LA PATRIE, L’INTERNATIONALISME, LA PAIX ET LA GUERRE CHEZ JEAN JAURES

jeudi 5 octobre 2023.
 

par Philippe Duffau (Respublica)

De la patrie

D’emblée, Jean Jaurès, contrairement aux clichés sur un internationalisme supposé apatride véhiculé par les forces réactionnaires, conservatrices de droite, affirme que le socialisme et le prolétariat tiennent à la patrie française par toutes les racines. Il rappelle que le peuple acculé défendait héroïquement, contre les puissances étrangères de l’Ancien régime, la France nouvelle en 1789, 1793 et 1871 sous la Commune. Le socialisme et la patrie sont donc inséparables. La patrie est le moyen de la liberté et de la justice. La patrie, et non pas le nationalisme, est au-dessus de tout c’est-à-dire au-dessus des égoïsmes, des paresses, des convenances particulières. Le but, c’est l’affranchissement de tous les individus humains. C’est le principe même de la démocratie républicaine dans un cadre laïque.

C’est la volonté de l’individu de se libérer, de vivre, de grandir qui donne vertu et vie aux institutions d’un pays.

Le socialisme, organisé en parti, agit, selon Jean Jaurès, dans le sens des libertés individuelles, des libertés politiques, des libertés de vote, de la liberté de conscience, de la liberté de travail dans chaque configuration propre à chaque nation.

Pour Jean Jaurès, jamais le parti socialiste ne fera bon marché de l’indépendance de la France.

L’existence des patries autonomes est nécessaire à l’humanité. Cela devrait nous donner à réfléchir dans la construction européenne actuelle. La disparition ou la domestication de la France, serve d’une volonté étrangère, serait un désastre pour la race humaine, pour la liberté universelle et pour la justice universelle.

La voie de la liberté et de la paix civile

Avec la liberté d’association de droit commun appliquée aux catholiques comme aux autres citoyens, nous pourrons opérer, estime-t-il, entre d’un côté, les diverses croyances religieuses à la fois contenues et respectées dans leur domaine propre et, de l’autre, une République de pleine laïcité et de tolérance absolue, un régime de paix définitive.

La République n’est pas un dogme, pas une doctrine, elle est avant tout une méthode. (Il est aisé de rapprocher cette affirmation de la laïcité en tant que principe universel d’organisation de la société, une laïcité qui n’est pas une opinion, mais une méthode, un cadre qui permet à tous les individus de vivre ensemble quelles que soient leurs options spirituelles, qu’ils soient athées, agnostiques, indifférents aux questions religieuses ou religieux.)

« Quand nous aurons organisé l’enseignement de telle sorte qu’il soit soustrait à toute étroitesse scolaire de telle sorte que les jeunes gens accueillis au sein de l’école publique puissent choisir entre les diverses directions d’esprit que la sympathie du maître leur aura suggérées, alors qui d’entre nous, républicains, qui d’entre vous pourra redouter la pleine et libre affirmation de quelque croyance que ce soit ? » insiste encore Jean Jaurès.

S’adressant aux catholiques retors et surtout au clergé rétrograde : « Pourquoi n’avez-vous pas saisi […] l’occasion incomparable que la loi de Séparation vous offrait de vous délier des puissances politiques et sociales, et de rentrer en communication avec les deux grandes forces du monde moderne, la science et la démocratie ? »

Cette loi de 1905, selon Jean Jaurès, permettrait à l’Église de s’adresser de la sorte aux prolétaires : « Je vous attends au lendemain même de la révolution sociale ; même si elle réalise tous vos rêves de justice ; surtout si elle le réalise, car vous constaterez d’autant mieux l’étroitesse de la vie humaine que vous aurez rempli toutes les possibilités. » À ce moment de ce beau propos, nous sommes en droit de lui reprocher de faire l’impasse sur la spiritualité non religieuse dont l’athéisme. Dans une République laïque, nulle option spirituelle athée ou religieuse ne peut s’arroger la prétention, à elle seule, de contenir toute la pensée humaine. De tout temps, il a été des penseurs, des philosophes dits libres qui affirmaient que les textes supposés sacrés ne constituaient pas l’horizon indépassable de la réflexion humaine. Cela n’enlève rien à la pertinence de la pensée de Jean Jaurès qui prend soin de préciser et reprocher à l’Église ses anathèmes contre la démocratie chrétienne d’Italie, ses anathèmes contre les fidèles qui essaient de concilier, avec l’essentiel des dogmes catholiques, les découvertes impérissables de la science et de la critique, ses anathèmes contre la loi républicaine de laïcité et de liberté.

