Brics : ce sommet qui préoccupe l’Occident

samedi 2 septembre 2023.
 

Rarement un sommet des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) aura été suivi avec autant de vigilance. Sous l’influence de la Chine, le club cherche à élargir son influence afin d’affirmer son pouvoir face à l’Occident. Les États-Unis et l’Europe redoutent de voir se forger une alliance remettant en cause l’ordre mondial.

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Même si elles n’en soufflent mot, les chancelleries occidentales suivent avec attention les préparatifs du quinzième sommet des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) qui doit se tenir à Johannesburg du 22 au 24 août. Et elles dressent scrupuleusement la liste de tous les participants.

Sans l’exprimer ouvertement, les responsables occidentaux redoutent que ce sommet amplifie le divorce apparu lors du vote sur la guerre en Ukraine en mars 2022, lorsque quarante pays – et non des moindres – avaient choisi de s’abstenir ou de voter contre la résolution condamnant l’invasion russe. Durant dix-huit mois, tous les responsables américains et européens ont tenté de briser cette fronde, déroulant le tapis rouge notamment au premier ministre indien Nadendra Modi et au président brésilien Lula da Silva. En vain.

Signe de l’importance de cette réunion, le président chinois Xi Jinping, qui a réduit au minimum ces déplacements à l’extérieur depuis la pandémie, a annoncé sa participation à la réunion, dans le cadre d’un « voyage d’État » à Johannesburg. Vladimir Poutine, lui, a renoncé à faire le déplacement, en raison du mandat d’arrêt international émis contre lui. Mais il participera au sommet par visioconférence. Au total, soixante-neuf pays ont été invités à ce sommet d’Afrique du Sud, dont tous les pays africains. Tous ou presque ont l’intention d’y participer.

Un seul n’a pas reçu d’invitation : Emmanuel Macron qui a tenté de forcer la porte et d’imposer sa présence. Est-ce par bravade ou incompétence ? Avant même le camouflet du Niger, il aurait en tout cas dû comprendre par lui-même qu’il n’y avait pas sa place.

Car l’enjeu diplomatique et économique de ce sommet dépasse largement le thème du développement de l’Afrique, comme le dit l’intitulé. Même si le continent africain apparaît bien comme le nouveau terrain d’affrontement entre les puissances installées et les puissances montantes, la visée dépasse largement ce but : il s’agit d’affirmer le nouveau rapport de force politique et économique qui s’est élaboré au cours des dernières années, de contester un ordre mondial, construit par et pour l’Occident.

Sommes-nous en train d’assister à la création d’un nouveau bloc géopolitique et économique, camp contre camp, comme au temps de la guerre froide, comme certains en agitent la menace ? S’agit-il d’un nouvel avatar des impérialismes, la Chine visant sous couvert des Brics à étendre son influence sur la planète, comme le pensent d’autres ? L’Occident est-il en train seulement de réaliser que le Sud, au-delà de la Chine et de l’Inde, a beaucoup changé, que les pays qui le composent sont maintenant en capacité de s’émanciper du Nord, comme le rappellent des économistes indiens ou africains ?

La réponse à ces questions est encore incertaine tant elle est liée à la façon dont les principaux protagonistes, à commencer par les États-Unis et la Chine, réagiront, opteront ou non pour les attitudes agressives, seront capables de trouver de nouvelles voies. Une chose est sûre à ce stade : l’ordre mondial institué depuis près de quatre-vingts ans est en train de se défaire un peu plus sous nos yeux.

Le Club des Brics s’élargit Il y a longtemps que les Brics ne ressemblent plus à l’acronyme forgé par l’économiste de Goldman Sachs, Jim O’Neill, au début des années 2000. Les Occidentaux voyaient alors en eux un relais pour la mondialisation de l’économie, leur réservant une place de choix dans les chaînes d’approvisionnement pour leurs multinationales pour fabriquer à bas coût leurs productions.

Depuis, la situation a évolué. La Chine est devenue la deuxième puissance économique mondiale, l’Inde marche sur ses pas. Et les pays du Sud montent en puissance partout : leurs PIB cumulés représentent désormais près de 40 % du PIB mondial. Tous entendent que ce pouvoir soit reconnu, et que les pays du Sud ne soient pas ravalés au rang de supplétifs pour approvisionner l’économie mondiale et assignés à des strapontins dans les institutions mondiales comme le FMI.

