Guerre en Ukraine : les crimes de Poutine, les responsabilités de l’Occident

vendredi 11 mars 2022.
 

Jamais le monde n’a semblé si près d’une guerre nucléaire, mais comment comprendre les racines de la crise ? Les crimes de Vladimir Poutine ne doivent pas disculper l’Otan de ses responsabilités. L’analyse du philosophe croate Srećko Horvat

Novosti (N.) : Ces dernières semaines, les médias européens ont répété presque comme des perroquets que l’attaque de la Russie contre l’Ukraine était la première guerre en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, ignorant ainsi les conflits des Balkans. Nos guerres pourraient en effet devenir une « simple escarmouche » face à ce qui se passe en Ukraine. Quelles sont vos prédictions ?

Srećko Horvat (S.H.) : Nous qui avons grandi pendant l’éclatement sanglant de la Yougoslavie, avec des crimes horribles, un nettoyage ethnique et un génocide, sommes bien sûr choqués par les phrases évoquant ’la première guerre sur le sol européen depuis la Seconde Guerre mondiale’. Aucune guerre ne peut devenir une « petite escarmouche » par rapport à une autre guerre, car toute guerre ouvre les portes de l’enfer qui ne se referment pas, même après un siècle, encore moins après trois décennies, comme on le sait bien en ex-Yougoslavie. La guerre est un crime. La guerre emporte jeunes et vieux, détruit des vies et déplace des millions de personnes qui doivent repartir de zéro, ou de moins que zéro, car ce qui a été détruit ne reviendra jamais tandis que le traumatisme, lui, demeure pour toujours. Avec la guerre en Ukraine, nous sommes entrés dans une nouvelle ère avec un engagement des forces nucléaires plus proche que jamais au cours des 30 dernières années. Le Pentagone en est le meilleur témoin, puisqu’il a déclaré le 28 février le niveau DEFCON 2, qui n’avait été déclaré que deux fois jusqu’à présent, pendant la crise des missiles de Cuba et la guerre du Golfe. Ce niveau a été abaissé à DEFCON 3, mais le risque d’une confrontation entre les superpuissances nucléaires ou d’une catastrophe pire que celle de Tchernobyl ne cesse de croître de jour en jour. Les forces de Poutine, quant à elles, ont pris le contrôle de la plus grande centrale nucléaire d’Europe, et malheureusement le moment est venu de paraphraser le philosophe allemand Günther Anders et sa célèbre phrase de 1986 : « Tchernobyl est partout » Aujourd’hui, Zaporijia est partout. Une catastrophe nucléaire ne connaît pas de frontières.

N. : Bien que les tambours de guerre retentissent depuis des mois, peu de gens pensaient que Poutine attaquerait vraiment l’Ukraine. Comment comprenez-vous sa décision ?

S.H. : Je condamne l’attaque de Poutine contre l’Ukraine et je le considère comme un criminel de guerre depuis qu’il a rasé Grozny et la Tchétchénie en 1999 et 2000 pour remporter un mandat présidentiel. Le peuple d’Ukraine, ainsi que les Russes qui s’opposent à la guerre et à la politique de Poutine, méritent tout notre soutien. En plus du soutien, c’est une mission historique pour nous tous de lutter pour la paix, et pas seulement en Europe. La guerre en Ukraine, de par la confrontation entre Poutine et l’Otan, a de profondes conséquences géopolitiques pour le monde entier, y compris notre région. Aujourd’hui, il est plus important que jamais que nous ne permettions pas aux idéologies de haine et du nationalisme de reprendre le dessus et que de petits États comme le nôtre deviennent des pions dans des conflits de superpuissances, alors que notre environnement est déjà fragile et que les blessures de la Seconde Guerre mondiale, sans parler de celles de la dernière guerre, ne sont pas encore refermées.

