don et non comme un dû et je rends précisément parce que la chaîne du don et du contre-don ne doit jamais s’interrompre.

Autour de cela, on peut construire un ensemble de comportements moraux qui sont tous des comportements en rapport avec la convivialité, c’est-à-dire l’aptitude à vivre avec les autres sur un pied d’égalité.

Une telle morale évidemment rompt avec les rêves fous d’une liberté dont les limites peuvent sans cesse être repoussées[7]. Elle suppose qu’on pose en premier la valeur de l’égalité qui conditionne toutes les autres. Parce que l’égalité est l’autre forme de la non-domination.

Cette morale est une morale de combat. De combat contre le capitalisme, contre la « société des ennemis ». Une morale qui refuse l’impératif de l’accumulation des valeurs d’échange au profit d’une économie de la valeur d’usage. Une morale qui refuse la régression préœdipienne de l’homme consommateur au désir illimité, trépigné de rage parce que sa toute-puissance rencontre les bornes du réel (prototype : l’homo automobilicus !). Une morale enfin qui fait de l’amitié la vertu fondamentale.

Je crois que l’on peut montrer que cette morale rencontre les intuitions rousseauistes ou kantiennes les meilleures – bref qu’on peut passer l’opposition entre les éthiques de la vie bonne et les morales déontologiques. Un seul exemple : lorsque Kant dit « tu respecteras toujours en ta personne comme en celle de tout autre l’humanité comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen », nous avons un précepte qui exclut toute relation de domination et donc n’a son effectivité et sa réalité que dans une société où sont bannies l’exploitation du travail et l’oppression politique, sexuelle ou autre. Conclusion

Je crois qu’on peut maintenant répondre aux questions posées par l’analyse des discours présidentiel et pontifical.

1) Il y a bien une crise morale de nos sociétés, mais cette crise n’a pas pour racine la perte de la foi, mais le triomphe de cette foi particulière qu’est le fétichisme de l’argent (si justement analysé par Marx dans la première section du Capital). Dénoncer cette crise morale (cela inclut le pathos sur la « perte des valeurs » ou la « perte des repères ») sans s’attaquer à la racine des choses, c’est se livrer à une opération de nature idéologique.

2) Une morale véritablement humaine ne peut consister en une réactivation de l’un quelconque des fanatismes du Bien, fanatisme religieux ou autre. Elle suppose la séparation entre l’intime et le commun et la protection de l’intime et des choix personnels qui le concernent (par exemple en ce qui concerne les orientations sexuelles).

3) La « réforme intellectuelle et morale » dont parlait Gramsci ne peut prendre appui que la lutte pour une « société décente », c’est-à-dire une société égalitaire, permettant à tous de vivre décemment par l’activité laborieuse et d’éduquer et d’instruire les enfants dans le respect des valeurs de la culture et des valeurs sociales fondamentales.

[Note : Cet article est la reprise d’une intervention prononcée lors d’un débat organisé par la Fédération des Oeuvres Laïques du Loiret]

[1] Voir l’excellent livre de Tony Andréani, Un être raison (Syllepses).

[2] Ce n’est qu’une partie de la pensée d’Adam Smith, la partie la plus exploitée. Je n’ai pas la prétention de porter ici un jugement complet sur la pensée de Smith

[3] Kant : Projet de paix perpétuelle. C’est certainement à Rousseau que pense Kant quand il parle de pour qui la constitution républicaine « devrait être un État d’anges » (viii-366)

[4] Rawls tente de refonder un libéralisme qui soit compatible avec une morale non-utilitariste (tirée de celle de Kant) et qui respecte la valeur du principe d’égalité. À la différence des libéraux ordinaires, ne considère pas que la liberté prime nécessairement sur l’égalité. Il tente seulement de justifier et de circonscrire les « inégalités justes ». Il existe dans la philosophie américaine toute une riche discussion autour de ces questions. Notons seulement la critique républicaniste de Rawls par Michael Sandel, Le libéralisme et les limites de la justice (Seuil) ou encore le travail de Ronald Dworkin dont le livre Sovereign Virtue qui fait de l’égalité la « vertu souveraine » vient d’être traduit en français par Jean-Fabien Spitz (Bruylant).

[5] Les États-Unis sont en réalité le premier État laïque au monde. Le premier amendement de 1787 sépare l’État des églises. « Le gouvernement n’a pas l’ombre d’un droit de se mêler de religion. Sa plus petite interférence serait une usurpation flagrante. » dit James Madison. « Le gouvernement des États-Unis n’est en aucune manière fondé sur la religion chrétienne ; il n’a aucune inimitié envers la loi, la religion ou la tranquillité des musulmans. » dit l’autre père fondateur, John Adams. L’État n’a pas le droit de financer les écoles religieuses et la prière y est interdite depuis 1962.

[6] Les sorties du président contre La princesse de Clèves font évidemment écho à la dénonciation maoïste de la « culture bourgeoise »…

[7] Ce rêve fou est peut-être celui de la modernité elle-même, telle que l’inaugure le XVIIe siècle et notamment tel qu’il apparaît dans les intuitions géniales de Descartes dans Le Discours de la méthode.


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