Déterminés à faire bloc, les Brics, sous l’influence de la Chine, ont invité nombre de pays à venir les rejoindre. Pas moins de vingt-deux d’entre eux ont déjà fait acte de candidature pour adhérer au club. Parmi ceux-ci, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Algérie, l’Indonésie, l’Égypte, l’Iran ont déjà déposé leur candidature. Celle de Riyad devrait être avalisée dès ce sommet. Ce qui constituerait un vrai coup de semonce pour les États-Unis tant Riyad a été considéré depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale comme l’allié le sûr et le plus fidèle au Moyen-Orient

Des leaders en petite forme Même si ce quinzième sommet des Brics s’annonce important, il n’aura sans doute pas le même lustre que certains espéraient lui donner il y a encore quelques semaines. Le ralentissement économique mondial, accompagné par de nombreux désordres, est en train de frapper aussi à leurs portes, rappelant à tous que le découplage économique, souvent mis en avant, est encore souvent une réalité théorique. « Les Brics sont cassés », relève un éditorialiste de Bloomberg, insistant sur le caractère artificiel de cette alliance transnationale.

À l’exception du Brésil, partiellement épargné, les principaux responsables de ce sommet vont apparaître en tout cas en petite forme, à commencer par la Chine. Depuis deux semaines, les mauvaises nouvelles s’accumulent à Pékin. Le moteur économique chinois est en train de caler, l’activité économique baisse, les prix chutent face à une demande intérieure et extérieure anémiée, et les nuages financiers grossissent à l’horizon. Menaçante depuis des mois, la crise immobilière a pris une nouvelle dimension avec le défaut de paiement d’un nouveau groupe de promotion immobilière, Country Garden. Afin que le château de cartes d’une finance de l’ombre qui a prospéré pendant plus d’une décennie ne s’écroule pas d’un coup, les autorités monétaires et politiques annoncent chaque jour dans la précipitation de nouvelles mesures d’assouplissement, d’aides, de crédit. Une baisse des taux d’intérêt est attendue.

Alors que jusqu’alors Vladimir Poutine plastronnait, assurant que les sanctions occidentales contre la Russie étaient sans effet, la chute brutale du rouble face au dollar a déchiré le voile : depuis juin, la monnaie russe a perdu près de la moitié de sa valeur face à la monnaie américaine. Les autorités monétaires se sont réunies dans l’urgence le 15 août pour annoncer un relèvement des taux d’intérêt de 8 à 12 % afin d’enrayer la chute. Si un contrôle des capitaux n’a pas été mis en œuvre au sens strict du terme, des ordres ont été donnés à chaque groupe sur leurs achats à l’extérieur et les paiements en devises, le gouvernement entendant surveiller au plus près l’utilisation des fonds étrangers dont il a été coupé et qui lui manquent tant.

Le président indien n’est pas non plus dans une situation qui pourrait lui permettre de s’afficher comme une référence. Plus que les difficultés économiques, ce sont les problèmes politiques qui portent une ombre sur son pouvoir. Accusé de mettre en œuvre une politique nationaliste qui menace toutes les minorités du pays et toutes les oppositions, il fait face à une contestation politique de plus en plus forte. Le 18 juillet, la formation d’une coalition de vingt-six partis a été présentée en vue de présenter une candidature unique afin d’empêcher Modi d’obtenir un troisième mandat lors des prochaines élections.

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Les pays émergents, premières victimes de la fragmentation de la finance 17 avril 2023 Quant à l’Afrique du Sud, entre coupures d’électricité et inflation galopante, elle se débat dans les difficultés comme bon nombre de pays africains. Tous paient au prix fort la crise de l’énergie, apparue à l’été 2021 et accentuée par la guerre d’Ukraine, tout comme l’envolée des cours mondiaux des principaux produits alimentaires (blé, riz, café, sucre). La hausse rapide du dollar, dans le sillage du relèvement des taux d’intérêt décidés par la Fed, les touche de plein fouet : la plupart se retrouvent dans l’obligation de mobiliser l’essentiel de leurs réserves courantes pour payer leurs charges financières.

La charge de la dette du groupe des 91 pays les plus pauvres dans le monde mobilisera en moyenne plus de 16 % des recettes budgétaires en 2023, le niveau le plus élevé de ces vingt-cinq dernières années selon une étude de l’ONG Debt Justice. L’asphyxie budgétaire et financière menace nombre d’entre eux. Plus de cinquante pays émergents sont considérés en état de stress financier, au bord du défaut de paiement dans des délais proches, d’après Achim Steiner, administrateur du programme de développement de l’ONU.

Dans le même temps, les capitaux occidentaux fuient, les investisseurs trouvant beaucoup plus sûr dans un contexte de tensions géopolitiques de placer leur argent en bons du Trésor américain que dans des pays vulnérables, susceptibles de basculer à tout moment dans des crises sociales et politiques.

Ces questions risquent d’occuper les débats du quinzième sommet des Brics. Beaucoup de pays sont las de devoir subir les conséquences économiques et politiques des décisions arrêtées ailleurs, et notamment à la Fed, sur lesquelles ils n’ont aucune prise. Dans l’indifférence des États-Unis et de l’Occident.

