Estelle, 15 ans, s’est suicidée après une plainte pour inceste lamentablement négligée par la justice

vendredi 22 septembre 2023.
 

L’adolescente est morte le 11 juin dernier après une lente descente aux enfers. Un an et demi plus tôt, elle avait déposé plainte pour agression sexuelle contre un membre de sa famille, d’un an son aîné. Selon nos informations, l’adolescent n’a été convoqué par la justice qu’après le suicide d’Estelle. La mère de la jeune fille a saisi la Défenseure des droits.

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Estelle avait 15 ans, elle vivait dans un village d’Alsace et était en troisième professionnelle. Elle aimait dessiner, lire, s’occuper de son chien et de ses chats et passer des heures à faire des peluches et des crop tops en crochet. « Enfin ça, c’était avant. Avant l’agression. Après tout a dérapé, ce n’était plus la même enfant », dit sa mère – qui a souhaité rester anonyme.

Estelle s’est suicidée le 11 juin dernier, un an et demi après s’être rendue à la gendarmerie de Bouxwiller (Bas-Rhin) pour déposer plainte contre un membre de sa famille pour des faits d’agression sexuelle. Elle avait alors 13 ans, lui 14. Sur la feuille de papier qu’elle a laissée à ses proches, au milieu de mots juxtaposés comme des cris de souffrance et de solitude, elle a écrit plusieurs fois le prénom de celui qu’elle accusait.

Noël 2021. La famille élargie se réunit pour les fêtes de fin d’année. Dans les semaines qui suivent, les parents de l’adolescente, divorcés, s’inquiètent chacun·e de leur côté : Estelle oscille entre colère et tristesse, pleure beaucoup, reste enfermée dans sa chambre, ne mange plus, ne se lave plus. « Si quelqu’un t’a fait du mal, tu dois nous le dire. Même si c’est quelqu’un de la famille », intime la mère à sa fille après l’avoir entendue dire entre deux sanglots, seule dans sa chambre : « Je ne peux pas lui dire. Si je lui dis, cela va détruire la famille. »

L’adolescente lui explique alors avoir été violemment agressée dans sa chambre, le jour de Noël. Le lendemain de cette révélation, le 28 janvier 2022, toutes deux se rendent à la gendarmerie.

L’adolescente décrit à l’agent de police judiciaire qui enregistre sa plainte une scène d’une grande violence. Ce soir-là, après le dîner, ce garçon qu’elle connaît depuis toujours l’aurait enfermée dans sa chambre avant de lancer : « T’es de ma famille mais ça change rien, t’es une fille facile. » Il l’aurait alors couchée de force sur son lit avant de se déshabiller et de s’allonger sur elle. Là il aurait tenté de l’embrasser, avant de lui arracher son sweat-shirt et de la toucher à plusieurs endroits du corps.

Face à sa résistance, il aurait tenté de l’étouffer avec un coussin sur lequel il se serait assis, avant de lui taper la tête contre le mur et de la mordre, selon le procès-verbal de son audition, que Mediapart a consulté. L’adolescente explique l’avoir à son tour mordu « jusqu’au sang » au niveau du bras pour se libérer. En quittant la chambre, toujours selon son récit, il la menace : « Si tu le dis, tu vas me le payer très cher. » Dans son journal intime, ouvert par sa mère après sa mort, elle décrit la scène le 12 janvier et explique aussi avoir commencé à se « mutiler » pour « extérioriser ».

« Les quelques jours qui ont suivi le dépôt de plainte, elle avait regagné en confiance. Elle s’était mise à reposter des choses humoristiques sur Facebook, ce qu’elle avait arrêté de faire », relève sa mère. Une enquête préliminaire est ouverte. Dans les mois suivants, après les relances de la mère d’Estelle auprès de la gendarmerie, deux amies auxquelles l’adolescente s’était confiée sont auditionnées. Mais l’agresseur présumé n’est, lui, pas convoqué.

L’adolescente perd pied. En juillet 2022, six mois après sa plainte, elle fait une tentative de suicide et est hospitalisée pendant plusieurs semaines.

Quatre courriers adressés au tribunal

Sa mère écrit alors au tribunal pour savoir quelles suites ont été données à la plainte de sa fille, censée avoir été transmise au parquet de Strasbourg. Son premier mail, adressé à l’accueil du tribunal, date du 22 juillet. Elle explique dans ce courriel « être inquiète au sujet de la possibilité que ce garçon puisse faire subir ce type d’agression à d’autres personnes de son entourage ».

Elle précise que sa fille « va très mal, porte une culpabilité très importante et se reproche d’avoir révélé les faits et détruit la famille », qu’elle a fait une tentative de suicide et a été hospitalisée. « Pour abréger la torture que nous subissons, il faut absolument que la procédure avance. Merci de me tenir au courant des suites données à ce dossier SVP ! », conclut-elle. Trois jours plus tard, le tribunal lui indique que « la procédure n’a pas encore été réceptionnée » et l’invite à « réitérer sa demande dans un délai de quatre mois ».

