On a lu pour vous « La révolution démocratique verte » de Chantal Mouffe

vendredi 8 septembre 2023.
 

Peut-on, doit-on faire de l’articulation entre luttes sociales et luttes environnementales le moteur d’une rupture démocratique avec le néolibéralisme ? Et si oui, comment ? Tel est l’enjeu du dernier livre de Chantal Mouffe, intitulé La révolution démocratique verte.

Chantal Mouffe le rappelle d’emblée : la crise du covid, en dépit des questions qu’elle a soulevées sur la mondialisation, les biens essentiels, la dégradation des services publics, etc., n’a pas entamé l’autorité et le crédit de l’État néolibéral.

Ce serait en effet trop vite oublier que le néolibéralisme, au contraire d’une doctrine du « laissez-faire », loin d’exclure le rôle de l’État, exige l’intervention de ce dernier pour créer et sécuriser le fonctionnement du libre-marché. Quitte à s’articuler avec des politiques de redistribution sociale, mais en insistant sur la responsabilité individuelle (voire, en appelant à la contrôler et à la sanctionner). Quitte encore à ce que le retrait de l’État des services publics et des secteurs sociaux se conjugue avec une involution de l’État en État sécuritaire, réprimant les demandes populaires et démocratiques, que celles-ci soient sociales, antiracistes ou environnementales.

Il faut toujours le rappeler : le néolibéralisme est, dans son fond, une doctrine anti-politique. En réduisant les acteurs sociaux à leur position à l’intérieur des rapports de production et cette position à celle d’un individu ou d’un acteur rationnel — d’un entrepreneur de soi-même dans le cadre d’un libre marché —, elle interdit toute identification passionnée à des enjeux politiques comme ceux de la justice sociale, climatique ou « raciale ». Elle travaille à faire de la politique une question d’éthique rationnelle et à réduire les passions politiques à des intérêts, justiciables d’un calcul et d’un choix rationnel. Elle conduit, en définitive, à réduire les différentes positions et prises de position possibles d’un individu (par exemple, ses identifications de genre, de race, de classe) à ses intérêts économiques.

Il est donc conséquent que le dernier livre de Chantal Mouffe se présente tout entier comme un éloge de la passion et notamment de la passion politique. Mais, dira-t-on, qu’est-ce que la passion peut bien avoir à faire avec la démocratie ? Et plus encore, avec une révolution verte qui viendrait relancer les passions démocratiques ?

Il faut d’abord se souvenir que Chantal Mouffe s’est toujours, avec beaucoup de fermeté, opposée aux théoriciens libéraux qui, comme Rawls ou Habermas, réduisent l’exercice démocratique à un exercice de délibération ou de communication rationnelle, mais excluant toute forme de passion et d’identification affective. Neutraliser le rôle des passions, c’est non seulement se condamner à faire de l’intérêt général, ou d’une morale rationnelle disciplinant l’intérêt individuel, la seule norme possible de l’exercice démocratique. Mais c’est aussi bien, comme le remarque Chantal Mouffe, s’interdire de penser la loyauté à l’égard des idéaux démocratiques comme un attachement affectif et passionné. C’est, par exemple, s’interdire de penser et chérir « la passion de l’égalité », moteur historique de la révolution démocratique que raillait Tocqueville, mais dont il devait, pourtant, reconnaître la puissance.

C’est, surtout, s’interdire de faire place à la dimension irréductiblement affective du conflit politique qui, s’il doit bien s’inscrire dans l’ordre d’institutions démocratiques, ne peut, et même ne doit pas, trouver de solution politique rationnellement déterminée. Les affects et les conflits politiques passionnés qui en découlent, loin de devoir être écartés de la scène politique démocratique, doivent au contraire être chéris comme la marque d’un irréductible pluralisme, d’une heureuse impossibilité de réduire les antagonismes politiques. Que ceux-ci doivent être aménagés, négociés, sublimés dans le cadre d’institutions démocratiques est une chose. Les annihiler dans le cadre d’institutions ou d’un cadre politique entièrement rationalisé et policé signifierait la mort de la démocratie pluraliste elle-même. Sans céder à Carl Schmitt, qui voulait voir dans la distinction ami/ennemi l’essence de la politique, Chantal Mouffe fait donc de l’adversité et du conflit passionné la condition d’une démocratie pluraliste.