Il affirme avec force que si les catholiques se refusent à cette politique, s’ils veulent contre nous cette guerre, avec douleur, mais avec résolution nous acceptons la bataille. Nous sommes loin des complaisances coupables à l’égard des exigences obscurantistes et antirépublicaines qui traversent tous les mouvements politiques à l’heure actuelle, soit en faveur des chrétiens ultras, soit en faveur des islamistes politiques, radicaux et intégristes ou encore des Israélites ultraorthodoxes.

La paix, le socialisme et les menaces de conflit mondial (1905)

Jean Jaurès est connu pour son action ferme afin d’éviter la déflagration mondiale qui menaçait les peuples européens, action qu’il a payée de sa vie. Il lance un appel à l’unité du prolétariat français et allemand pour assurer la paix par l’organisation et l’émancipation de tous les travailleurs.

Évoquant le conflit franco-allemand sur le Maroc, il utilise la métaphore des deux mécaniciens qui lancent leurs trains l’un vers l’autre sur la même voie et dont on ne connaît pas les intentions. On a beau dire qu’ils ne veulent qu’éprouver leurs nerfs, nul ne peut savoir comment les choses tourneront.

Il faut que le prolétariat international soit une force constante, toujours avertie, toujours éveillée, toujours en état de contrôler les événements à leur naissance, de surveiller dans leur germe les premiers effets. Il y a dans le monde capitaliste des forces formidables de conflits, d’anarchie violente, d’antagonismes exacerbés que le prolétariat universel, au degré insuffisant d’organisation et de puissance politique où il est parvenu, ne peut se flatter de maîtriser avec certitude.

Ou bien, le prolétariat séduit par une forte idée de grandeur nationale, et corrompu par une part dérisoire du butin capitaliste et colonial, ne s’oppose que mollement aux entreprises de force. Les classes dirigeantes embrouillent si habilement les querelles qu’on n’en démêle pas l’origine.

Ou bien, quand leur conscience est mieux avertie, ils ne disposent pas de moyens d’une action suffisante sur le mécanisme politique et gouvernemental.

C’est l’illustration même de la situation qui durant les années précédentes a dominé les relations entre la Russie, l’Ukraine et une partie du territoire de cette dernière, à savoir le Donbass. Tout était en place pour le déclenchement du conflit et aucune des puissances n’a été en mesure de le prévenir, aucun des peuples concernés, aucune des associations de travailleurs de chacun des pays n’a été en capacité de l’empêcher. C’est là une faillite complète des mouvements ouvriers en particulier et syndicaux en général et au-delà, des mouvements politiques qui se veulent progressistes et pacifistes.

Il poursuit en affirmant, et cela entre en résonance avec la situation actuelle, que la guerre est, comme l’exploitation directe du travail ouvrier, une des formes du capitalisme. Le prolétariat peut et doit engager une lutte systématique et efficace contre la guerre, comme il a entrepris une lutte efficace et systématique contre l’exploitation ouvrière.

« Si la guerre éclate, nous, socialistes – affirme-t-il –, saurons regarder les événements en face pour la faire tourner de notre mieux à l’indépendance des nations, à la liberté des peuples, à l’affranchissement des prolétaires. » Ces derniers principes sont la pierre angulaire pour avoir une chance de régler et prévenir les conflits que nous connaissons.

Le devoir de tous les citoyens est d’être attachés passionnément à la paix parce que la guerre est une terrible barbarie et un terrible obstacle au progrès social.

Un révolutionnaire répugne à la souffrance inutile pour lui et les autres Le révolutionnaire se résigne à la souffrance des hommes quand elles sont la condition nécessaire d’un grand progrès humain, quand par elles (les souffrances), les opprimés et les exploités se relèvent et se libèrent (Ce n’est pas le cas de l’Europe aujourd’hui). Depuis cent-cinquante ans, bien des violences internationales ont été commises en Europe dont les conséquences pèsent lourdement. C’est par la croissance de la démocratie et du socialisme que ces souffrances seront apaisées.

