Anniversaire : 50 ans des LIP, quand le travail se libère du capital

samedi 17 juin 2023.
 

Pour visionner le bon film documentaire "LIP : L’imagination au pouvoir", cliquer sur l’adresse URL portée en source (haut de page, couleur rouge).

Il y a 50 ans jour pour jour, le 12 juin 1973, débute l’une des plus belles pages du mouvement social français : les LIP. S’il est resté gravé comme un moment aussi emblématique de l’histoire ouvrière, c’est parce qu’à Besançon en juin 1973, les ouvrières et les ouvriers ont envoyé un message à l’ensemble du monde capitaliste : non seulement ils ont séquestré la direction et fait tenir près de deux mois l’occupation de l’usine en confisquant 25 000 montres, mais surtout ils ont montré que le travail est capable de se passer du capital pour produire. « C’est possible : on fabrique, on vend, on se paie ». Tel est le slogan placardé sur le fronton de l’usine. Une expérience rare d’autogestion : ou quand le travail se libère du capital.

Pour se payer, les travailleuses et travailleurs organisent des « ventes sauvages » des montres. Au lieu que la capital prélève une plus-value, vole le sur-travail, les salariés vendent directement leur production hors des intermédiaires. C’est le travail qui crée la richesse, pourquoi ce serait le capital qui empocherait le fruit du travail ? C’est la révolution, la libération de l’aliénation, de l’exploitation, du vol, de la plus grande injustice de l’ère moderne, du capitalisme, c’est la raison de la puissance et de la beauté qu’a laissé dans l’histoire ouvrière le mouvement des LIP. Occupation, séquestration, autogestion, féminisme, éducation populaire, plongée dans une grande page de l’Histoire populaire de France. Notre article.

Contexte et déroulement des faits

12 juin 1973. L’entreprise LIP, qui fabrique principalement des montres, dépose le bilan. Le patron compte abandonner 1300 salariés à leur sort, en majorité des ouvrières. Des ouvriers arrachent alors la serviette de l’un des administrateurs. L’actionnaire majoritaire, le groupe suisse Ebauches SA, qui depuis 1967 détient 42% du capital de Lip, entend supprimer un tiers des effectifs d’un coup de crayon. Deux pages rédigées à la main, miraculeusement découvertes par les salariés : « 480, à dégager », « larguer les secteurs annexes », “larguer armement industrie mécanique”. « 480 à dégager » ?

5 membres de la direction vont être séquestrés dans l’usine : deux administrateurs provisoires, un de leur adjoint, le directeur administratif et le directeur du personnel. Ils sont retenus dans les locaux de l’entreprise par une trentaine de membres du personnel. Mieux, dans la nuit, les salariés LIP vont troquer deux otages humains contre “un otage matériel” comme le résumera plus tard Charles Piaget, figure du mouvement. Un trésor mais surtout le nerf de la guerre qui va tout rendre possible : les salariés sortent 25 000 montres, l’équivalent de 4 millions de franc, de deux mois de salaires, ce qui va leur permettre de tenir, en distribuant la paie sous pli dans des hangars à l’écart.

Le mode de grève est révolutionnaire : pour l’une des premières fois de l’histoire, après les exemples yougoslaves et celui de la verrerie d’Albi fondée par le grand Jaurès, une « autogestion » va avoir lieu dans une entreprise : les ouvrières et les ouvriers grévistes travaillent à leur propre compte et produisent des montres dans leurs usines, avant de les écouler lors de « ventes sauvages ». C’est une révolution, basée sur ce stock de 25 000 montres pour assurer le revenu du travail. Le mouvement des LIP va marquer toute une génération, et attirer les regards du monde entier.

« C’est possible : on fabrique, on vend, on se paye » : les LIP c’est la révolution du travail, la libération de l’aliénation, de l’exploitation, du vol, de la plus grande injustice de l’ère moderne

Le 18 juin 1973, les ouvrières et ouvriers redémarrent une partie de la production, on organise des « paies ouvrières ». A partir de cette décision, les travailleuses et travailleurs s’organisent en commissions (productions, gardiennage, restauration…). La commission popularisation va prendre en charge la médiatisation de la lutte, redoutablement efficace, qui va faire affluer un courant de solidarité : on achète des montres LIP pour soutenir le mouvement.

Pour se libérer de l’aliénation du travail, les travailleuses et les travailleurs occupent des postes tournant, allant contre le processus d’hyper division du travail, arme de destruction massive du capital (illustrée par le personnage de Charlot dans Les Temps modernes). Chaque matin, les salariés se répartissent dans les différentes commissions : l’usine devient un lieu démocratique, de liberté, de solidarité, une révolution du travail.

