Monsieur le Président, que puis-je dire à mon fils ?

vendredi 7 juillet 2023.
 

Il est devant moi, il a vingt ans, il me dit j’ai envie d’aller avec eux mais je ne veux pas tirer de mortier. J’admire sa maturité, son désir de résistance et sa sagesse. Je suis rassurée qu’il ne soit pas dehors cette nuit dans les rues. S’il y était, j’aurais peur pour lui. J’aurais peur de la police. J’aurais peur qu’il soit frappé, mutilé, tué.

Monsieur le Président, vous avez appelé à la responsabilité des parents. Quand j’ai entendu l’annonce de la mort de Nahel, 17 ans, un tir de policier, une balle dans le thorax, mon cœur de mère s’est serré tout de suite. Avant tous les récits et avant les images. Avant ma colère de citoyenne.

Il y a eu d’autres de nos fils violentés, terrorisés, tirés à bout portant, il a eu aussi de nos filles aux visages fracassés en leur lumineuse jeunesse.

Parents que dire à nos enfants  ?

Mon fils avait quinze ans en décembre 2018. Un matin, il est arrivé au lycée il y avait un blocus. Une charge de police a repoussé les lycéens paniqués contre la grille. Il a cru qu’il allait être écrasé alors il a franchi la grille il ne sait plus trop comment, par le haut, en déchirant son jean. Et puis il est ressorti, pour voir ce qu’il se passait, pour être aux côtés des autres, de ceux qui se faisaient gazer, menacer par les LBD, frapper. Il n’est pas resté dix minutes sur le parvis, il a été embarqué et placé en garde à vue. Il a fait 24 h de garde à vue plus 10 h de dépôt au Palais de justice. Il a vu que les jeunes qui avaient été frappés n’étaient pas embarqués. Il a vu un jeune se faire embarquer alors qu’il était juste dans le quartier avec son sac qui permettait de l’identifier comme un lycéen. Il a fait l’expérience du mensonge des policiers qui l’ont accusé d’avoir lancé un projectile dans leur direction. Les policiers ont dit : on a des vidéos. Il a eu le cran de dire calmement : regardons les ensemble ces vidéos. Une semaine après, c’était les lycéens de Mantes-la-Jolie qui étaient mis à genoux par centaines et gardés par des hommes armés.

Cette première expérience de mon fils, c’est celle de centaines de nos jeunes qui ont vingt ans aujourd’hui. Des jeunes qui ont connu les confinements, qui n’avaient pas de résidence à l’Ile de Ré, pas de villa au Pays basque, mais des petits appartements de banlieue. Ces jeunes pointés du doigt dans les médias parce qu’ils restaient dans la rue pendant l’épidémie, ces jeunes qui n’avaient pas de restaurants clandestins, pas un jardin, pas même un balcon. Celles et ceux qui avaient la peau plus foncée se sont fait plus souvent verbaliser, frapper, mais les autres aussi, les étudiants qui n’avaient plus leurs jobs, plus d’argent, qui étaient seuls dans leurs chambres, qui dépassaient le kilomètre autorisé pour acheter de la nourriture un peu moins cher.

On leur a interdit la fête, on les a attaqués, gazés, mutilés, la police a freiné les secours, brisé le matériel à Redon. On a criminalisé les mouvements écologistes, on a dissout les Soulèvements de la terre.

Certains de ces jeunes ont vu leurs parents continuer de travailler pendant les confinements, et rester exposés à la contamination, beaucoup les femmes, les aide-soignantes, les infirmières, les femmes de ménage, les caissières, quand les cadres étaient en télétravail. Le président a dit qu’il faudrait reconnaître mieux ces professions. C’était l’un de ses masques, le plus superficiel, celui qui s’efface le plus vite. Car il y a eu ensuite la réforme de l’allocation chômage qui a fait chuter les droits des plus précaires, la réforme des retraites qui va pénaliser les plus pauvres, les femmes, celles-là justement qui…

Ces jeunes subissent l’inflation avec leurs parents, ils voient que cette inflation les appauvrit et génère des superprofits, après ceux générés par le «  quoi qu’il en coûte  » de la crise COVID, ce «  quoi qu’il en coûte  » qu’eux et leurs parents vont devoir payer.

Que puis-je dire à mon fils  ? Que mon cœur est plein de larmes et de colère  ?

Que j’ai peur  ?

Il a voté au premier tour de l’élection présidentielle. Il a voté pour les législatives.

Pour quoi faire, si l’opposition parlementaire peut être facilement réduite à l’impuissance par le gouvernement  ?

Dois-je lui dire qu’il est plus raisonnable de s’engager dans l’action syndicale, la manifestation pacifique  ?

Pour quoi faire, quand les syndicats ne sont pas entendus, quand la grève et la manifestation unitaires ne sont pas entendues  ?

Lui dire de s’engager dans l’art  ? Mais au fait, qu’est devenue Justine Triet, Palme d’Or du dernier Festival de Cannes, qui a osé critiquer la politique du gouvernement dans son discours de réception du prix  ?