Bien plus : s’il y a toujours plus d’un conflit, comme il y a toujours plus d’une manière d’être affecté par le monde et de s’identifier politiquement, une politique démocratique appelle la constitution de coalitions capable d’articuler entre elles des demandes populaires diverses et hétérogènes. C’est précisément ce que Chantal Mouffe nomme une stratégie populiste de gauche. On ne peut en effet se contenter, dans la conjoncture historique où la lutte contre le changement climatique devient un enjeu crucial, d’associer simplement demandes sociales et demandes environnementales, en les opposant ensemble aux conséquences dévastatrices, pour l’environnement comme pour la société, des politiques néolibérales.

D’une part, en effet, les demandes de protection de l’environnement peuvent tout à fait être réarticulées dans le sens d’une restriction démocratique et autoritaire, voire dans le sens de politiques d’inspiration xénophobe et raciste. D’autre part, il faut, toujours selon Mouffe, faire plus qu’associer et, pour ainsi dire, juxtaposer demandes sociales et environnementales dans le cadre d’un programme, aussi bien fondé soit-il sur des arguments et des mesures rationnelles. Il faut plus profondément les articuler dans le sens d’une justice globale, apte à susciter un élan affectif. Poser à nouveaux frais la question de la transformation effective des rapports de production, c’est en effet, aujourd’hui, s’attacher à la reformulation de la question de la transformation des rapports de production dans des termes compatibles avec une exigence non pas seulement écologique (de sobriété écologique), mais de justice climatique.

C’est, par exemple, s’attacher à promouvoir les versions les plus politisées de ce que dans le monde anglo-saxon, du côté de l’économiste britannique Ann Pettifor, plus radicalement du côté de Bernie Sanders et d’Alexandria Ocasio-Cortez aux États-Unis, on a baptisé « Green New Deal », une nouvelle stratégie politique verte qui met en relation crise climatique, inégalités sociales, raciales et de genre. On conjuguerait ainsi, par exemple, création d’infrastructures écologiquement durables et garanties d’emploi. On conjuguerait, également, planification étatique et contrôle local (notamment au regard de communautés locales ou autochtones déjà affectées par la destruction de leur environnement).

Mais cela signifie aussi, et nous devons aller jusque-là si les processus d’identification affective sont les leviers de nouvelles politiques démocratiques, transformer jusqu’à nos rapports d’identification affective aux vivants non-humains. Chantal Mouffe songe ici, par exemple, et l’exemple est saisissant, à l’attribution, en 2017, de « droits » à de grands fleuves d’Amérique du Sud, d’Inde, etc. On pourrait, également, penser aux animaux.

Ne pouvant plus se représenter à lui-même comme coupé de ses affects et de la nature, le sujet politique d’une révolution démocratique verte devrait donc inclure et articuler la redéfinition du sens des « droits » et des « libertés », dans le sens, par exemple, de l’attribution d’un statut légal à des entités non-humaines et, c’est l’essentiel, d’une nouvelle forme d’égalité tout à fait inédite dans son extension. Une stratégie démocratie verte, incluant la question du vivant, constituerait ainsi, selon les mots mêmes de Chantal Mouffe, une nouvelle manière d’imaginer, de nous représenter la manière dont nous sommes affectés par l’idée d’égalité ainsi élargie, et dont nous nous identifions, passionnément, ou non, à celle-ci.

En en appelant à une transformation de notre rapport à nous-mêmes, cette révolution démocratique verte constituerait, toujours aux dires de Chantal Mouffe, un nouveau « mythe » mobilisateur, un nouveau « récit », cristallisant les énergies affectives hétérogènes des divers mouvements sociaux dans le sens d’une idée d’égalité la plus étendue et inclusive possible. Elle constituerait et mobiliserait un nouveau « nous » politique : égalitaire, compatible avec l’habitabilité de la terre, et apte à contrecarrer les effets d’hégémonie des discours néolibéraux.


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