Pour se payer, les salariés organisent des « ventes sauvages ». Des ventes de montres qu’ils ont eux-même produites. La différence avec avant ? Au lieu que le capital prélève une plus-value, vole le sur-travail, les salariés vendent directement leur production sans intermédiaire. C’est le travail qui crée la richesse, pourquoi ce serait le capital qui empocherait le fruit du travail ? C’est la révolution, la libération de l’aliénation, de l’exploitation, du vol, de la plus grande injustice de l’ère moderne, du capitalisme, c’est la raison de la puissance et de la beauté qu’a laissé dans l’histoire ouvrière le mouvement des LIP.

Les LIP, réceptacles des luttes post-68, rayonnement mondial

Les salariés vendent directement dans les locaux de l’entreprise mais également grâce à des comités de soutien qui fleurissent aux 4 coins du pays. Et dans le monde. Jusqu’à New York. Une compagnie de théâtre anarchiste new-yorkaise achète des montres LIP pour les vendre aux États-Unis. Une expérience rare hors des circuits commerciaux traditionnels du capitalisme, hors des traités de libre échange, en circuits courts en France, et hors des intermédiaires dans les échanges internationaux. Le mouvement des LIP devient quelque chose de beaucoup plus grand que son objectif de départ. Les regards anticapitalistes se tournent vers Besançon. Il faut bien se rappeler du contexte : en 1973, on est cinq ans seulement après mai 68.

Aux assemblées générales, on discute du Larzac, mouvement contre l’expropriation de terres paysannes, contre l’extension d’un camp militaire, mouvement qui durera plus de 10 ans (de 1971 à 1981), et qui va se solder par une victoire avec l’élection de François Mitterrand, voir à ce sujet Tous au Larzac. On parle de Pinochet, dictateur promu par CIA, lire à ce sujet notre portrait de Christian Rodriguez et La stratégie du choc, l’ouvrage de Naomi Klein qui raconte l’imposition par la force du néolibéralisme au Chili dans les années 1970, ou comment ce pays a servi de laboratoire pour les « Chicago boys », les disciples de l’économiste Milton Friedman, père du libéralisme économique. On parle avortement, deux ans avant la loi Weil du 17 janvier 1975, voir à ce sujet le film Annie Colère. Aux assemblées générales des LIP, on se politise par lutte. Certains veulent s’inspirer du mouvement d’autogestion yougoslave de Tito où les ouvriers gèrent directement les commandes de l’État.

On l’oublie trop souvent : un mouvement social féministe, sur 1300 salariés LIP, 800 sont des femmes

Les consciences politiques s’aiguisent. L’usine se transforme en un lieu ouvert de culture et d’éducation populaire. Des artistes engagés s’y produisent. Des pièces de théâtres y sont jouées, des bals populaires sont organisés. « Les ouvrières et les employées mais aussi les épouses, nous sommes aujourd’hui de perdre notre emploi ». Le mouvement des LIP devient un combat féministe parce que les femmes à l’intérieur de l’usine se mobilisent.

LIP compte 1 300 salariés, dont 800 femmes. Les femmes représentent donc plus de la moitié de l’effectif. Si les leaders du mouvement vont être des hommes, de Charles Piaget à l’Abbe Raguenès, la lutte est menée par des ouvrières. Dans le documentaire Monique, Lip 1, une ouvrière s’énerve : « je veux qu’on dise : « les travailleurs et les travailleuses. Si la lutte marche, c’est beaucoup grâce aux femmes ».

« C’est pas des murs l’usine, c’est d’abord des travailleurs »

Les CRS évacuent l’usine ? Les ouvrières et ouvriers la reconstituent dans un gymnase à proximité. « L’usine est là où sont les travailleurs ». Le modèle économique, forcément fragile, fonctionne grâce à la grande médiatisation du mouvement et la solidarité organisée. Le 29 septembre 1973, une manifestation rassemble ainsi 100 000 personnes à Besançon (qui compte à cette époque 120 000 habitants).

Le destin de la lutte se joue au sommet de l’État et du patronat : un repreneur va se présenter. C’est une victoire du mouvement social : les LIP arrachent une victoire et reprennent leur activité, en évitant le plan social, « les 480 à dégager ». Mais en 1976, l’entreprise est de nouveau liquidée. Mais l’essentiel est ailleurs : pour la postérité, le mouvement des LIP a montré l’exemple.

« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, il s’agit maintenant de le transformer. Les ouvriers doivent inscrire sur leur drapeau le mot d’ordre révolutionnaire : « abolition du salariat », qui est leur objectif final ». Les LIP ont touché du doigt l’objectif de Marx. Ce que le philosophe Herbert Marcuse, dans sa synthèse des travaux de Karlito et de Sigmund Freud, a magnifiquement condensé dans cette phrase de Éros et civilisation : « seule la poésie, l’imagination dans la société industrielle, incarnent encore un refus total ». Les LIP, c’est le travail qui se libère du capital, c’est l’imagination au pouvoir.

Par Pierre Joigneaux.


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