Emancipation intellectuelle, révolution morale et émancipation politique chez Jaurès

samedi 31 mars 2012.
 

« Sous les soleils de Jaurès, la servitude fond… »

par Roland Gori, psychanalyste et président de l’Appel des appels

Cette fabrication d’un individu “entrepreneur de lui-même”, selon l’expression de Michel Foucault, est en contrepoint de la fabrique du citoyen que permet l’émancipation intellectuelle et culturelle que prône tout au long de son oeuvre et de sa vie Jean Jaurès. On trouve chez Jaurès comme chez Orwell ce même attachement aux valeurs morales qui seules évitent de transformer le socialisme en collectivisme totalitaire : “ La race humaine ne sera sauvée que par une immense révolution morale.”

Jaurès, qui n’a de cesse de vouloir pour les enfants du peuple l’apprentissage d’un savoir qui les mènera au bout du monde en les mettant au contact avec les “idées de travail, d’égalité, de justice, de dignité humaine qui sont la démocratie ellemême” et il en “veut mortellement à ce certifi cat d’études primaires qui exagère encore ce vice secret des programmes. Quel système déplorable nous avons en France avec ces examens à tous les degrés, qui suppriment l’initiative du maître et aussi la bonne foi de l’enseignement, en sacrifi ant la réalité à l’apparence !”. Que n’aurait-il dit aujourd’hui de la bêtise et de l’imposture des dispositifs des évaluations des CE1 et CM2 ?

L’émancipation politique chez Jaurès est inséparable d’une émancipation intellectuelle qui permet l’acquisition beaucoup plus longue et diffi cile de la liberté, de son goût qui fait l’humanité même : “ Voilà pourquoi il faut donner aux enfants du peuple, par un exercice suffi samment élevé de la faculté de penser, le sentiment de la valeur de l’homme et, par conséquent, du prix de la liberté, sans laquelle l’homme n’est pas.” La “ valeur de l’homme”, l’expression de Jaurès vaut son pesant d’or démocratique, où aujourd’hui l’évaluation est le nom que l’on donne à ce qui a été perdu de cette valeur de l’homme.

L’évaluation est le nom d’une perte d’une substance éthique et politique de la notion même de valeur. Ne demeure plus que l’évaluation qui abaisse le travail et corrompt les consciences en faisant toujours perdre davantage à la démocratie cette confi ance en elle-même dont Jaurès faisait le grand rêve collectif. Prophétique, Jaurès annonce ce triomphe de la machine et des grands capitaux, qui prolétarise toujours davantage la classe moyenne et lui fait subir “ pas seulement un dommage matériel, elle subit un dommage moral ; non seulement elle est atteinte dans son esprit d’indépendance, mais elle est menacée dans ce sentiment de générosité humaine que développent presque toujours la haute éducation et la science”. Ce dommage moral sur lequel Jaurès ne cesse d’insister est celui qui fait “ le prix de la vie humaine” dans cette vie surmenée où toutes les classes sont atteintes et aliénées, et ce jusqu’au patronat, aux industriels : “ Par le plus déplorable enchaînement, des hommes de travail sont engagés, malgré eux et à leur insu, dans des péripéties de spéculations qui ne les enrichiront pas si elles réussissent, qui les ruineront si elles échouent. ” Et il ajoute : “Je considère comme une des plus grandes misères du patronat d’être réduit à ne voir au fond dans les hommes que des éléments.”

Nous sommes là à la limite des concepts de réifi cation et d’autoréifi cation sur lesquels je reviendrai. Et, à distance d’un collectivisme purement économique, Jaurès réaffi rme la nécessité d’un ordre moral et intellectuel, fondé sur des valeurs qui font, comme il dit, que “ nous ne sommes pas tenus, pour rester dans le socialisme, de nous enfuir hors de l’humanité”. Ces valeurs morales sont justice et liberté et l’on retrouve chez Orwell ces mêmes expressions lorsqu’il écrit : “La tâche des gens intelligents est non de rejeter le socialisme mais de s’employer à l’humaniser… Notre devoir est de combattre pour la justice et la liberté ; socialisme signifi e précisément justice et liberté, une fois qu’on l’a débarrassé de toutes les sottises qui l’encombrent. C’est sur ces valeurs essentielles, et sur elles seules, que nous devons fi xer notre attention.” Ces valeurs essentielles sont celles-là mêmes qui combattent “ les malodorantes petites orthodoxies qui rivalisent pour faire la conquête de notre âme” et qui fi nalement ont en commun de refuser la dimension humaine et de proscrire l’imagination sans le pouvoir de laquelle on ne peut concevoir la vérité. Je trouve chez Jaurès comme chez Orwell le même enseignement : l’imagination n’a pas qu’un pouvoir esthétique, elle a aussi pour fonction principale de penser la vérité sans laquelle le socialisme ne serait pas porteur de justice et de liberté. L’imagination, la pensée éthopoétique sont garantes de la création des démocraties véritables sans lesquelles le socialisme devient un collectivisme purement économique conduisant tôt ou tard au totalitarisme.

Les faits n’existent pas à l’état pur. Ils ne sont pas ventriloques. Et à ne pas reconnaître cette dimension essentielle de l’humain, on court sans cesse le risque d’un totalitarisme qui prétend nous dispenser du travail de penser […]. »

Extrait de Sous les soleils de Jaurès, la servitude fond… de Roland Gori, prononcé le 6 février à la Maison de la poésie lors des 5es rencontres organisées avec les Amis de l’Humanité.


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