Jean Jaurès affirme : « Nous, socialistes français, répudions à fond toute pensée de revanche militaire contre l’Allemagne, toute guerre de revanche. Cette guerre irait contre le prolétariat, contre le droit des nations qui ne sera pleinement garanti que par le prolétariat et la démocratie. La France qui dans sa longue histoire a commis bien des fautes, qui de Charles VIII à Louis XIV et de celui-ci à Napoléon, a trop abusé de son unité nationale constituée avant les autres, pour brutaliser et offenser les nations morcelées encore inorganisées, qui, même sous la Révolution, a mêlé trop vite une ivresse de domination et d’orgueil au pur enthousiasme de la liberté universelle et de l’humanité, qui a laissé déflorer comme dit votre poète Herwegh(1)Herwegh : Georg Friedrich Rudolph Theodor Herwegh (né en 1817 à Stuttgart, décédé en 1875 à Baden-Baden) est un poète, révolutionnaire et traducteur wurtembergeois. par la brutalité conquérante de ses soldats, la liberté qu’elle offrait au monde comme une fiancée. »

« Ce fut, il y a 35 ans(2), une grande faillite de l’idéalisme, que nous ne soyons arrivés que par le chemin de la guerre, nous à la République, vous -les Allemands-, à l’unité. »

« Nous voulons opposer la diplomatie pacifique, ouverte, loyale du prolétariat international, à la diplomatie imprudente, avide, cauteleuse des gouvernements capitalistes et des gouvernements féodaux. La France ne veut pas se détourner, pour les aventures stériles de la force, de l’œuvre de libération intellectuelle qu’elle accomplit, de la réforme sociale qu’elle prépare. L’alliance franco-russe n’avait pour le peuple français qu’une valeur défensive, n’était qu’un moyen d’équilibre et de sécurité. Pas plus que nous ne voulons d’un accord avec l’Angleterre qui serait dirigé contre l’Allemagne, nous ne voulons acheter le rapprochement avec l’Allemagne par une rupture avec l’Angleterre. »

« Les situations les plus dangereuses sont les situations troubles. C’est au prolétariat international, avertissant et aiguillonnant la conscience universelle, à exercer dans le sens de la paix, l’action décisive. »

La question de l’Alsace-Moselle dont la France a été amputée

À la question de Georges Clémenceau sous-entendant un renoncement à récupérer ces territoires, Jean Jaurès répond que le droit des personnes à disposer d’elles-mêmes, le droit des groupes de personnes à disposer d’eux-mêmes est le droit dominant sans lesquels le monde moderne ne serait que chaos barbare. Le droit à rétablir et à réparer n’aura pas le droit de procéder par tous les moyens (dont la guerre) à ce rétablissement et à cette restitution. Aller contre la paix, c’est aller contre le développement du droit universel dont le droit particulier d’une nation est une application particulière. Il ajoute que Clémenceau, lui-même, attend la solution du problème et la réparation du droit « de l’évolution de la conscience allemande ». C’est donc une solution pacifique qui est mise en avant. (Comment ne pas penser que dans la question ukrainienne un tel état d’esprit devrait présider et non pas le recours à la guerre ?)

Il poursuit : « En attendant l’heure où les démocraties, sous l’influence croissante du prolétariat international, auront conclu entre elles un pacte de paix définitive, un pacte d’arbitrage efficace et de désarmement simultané, c’est le droit et le devoir de la France de se défendre contre toute tentative de violence, le droit des Français de défendre la liberté et l’intégrité de la France. »

De l’internationalisme prolétaire

Le prolétariat international est une force organique de paix qui n’a pas jailli d’un foyer national dominant les autres foyers internationaux. Son destin se confond avec l’évolution de toute l’humanité. Il veut garder toute sa force, toute son énergie pour lutter contre l’injustice sociale, contre l’oppression et l’exploitation du capital. Il veut résorber dans la grande paix de la propriété sociale, de la propriété commune, la guerre des classes.

« L’anarchie capitaliste est le principe le plus actif et comme le ferment des guerres internationales. Le prolétariat universel sent en lui la double force révolutionnaire de la nature, la force d’éruption et la force d’érosion de la lave qui soulève et de la vague qui use. En Russie, aujourd’hui, c’est la lave, ailleurs c’est le flot, tantôt c’est l’éboulement, tantôt c’est l’effritement. Toutes ces actions partielles, toutes ces conquêtes partielles, se communiquent de peuple à peuple. »

Quelle force de libération générale pourra émaner un jour de la France républicaine affranchie des cultes du passé et de la tutelle de l’Église, si elle parvient à rallier au socialisme ouvrier ses millions de paysans démocrates, tous les jours plus libres d’esprit ?

Les bases de l’Internationalisme prolétarien sont bien définies dans les discours et textes de Jean Jaurès et, ce, de la façon suivante :

Proclamation de l’indépendance de toutes les nations, de l’inviolabilité de la liberté de toutes les patries, du devoir pour les prolétaires de s’organiser pour défendre contre toute violence et toute agression l’indépendance des nationalités.