De plus, les sanctions sans précédent adoptées par les États-Unis et l’Europe pour s’opposer à la guerre en Ukraine, les amenant à geler toutes les réserves de la Banque centrale de Russie, ont jeté un froid chez nombre de responsables des pays émergents. Cette utilisation du dollar comme arme de guerre – contrairement aux règles internationales – conduit beaucoup à penser qu’il est plus que temps de sortir de cette dépendance à l’égard du billet vert. Ils n’ont pas plus envie d’être aux ordres. La secrétaire américaine au trésor, Janet Yellen, l’a admis elle-même : « Les sanctions financières liées au rôle du dollar peuvent à terme saper l’hégémonie de la monnaie américaine. »

Menace sur l’hégémonie du dollar Dès juillet, l’Afrique du Sud, puissance invitante de ce nouveau sommet, a douché les espoirs de ceux qui entendaient profiter de cette réunion pour lancer une monnaie ou en tout cas un système de paiement concurrent du dollar. Le sujet, a prévenu Johannesburg, ne sera pas mis à l’ordre du jour.

Cela n’empêche pas certains d’imaginer des plans pour affirmer l’indépendance des pays émergents et se mettre à l’abri d’éventuelles sanctions. Soutenus en coulisses par la Chine et la Russie, certains imaginent de promouvoir une nouvelle monnaie d’échange qui serait basée sur l’or et/ou sur les cours des principales matières premières et qui pourrait servir dans les échanges entre les différents pays.

Imaginer une monnaie unique, comparable au dollar et à l’euro, avec un système de paiement centralisé, ses réserves de change, est pure fantaisie, rétorquent des économistes. Au-delà des problèmes techniques et réglementaires, les divergences de vues et d’intérêts entre les pays sont trop grandes, expliquent-ils. Comment imaginer que la Chine et l’Inde, en conflit territorial sur la délimitation de leurs frontières, en conflit d’influence dans certains pays, acceptent de partager la même monnaie ? De même, si l’Afrique du Sud ou le Brésil affirment tous les deux leur volonté de s’émanciper de l’influence des États-Unis, ce n’est pas pour autant qu’ils ont envie de couper tous les ponts, de perdre l’accès privilégié qu’ils ont sur les marchés américains et européens.

Si la création d’un système monétaire concurrent du dollar paraît à ce stade illusoire, cela n’empêche pas le développement d’échanges payés autrement qu’en billets verts.

Les États-Unis et l’Europe en ont vraiment pris conscience qu’avec les sanctions imposées à la Russie : tout un réseau d’échanges, de voies commerciales, de transport, d’intermédiaires s’est développé sous leurs radars, permettant aux pays du Sud de commercer entre eux. Embryonnaires au début des années 80, ces échanges Sud-Sud n’ont cessé de s’étendre au fur et à mesure que certains pays, en particulier la Chine et l’Inde, ont commencé à se développer, à s’industrialiser. Chaque jour, ils s’achètent et se vendent des matières premières, des produits alimentaires, des produits manufacturés, des services, capables de concurrencer les offres occidentales : la stratégie de délocalisation des multinationales à la recherche du moindre coût leur ayant permis d’acquérir très rapidement les savoir-faire et les techniques les plus en pointe.

Désormais, il y a beaucoup moins de problèmes pour un pays producteur de matières premières d’être payé en yuans ou en roupies, sans passer par la case dollar. Il sait qu’il pourra les réutiliser pour acquérir les produits dont il a besoin pour satisfaire sa demande intérieure. Pour la première fois cette semaine, les Émirats arabes unis ont ainsi brisé un tabou : ils ont accepté que l’Inde paie en roupies ses achats de pétrole. Avant eux, l’Arabie saoudite a négocié avec la Chine des livraisons de pétrole payables en yuans.

Ce type d’échanges est appelé certainement à se multiplier dans les années à venir, participant à l’élaboration d’un système financier international beaucoup plus divers, parfois chaotique, qu’auparavant.

Si Washington surveille avec tant de vigilance les discussions du sommet des Brics, c’est qu’il sait qu’il porte en germe la menace de la fin de l’hégémonie du dollar comme seule monnaie de réserve internationale. S’attaquer à ce statut, c’est remettre en cause son ordre international. Mais c’est aussi ramener les États-Unis au niveau de toutes les autres nations.

Pendant des décennies, les États-Unis ont pu faire preuve d’une irresponsabilité budgétaire et financière totale, se désintéresser des déséquilibres chroniques de leur économie, des déficits commerciaux, de la balance des paiements, de l’épargne intérieure : ils savaient que le monde entier continuerait à les financer, à leur apporter les capitaux dont ils avaient besoin grâce à sa devise. « C’est notre monnaie, c’est votre problème », avaient l’habitude de répondre les responsables américains à tous ceux qui déploraient l’insouciance américaine. Si le billet vert perd son statut hégémonique, le dollar va commencer à devenir le problème des Américains. Et c’est cela aussi qui se joue au sommet des Brics.

Martine Orange


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