N. : Pouvez-vous commenter la réaction de l’Occident qui, comme rarement avant, a réagi d’une seule voix ?

S.H. : Malgré le règne de plus en plus important du « Denkverbot » - un terrible mot allemand pour « opinion interdite » - qui transforme instantanément quiconque critique l’Otan en un partisan de Poutine, ce soi-disant « Occident » a également une grande responsabilité dans la situation qui a mené à la catastrophe actuelle. Henry Kissinger, ancien secrétaire d’État américain, mais aussi un criminel de guerre à mes yeux, avait prévenu que « l’Occident doit comprendre que pour la Russie, l’Ukraine ne sera jamais qu’un simple pays étranger » et que « l’Ukraine ne devrait pas rejoindre l’Otan, mais avoir un positionnement international similaire à celle de la Finlande ». La soi-disant « finlandisation » désigne un statut neutre tel celui de la Finlande, de la Suède ou de l’Autriche durant la Guerre froide. Au lieu de cela, l’Ukraine a opté dès 2014 pour l’Otan plutôt que pour une politique de neutralité. La tragédie aurait peut-être pu être évitée si Kiev et l’Occident avaient suivi les conseils non seulement de Kissinger, mais aussi d’un certain nombre de politologues américains, tels que John Mearsheimer, qui mettaient en garde en disant que l’expansion de l’Otan vers l’Ukraine augmentait les risques de guerre entre les puissances nucléaires. Ce n’est pas étonnant qu’en menaçant « l’Occident », le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a averti que, s’il éclatait une troisième guerre mondiale, celle-ci serait nucléaire.

N. : Pouvons-nous imaginer à quoi ressemblera le monde d’après ? Le moins que l’on puisse dire est qu’il ne sera plus jamais pareil.

S.H. : Comme disait Lénine, si l’on peut encore se permettre de citer un Russe à l’époque du Denkverbot, « il y a des décennies où rien ne se passe et il y a des semaines où des décennies se produisent ». Malheureusement, au cours des trois dernières décennies, tout s’est produit - l’éclatement sanglant de la Yougoslavie, la guerre en Somalie et la guerre du Golfe, le génocide au Rwanda, l’invasion de l’Afghanistan, la guerre en Irak, en Syrie, en Libye, au Yémen et dans bien d’autres endroits dans le monde qui ont connu l’enfer. Aujourd’hui, alors que le temps se compte en semaines face à la catastrophe climatique et à la menace nucléaire, le monde n’a jamais été aussi proche de la destruction totale. Or, face au flot d’informations et de désinformations, aux pandémies, à la peur et à la polarisation de la société, il faut garder la tête froide. En plus du nouveau mouvement anti-guerre international, nous avons besoin d’un mouvement anti-nucléaire fort qui, combiné au mouvement climatique mondial existant, pourrait apporter l’impossible, à savoir la paix, non seulement entre les humains, mais avec les autres êtres vivants et la planète elle-même. Paradoxalement, seul l’impossible peut encore nous sauver.

N. : En Occident, et en Croatie également, on voit se développer la russophobie. Cela peut-il se transformer en persécution de ceux dont la seule culpabilité serait d’avoir une mauvaise nationalité ?

S.H. : C’est terrible de voir comment le peuple russe est diabolisé. Les mots peuvent agir comme des petites doses de poison, dit Viktor Klemperer dans son étude majeure Lingua Tertii Imperii, ajoutant qu’« elles sont avalées imprudemment, apparemment sans effet mais, au bout d’un certain temps, une réaction toxique survient ». Lorsque Poutine parle de « dénazification » de l’Ukraine, il utilise délibérément la langue comme moyen de guerre, assimilant les Ukrainiens aux nazis. Mais de la même manière, quand nous lisons les gros titres qui commencent par « Les Russes bombardent… », nous absorbons sans le savoir cette identification dangereuse du gouvernement de Poutine et du peuple russe. Or, des milliers de Russes sont déjà en prison pour s’être opposés à la politique de Poutine, des millions de Russes souffriront à cause des sanctions, ainsi que les Russes qui se trouvent à l’étranger et qui sont déjà victimes d’attaques. Nous ne devons jamais assimiler les criminels de guerre à l’ensemble d’une nation. Quand on voit que des artistes et des scientifiques russes ont été empêchés de travailler en Europe, que Dostoïevski est « radié » des programmes scolaires, nous sommes dans une situation dangereuse, une sorte de déjà-vu des années 1990 qui rappelle notre guerre. En plus de ceux de Marx et Engels, finira-t-on par jeter à la rue des livres de Tolstoï et de Dostoïevski, simplement parce qu’ils seraient inadaptés ou « russes » ? Toute haine fondée sur la « mauvaise nationalité » doit être condamnée. Si des extraterrestres venaient sur notre planète et lisaient la poésie de Maïakovski, lisaient Dostoïevski et regardaient les films de Tarkovski, ils concluraient que l’humanité peut se dire heureuse que de tels géants aient vécu sur cette étrange planète. Pour que l’humanité ait un avenir, il est nécessaire de sortir de l’étroite alliance des nationalismes et des États-nations. L’avenir sera transnational et planétaire ou bien il ne sera pas.

Le philosophe croate Srećko Horvat est l’un des fondateurs du mouvement progressiste DiEM 25.

Srećko Horvat G. Borković

Traduction : http://www.europe-solidaire.org/spi...


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