Questions ouvertes sur le «  populisme de gauche  »

lundi 17 avril 2017.
 

Dans son dernier ouvrage qui reproduit son échange avec le dirigeant de Podemos, Inigo Errejon, la philosophe Chantal Mouffe présente, non sans interrogations, sa théorie pour une nouvelle politique d’émancipation.

Comment, après plusieurs décennies d’hégémonie néolibérale, la gauche peut-elle à nouveau conquérir le pouvoir  ? Cette question est au cœur des affrontements politiques en cours. Elle traverse aussi l’ensemble du dialogue, publié sous le titre Construire un peuple. Pour une radicalisation de la démocratie (1), entre deux penseurs militants de notre temps, Inigo Errejon, cofondateur de Podemos, et la philosophe et auteure belge Chantal Mouffe, qui a coécrit plusieurs ouvrages des plus marquants avec le théoricien argentin aujourd’hui décédé Ernesto Laclau.

Et c’est bien sûr le questionnement autour du concept de «  populisme de gauche  » qui mobilise toute l’attention du lecteur. Ce «  populisme  » prend ses racines dans les expériences latino-américaines des dernières décennies. De quoi s’agit-il  ? Chantal Mouffe entend d’abord démontrer que libéralisme et marxisme ne permettent pas, et l’un et l’autre, de penser «  la nature du politique  ». Le marxisme, même s’il caractérise un antagonisme (la «  lutte des classes  ») et donc une «  volonté collective  » formant «  du politique  », l’affrontement entre classe ouvrière et capitaliste n’est pas toujours le principal des antagonismes existants, en fonction du pays et du moment. Souvent présentée comme «  postmarxiste  », Chantal Mouffe ne réfute d’ailleurs pas ce terme. Rencontrée par l’Humanité et à l’Humanité Dimanche lors d’un entretien, la professeure en sciences politiques à l’université de Westminster s’en explique  : «  Ce n’est pas un rejet du marxisme. Il y a toute une série de concepts du marxisme que l’on accepte mais on va les développer à partir d’une certaine conjoncture. Il ne faut pas avoir une attitude religieuse vis-à-vis de Marx  !  »

La recherche d’une nouvelle voie politique  ?

Dans Hégémonie et stratégie socialiste (2), avec Ernesto Laclau, ils ont posé les jalons théoriques d’une politique nouvelle en modulant les travaux du philosophe et dirigeant communiste italien Antonio Gramsci et en convoquant certains de ses concepts («  hégémonie culturelle  », «  antagonisme  », «  guerre de positions  », «  national-populaire  », etc.) au service d’une nouvelle théorie de l’émancipation. Il s’agit de penser le politique à partir des multiples demandes et mouvements (de classe, féministes, minorités sexuelles, écologiques, nationaux, etc.). Renvoyé à une «  essentialisation uniquement de classe  », le marxisme «  n’est pas suffisant  » pour comprendre les nombreux mouvements politiques. À l’instar de Marx, Grasmci est lui aussi revisité  : le concept de «  classe fondamentale  » est considéré comme inopérant. Ne risque-t-on pas alors de lâcher la proie pour l’ombre et de quitter la critique du capitalisme, obstacle à l’émancipation  ? Est-ce alors la recherche d’une nouvelle voie politique  ? La réponse de la philosophe ne se fait pas attendre  : «  Cela n’aurait pas de sens de remplacer le projet socialiste ou communiste par le populisme. Ce n’est pas du même niveau. Le populisme, ce n’est ni un idéal de société ni un régime. C’est une stratégie d’organisation du mouvement politique qui dépend de la conjoncture. Aujourd’hui en Europe, nous vivons un moment populiste en réaction à la post-démocratie, conséquence de la globalisation néolibérale dont l’ennemi est la souveraineté populaire. Derrière des formulations parfois xénophobes, c’est une réaction au libéralisme. C’est comme un cri qui dit  : “On veut être écoutés, on veut exister”, dans la mesure où le Parti socialiste leur tourne le dos. C’est un terrain fertile pour le populisme de droite. Dans cette conjoncture, il faut développer un populisme de gauche.  »

Le sens de l’émancipation passe par l’égalité

Et pour y parvenir, il faut construire une «  articulation  » entre de multiples demandes, soit «  construire un peuple  ». Et c’est là que Chantal Mouffe, prenant pour exemple en France Jean-Luc Mélenchon, convoque un projet qu’elle nomme «  la radicalisation de la démocratie  ». Il part de l’existence dans la société de multiples antagonismes «  inéradicables  » qui donnent de la vigueur à la politique. Avec «  l’illusion du consensus  », tels le centrisme et le refus du conflit social, le libéralisme nie, lui, l’antagonisme et ne peut alors comprendre le politique qui se joue. Au contraire, il faut fixer «  la frontière  » entre «  eux  » et «  nous  » comme le définissait le juriste allemand Carl Schmitt (ici, le peuple et l’oligarchie) et, afin de dépasser cet affrontement analysé «  entre ennemis  », établir plutôt un conflit «  discursif  » entre «  adversaires qui se respectent  » dans un cadre démocratique, grâce à l’utilisation d’institutions. «  Avec et contre Schmitt  », Chantal Mouffe nomme cela une démocratie «  agonistique  ». La philosophe veut ainsi sortir de l’analyse critique du libéralisme purement antagonique du juriste allemand qui ne cachait pas son adhésion au national-socialisme. Des questions subsistent. N’est-ce pas dangereux, afin de conquérir le pouvoir, de considérer tous les antagonismes face à des replis nationalistes, identitaires ou ethniques  ? Deux écueils possibles se font jour  : la courte vue d’une stratégie politique opportuniste expurgée d’un projet de dépassement du capitalisme qui reviendrait à une redéfinition de la social-démocratie ou, pire, si on oubliait le clivage gauche-droite, une terrible et tragique défaite idéologique en allant sur le terrain glissant du nationalisme ou d’un césarisme autoritaire. Chantal Mouffe écarte cette double restriction en évoquant, d’une part, un «  réformisme révolutionnaire  » tel que Jaurès en parlait  ; d’autre part, en soulignant qu’un «  populisme de gauche  » doit donner à cette articulation, cette contre-hégémonie, le sens de l’émancipation qui passe par l’égalité.

Pierre Chaillan,L’Humanité

(1) Initialement publié en Espagne en 2015. (2).Publié en 1985 pour la première fois en anglais et en français en 2009, éditions les Solitaires intempestifs.


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