Quatre mois plus tard, le 13 novembre 2022, la mère d’Estelle relance par retour de mail le bureau d’ordre pénal. « Ma fille, qui a un gros suivi psy, se bat pour garder la tête hors de l’eau et nous la soutenons autant que possible […]. Pour le bien de tous, nous avons besoin que cette procédure avance, à Noël, ça fera un an que ma fille a été agressée, une éternité. Je vous remercie pour vos nouvelles et vos démarches », écrit-elle.

Le lendemain, on lui répond que « cette affaire est à ce jour en attente de décision ». On l’informe du numéro de la procédure et on l’invite de nouveau à réitérer sa demande dans un délai de quatre mois.

Quatre mois plus tard, encore, elle renvoie un mail qui reste sans réponse. Fin avril, elle expédie un courrier recommandé à la procureure, qui lui est renvoyé avec un tampon du parquet de Strasbourg daté du 3 mai 2023. Un mois et une semaine avant le suicide d’Estelle.

Dans cette lettre manuscrite de trois pages, la mère de l’adolescente écrit que cela fait « 16 mois que la plainte a été déposée et qu’il a fallu relancer la gendarmerie pour que le dossier soit transmis au parquet de Saverne fin avril 2022 ». Elle poursuit : « Ma fille vit un enfer, lutte pour garder la tête hors de l’eau, a tenté de se suicider, se scarifie régulièrement, a fait deux séjours à l’hôpital, a un suivi psychologique, pédopsychiatrique, éducatif et reste persuadée d’être responsable. […] Nous avons peur que ce garçon fasse d’autres victimes et sommes persuadés qu’il a besoin de soins psychiatriques. »

« J’espère que mon courrier vous permettra de prendre conscience de la gravité des faits et de l’importance de prendre des mesures urgentes pour que son agresseur soit enfin auditionné et ma fille reconnue comme victime. Elle a 15 ans, c’est une période qui n’est déjà pas facile à traverser mais au regard de l’agression subie et de l’inaction judiciaire, elle paye le prix fort. En tant que mère, j’ai peur chaque jour qu’elle commette l’irréparable », est-il encore écrit dans cette lettre.

Dans un courrier daté du 9 mai dernier, la procureure de Strasbourg informe la mère d’Estelle que « l’affaire est repartie en enquête ». Et l’invite à « réitérer sa demande dans un délai de huit mois ».

Sollicitée à plusieurs reprises, la procureure n’a pas répondu à nos questions sur le déroulement de cette procédure judiciaire. Selon nos informations, l’agresseur présumé d’Estelle a été entendu après le suicide de l’adolescente. Sa famille a indiqué ne pas pouvoir s’exprimer, « dans la mesure où l’enquête est en cours ».

« Systèmes institutionnels défaillants »

Pendant ces dix-huit mois d’attente, les parents d’Estelle, qui la décrivent comme une enfant « ultrasensible » et « empathique » dotée d’une grande fibre artistique, se sont débattus pour l’aider à garder la tête hors de l’eau. « Le mal-être d’Estelle ne date pas de l’agression, mais il y a eu un avant et un après. Le traumatisme psychologique a suffi pour qu’elle ne puisse pas reprendre pied », dit son père.

Marion, amie d’Estelle depuis la primaire, a été la première à recueillir son secret. « Après les vacances de Noël, avec une autre amie, on voyait qu’elle n’allait pas bien, elle pleurait même en cours. On lui a dit qu’il fallait qu’elle nous parle, et que si elle n’y arrivait pas, qu’elle écrive. Elle nous a donné une lettre où elle racontait l’agression », relate l’adolescente. « Après, Estelle est allée de plus en plus mal. Elle s’isolait de plus en plus, devenait agressive, décrit son amie. Avant l’agression c’était quelqu’un de très joyeux. Elle aimait les couleurs, les licornes, elle avait une imagination débordante. Après ça, elle a commencé à parler de mort, faisait des dessins de mort, avec du sang. »

Estelle a aussi eu des moments heureux. Quelques semaines avant son suicide, elle est tombée amoureuse, s’est fait de nouveaux amis. « J’avais l’impression qu’elle revivait », dit sa mère. Et puis elle a de nouveau sombré. « Le dossier est resté sous une pile pendant un an et demi. Si cette plainte avait été gérée correctement, si Estelle avait eu un traitement adéquat, des antidépresseurs, elle aurait peut-être pu dépasser cela. Peut-être », souffle-t-elle.

Après le décès de sa fille, elle a saisi le délégué régional de la Défenseure des droits afin de dénoncer l’inaction judiciaire. Sa requête a été transférée à Paris, au pôle chargé de la défense des droits des enfants, où elle doit être examinée fin août.

Être reconnu comme victime d’inceste dans notre société est très difficile. On nous retire le droit de vivre au moment de l’agression, et celui de survivre quand la plainte est classée sans suite ou non traitée.