Le rire, alors  ? C’est puissant le rire. Sur France Inter, l’irrévérence politique de Charline sera remplacée par les coquineries sexe de Maya. Un faux semblant d’irrévérence. Un faux semblant de liberté.

Devenir un intellectuel  ? Écrire  ? Le philosophe Alain définissait la citoyenneté ainsi : «  obéir en résistant  ». Respecter les lois mais critiquer les pouvoirs par l’esprit, la parole, l’écriture. Oui, c’est possible à condition de ne pas être professeur. Deux professeurs de philosophie sont suspendus sans traitement pour des prises de position politiques publiques.

Que reste-t-il  ?

Il me montre un post «  révoltant  » sur Tik Tok : le montant d’une cagnotte de soutien à la famille du policier qui a tué dépasse de très loin le montant de celle ouverte en soutien à la famille de Nahel. 365 000 € contre 66 000 €. Il y a ceux qui ont de l’argent, ils essaient d’acheter le réel. Avec l’argent on achète des récits, on achète des images, on étouffe les autres récits, on efface les autres images. Avec l’argent on transforme l’enfant tué en coupable, on transforme celui qui a tiré en victime.

Il me dit que sur les réseaux sociaux l’extrême droite est partout. Il y a de plus en plus de personnes fières d’être d’extrême droite. Je lui dis que l’extrême droite a une politique très dynamique d’occupation des réseaux sociaux. À gauche, il y a eu un super travail de fait par les députés de l’opposition, qui publient des vidéos de leurs interventions à l’assemblée. Mais ces vidéos sont peu relayées. Peut-être que les gens ont honte d’être de gauche  ? Mon fils s’insurge : cela devrait être le contraire, on devrait avoir honte d’être d’extrême droite et être fiers d’être de gauche. On devrait être fiers.

Il pense que le cœur des Français est de gauche. Il ne comprend pas que les Français ne votent pas pour faire gagner la gauche. Je lui parle de François Hollande, de la loi travail, du début d’une politique de répression des manifestations, je lui parle d’une diabolisation réussie de Jean Luc Mélenchon «  parce qu’il a mauvais caractère  ». Même certains de mes amis de gauche qui ont un «  mauvais caractère  » assumé n’écoutent pas Jean Luc Mélenchon, ils ont été pris au piège de la diabolisation.

Faudrait-il être polis très gentils pour être entendus  ?

Ou alors mieux, avoir comme projet de vie de juste traverser la rue pour trouver un job, rêver de faire le Service National Universel  ? Travailler plus, fermer sa gueule  ? Ne pas rire ne pas chanter, ne pas faire la fête, ne pas penser, ne pas dire ce qu’on pense, ne plus voter, ne pas s’opposer  ? Ça va bien se passer.

Mon fils pense que c’est Marine Le Pen qui va l’emporter à la prochaine présidentielle «  et ça va être encore pire  ». Oui, encore pire, Marine Le Pen propose d’envoyer l’armée contre les manifestantes et les manifestants.

Je lui parle de Benalla. Benalla figure de l’ombre de Macron très vite entrée dans la lumière. Benalla lâché pour se faire plaisir et taper dans la manifestation du premier mai 2018. C’est très tôt que ce visage brutal du macronisme s’est révélé.

Macron se rapproche de l’extrême droite. L’extrême droite c’est pire. Que dire à mon fils  ?

Il pense que les jeunes qui s’attaquent aux services publics, aux quartiers, aux voitures des habitants du quartier ont tort, ils n’ont pas assez de conscience politique, ils jouent contre eux. Je pense que ces jeunes devraient plutôt les défendre, les services publics que le néo-libéralisme est en train de démolir.

Mais comment est-ce qu’ils pourraient les défendre  ? Tous les moyens démocratiques ont été réduits à l’impuissance.

Moi, ce dont j’ai peur aujourd’hui, la première insécurité, c’est de ne pas pouvoir être soignée à temps si j’en ai besoin parce que les services des urgences sont saturés ou fermés, ou trop loin.

Je suis prof et je vais partir. Je ne supporte plus la maltraitance institutionnelle, politique, médiatique. Je sais que c’est l’un des plus beaux métiers du monde, car j’adore apprendre, j’ai toujours eu et j’ai toujours des profs. J’ai un peu honte, j’ai le sentiment d’abandonner des jeunes. Mais après tout je ne suis pas super héroïne. Je sens aussi confusément que ce n’est pas seulement le métier de prof que je veux quitter, c’est l’ultra libéralisme autoritaire, antidémocratique que je cherche à fuir. Et je sais que partir de l’enseignement ne suffira pas. Fuir ne sera pas possible.

Que puis-je dire à mon fils  ?

Je ne sais pas. Nous avons traversé des années difficiles. Je ne suis pas optimiste pour les années qui viennent. Je suis fière de lui et je lui fais confiance.

Arielle KIES


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