Proclamation du devoir des prolétaires de tous les pays de s’organiser pour maintenir la paix.

Proclamation du droit et du devoir des nations autonomes de maintenir énergiquement leur autonomie.

Le devoir des travailleurs est d’empêcher les guerres non par des gémissements stériles, mais de toute l’énergie de leur action parlementaire ou de l’action révolutionnaire pour écraser dans leur germe les guerres funestes.

Jean Jaurès cite Vandervelde : « […] l’Internationale ne doit pas être une masse informe, une bouillie de nations décomposées, mais la libre et harmonieuse fédération de nations autonomes. L’originalité et la liberté des patries sont nécessaires à la naissance du prolétariat et à la richesse variée du génie humain. » De même pour Bebel, également cité : « lorsqu’une nation a été opprimée, les prolétaires de cette nation sujette sont si hantés par la volonté de ressusciter leur peuple [ex. : la Pologne sous l’emprise tsariste] qu’ils ne peuvent porter toute leur action sur l’émancipation directe du prolétariat. Si une nation renonçait d’avance à se défendre, elle ferait le jeu des gouvernements de violence, de barbarie et de réaction. »

Jean Jaurès affirme que c’est parce que les patries se valent qu’aucune n’a le droit d’asservir les autres. Il ne veut pas de la guerre, de l’humiliation, de conflit violent. S’il y a guerre, litige, il faut les porter devant un Tribunal international et s’engager à appliquer, à accepter la décision des arbitres internationaux. Encore une fois, quelle parole de sagesse quand on voit ce qui se passe entre l’Ukraine et la Russie, mais aussi ailleurs dans le monde.

Des objectifs clairs assignés à l’Internationale ouvrière

Une double besogne :

vouloir une société nouvelle qui dépasse le système du salariat pour aller vers les producteurs associés ;

sous le capitalisme :

revendiquer et agir pour des journées de travail plus courtes ;

revendiquer et agir pour des salaires plus hauts, sans attendre la fin du capitalisme.

Dès le début d’un litige, il faut s’adresser aux puissances belligérantes :

S’entendre par l’intermédiaire des diplomaties ;

Si échec des discussions, aller devant les arbitres désignés et s’incliner devant eux pour éviter la guerre, le sang versé grâce à l’arbitrage de l’humanité, l’arbitrage de la raison.

Malgré tout, précise Jean Jaurès, si la guerre éclate, le devoir de tous les citoyens, ce sera de lutter pour l’indépendance de la patrie, mais ceux-ci ne sont pas tenus à la loyauté envers un gouvernement d’aventure et de crime ou envers un ordre social livré à toutes les impulsions de la convoitise et de la violence au même devoir qu’envers la patrie. Est-ce que les républicains ont hésité le 04 septembre 1870 à faire la révolution républicaine contre l’Empire ?

Est-ce qu’ils ont attendu la fin de la guerre ? Au risque d’ajouter la guerre civile à la guerre étrangère, ils ont débarrassé la patrie d’un régime de servitude. C’est bien ce qui s’est passé dans la Russie tsariste en 1917 même si par la suite le régime soviétique a dérivé vers une forme de totalitarisme. Pour autant, il prend soin de préciser qu’il ne subordonne pas l’existence de la patrie à telle ou telle forme politique ou sociale et il ne fait pas commencer l’obligation de défendre l’indépendance de la patrie à partir du bilan déterminé de réformes. Cependant, il est certain que les peuples défendent d’autant plus passionnément la patrie qu’elle leur fait une plus large part de bien-être et de droit. C’est là, peut-être, la faiblesse principale de la Russie de Poutine et, dans une moindre mesure, celle de l’Ukraine, toutes deux dominées par des oligarques prévaricateurs et prédateurs.

Le principal principe que nous pouvons tirer de ces extraits est que la paix civile, la paix entre les nations ne peut résulter que de peuples souverains non assujettis à des oligarchies au sein de nations autonomes qui coopèrent entre elles pour un développement culturel et économique de toute l’humanité. Le dérèglement climatique, les inégalités de développement entre les différentes régions du monde nous le montrent chaque jour avec une paupérisation montante qui entraîne conflits et migrations massives.

Notes

↑1 Herwegh : Georg Friedrich Rudolph Theodor Herwegh (né en 1817 à Stuttgart, décédé en 1875 à Baden-Baden) est un poète, révolutionnaire et traducteur wurtembergeois.

↑2 1870 : guerre franco-prussienne.


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