Nina Deseigne, fondatrice de l’association Victimes inceste Alsace

« On ne changera pas la justice, la bureaucratie. Le problème c’est qu’on ne sait pas à quelle porte frapper, ni comment y frapper d’ailleurs », dit le père d’Estelle. « Ce qui me tient à cœur aujourd’hui, c’est de dire qu’il ne faut jamais lâcher prise quand on est face à des gens dans une telle détresse : quelques semaines avant son suicide, Estelle a changé. Elle qui était toujours habillée et maquillée en noir s’est remise à porter des couleurs, à communiquer, à être agréable avec tout le monde. Je me suis dit : “C’est chouette.” Eh bien non. Je pense qu’elle avait tout planifié et voulait laisser une bonne image d’elle », analyse-t-il.

Pendant ces dix-huit mois où elle a attendu que la procédure judiciaire avance, la mère d’Estelle s’est aussi tournée vers Nina Deseigne, fondatrice de l’association Victimes inceste Alsace. L’adolescente s’est rendue à un concert à son invitation, en septembre 2022 à Haguenau.

« L’objectif était d’offrir un moment de légèreté aux victimes qui portent en permanence un gros sac sur le dos », dit Nina Deseigne. « Être reconnu comme victime d’inceste dans notre société est très difficile. On nous retire le droit de vivre au moment de l’agression, et celui de survivre quand la plainte est classée sans suite ou non traitée. C’est ce que j’ai dit à son enterrement », expose-t-elle. À ses yeux, « tous les systèmes institutionnels autour d’Estelle ont été défaillants : judiciaire, éducatif, médical ».

5,5 millions de victimes en France

De fait, l’inceste peine aujourd’hui encore à être perçu pour ce qu’il est : un fait social massif. Depuis des dizaines d’années, le sujet émerge à intervalles réguliers dans le débat public sans jamais être attaqué de front. Il est évidemment des plus sensibles car il touche à la cellule familiale, où les violences infligées se doublent de conflits de loyauté qui génèrent de puissants sentiments de culpabilité chez les victimes.

L’inceste entre mineurs reste un tabou dans le tabou, comme l’a montré une vaste enquête publiée récemment dans la revue La Déferlante, qui estime que ce phénomène massif concernerait jusqu’à un tiers des cas d’inceste en France.

En janvier 2021, après la parution du livre de Camille Kouchner La Familia grande (Seuil), où elle accusait son beau-père, le politiste Olivier Duhamel, d’avoir infligé des violences sexuelles pendant des années à son frère jumeau, livre qui avait suscité un déferlement de témoignages sous le hashtag #MeTooInceste, Emmanuel Macron avait mis en place la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise).

Cette commission, dont la mission doit s’achever à l’automne – mais qui demande sa pérennisation –, estime que 160 000 enfants subissent chaque année des violences sexuelles et retient le chiffre vertigineux de 5,5 millions de victimes en France. Depuis sa création, ses membres ont sillonné l’Hexagone et les outre-mer pour recueillir des milliers de témoignages – neuf personnes sur dix entrées en contact avec la Ciivise sont des femmes, âgées de 44 ans en moyenne. De l’analyse de leurs récits, la commission retient « une extrême souffrance » et « des conséquences tout au long de la vie ».

Troubles psychotraumatiques, comportements à risque (troubles alimentaires, problèmes d’addiction, tentatives de suicide) : plus de huit victimes sur dix estiment que les violences ont eu des conséquences sur leur santé psychique, et une sur deux sur sa santé physique, parfois plusieurs décennies après les faits. « Ce qui est très marquant, c’est ce qu’on appelle à la commission “le présent perpétuel de la souffrance”. Ce n’est pas du passé, un mauvais souvenir, c’est là, dans la vie quotidienne, jusque dans la vie la plus intime », relevait à l’automne 2022 dans nos colonnes Édouard Durand, le magistrat qui copréside la Ciivise.

En mars 2022, la commission avait formulé 20 préconisations afin de renforcer l’ensemble de la chaîne de protection des mineur·es. Le gouvernement s’est engagé sur cinq mesures : organiser le repérage systématique par l’ensemble des professionnel·les au contact des enfants, créer une cellule de conseil et de soutien de ces professionnel·les ; doter les services de police judiciaire spécialisés dans la cybercriminalité de nouveaux moyens ; garantir des soins spécialisés aux victimes ; organiser une grande campagne nationale sur les violences sexuelles faites aux enfants - la dernière datant de 2002. Dans cette campagne annoncée pour l’automne 2023, le mot « inceste » devrait être prononcé pour la première fois.

Depuis ce Noël 2021, la mère d’Estelle a beaucoup parlé dans son entourage professionnel, amical, aux habitant·es de son village, de ce qui était arrivé à sa fille. Elle ne revient toujours pas de ce qu’elle a découvert : « J’ai compté : treize personnes sont venues me dire : “J’ai vécu l’inceste dans mon enfance.” Treize. C’est incroyable. »

Sarah Brethes


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