Les ambiguïtés de la concurrence : Electricité de France et la libéralisation du marché de l’électricité (par Marcel Boiteux, Membre de l’Institut, Président d’honneur d’EDF)

mardi 30 octobre 2007.
 

L’Union européenne a décidé d’ouvrir le secteur de l’électricité à la concurrence, et la dernière étape s’annonce en Juillet prochain pour la clientèle courante. Pourtant, grandes ont été les déceptions, en France, au vu des conséquences de l’ouverture déjà consentie successivement aux très gros consommateurs, puis à la clientèle professionnelle. Après une baisse, à vrai dire modeste, les prix de l’électricité ont considérablement augmenté depuis, au point de faire changer le discours : l’ouverture à la concurrence, dit-on maintenant, avait beaucoup moins pour objet de faire baisser les prix que de susciter une concurrence bienfaisante sur la qualité des conseils et des services que les fournisseurs d’électricité ou de gaz se doivent d’apporter à leurs clients. C’était pourtant bien la fin des gestions laxistes et l’abolition des investissements inconsidérés qui avaient été annoncées aux français ... hésitants. Dans l’ouverture du marché, on voyait la garantie que l’émulation concurrentielle allait enfin permettre d’ouvrir les imaginations, choyer le client, serrer les choix et baisser les prix. Amère déception. Que s’est-il passé ?

Des limites inévitables à la concurrence

La mission qu’avait reçue EDF était, d’une part de produire au coût minimum et, d’autre part, de vendre au prix de revient (« marginal à long terme » au sens des experts) sans chercher à profiter de son monopole pour rançonner la clientèle. Ce comportement vertueux, qui suscite aujourd’hui l’incrédulité, n’apparaissait pas invraisemblable du temps des « trente glorieuses » et de ce que l’on appelait encore « les grands commis de l’Etat ». Le fait est, en tout cas, que - sauf cas très spécifiques - les prix d’EDF étaient pratiquement devenus les moins chers d’Europe. Sans doute la Maison bénéficiait-elle pour ses emprunts d’une sorte de garantie de fait, qui allégeait quelque peu ses charges. Mais ce mode d’allégement était négligeable relativement aux divers procédés par lesquels, avant affectation des bénéfices, l’Etat se nourrissait sur la bête en faisant assumer par l’Etablissement des charges qui, bien au-delà de ses obligations de service public, ne relevaient pas de sa mission. Alors, des subventions pour EDF ? Oui, mais au sens algébrique, dans le sens d’EDF vers l’Etat ...

Les Français n’en bénéficiaient pas moins des tarifs avantageux que permettait une gestion décente d’EDF, laquelle reposait largement, d’ailleurs, sur des procédés que le secteur privé n’aurait pas reniés : décomposition de l’ensemble en (quasi) filiales et (quasi) sous-filiales, suivi des résultats de chaque entité et émulation interne, politique systématique de formation professionnelle, important budget de recherche-développement, large pratique du calcul économique. Et, par dessus tout, une caractéristique essentielle : malgré des crises inévitables, parfois exaspérantes lorsqu’elles menaçaient l’image d’EDF, le personnel était fier de son entreprise et fier de contribuer à ses succès ; cela vaut bien tout le reste ... Pourtant, après avoir dit pis que pendre du parc nucléaire d’EDF et de son coût démentiel, on avance maintenant que si les prix de revient d’EDF sont tellement enviables, ce n’est pas dû à sa prétendue bonne gestion, mais à la « rente nucléaire ». Qu’il suffise de rappeler que si le parc nucléaire a eu une influence heureuse sur les prix de revient d’EDF, ce ne fut pas, bien au contraire, avant la fin des années 80 - alors que les performances tarifaires de l’Etablissement datent de bien avant. Au surplus, ce parc nucléaire, il ne lui est pas tombé du ciel. Cela étant, avec l’ouverture de l’électricité à la concurrence, les prix de l’électricité française ne pouvaient qu’augmenter en tendance - ce que je n’avais pas manqué d’écrire à l’époque, sans autre succès que de condescendance...

Cette ouverture dont on parle tant paraît finalement très limitée

Les réseaux - le grand réseau avec ses immenses pylônes, le moyen réseau avec ses trois ou six fils suspendus, le petit avec ses quatre fils en drapeau - relèvent de la catégorie des « monopoles naturels ». (Pour distribuer deux fois plus de Kwh sur 100 Km², le coût est doublé si l’on s’y met à deux, mais il n’augmente que de 40 à 50 % si l’on est seul à développer des maillages sur le réseau existant : il coûte donc tellement cher de n’être pas seul, que le monopole est dit « naturel »). Les autorités de Bruxelles ont donc reconnu que la gestion du réseau d’interconnexion d’une part, des réseaux de répartition et de distribution d’autre part, devait rester en monopole. Ce que l’on a mis en concurrence, c’est d’un côté la production d’électricité, et de l’autre la vente au consommateur, grossiste ou détaillant, moyennant péage pour l’emploi des réseaux. Quant à la production toutefois, un débat s’ouvre déjà sur la possibilité réelle de laisser aux compétiteurs le soin de prévoir à l’avance assez de moyens de production pour être suffisamment assurés, le moment venu, de passer les pointes de demande - ces pointes qui pourraient résulter, à terme, de la conjonction malheureuse d’une forte activité économique, d’un grand froid et d’une mauvaise hydraulicité affectant la production des usines hydroélectriques. La règle autrefois, c’était - en probabilité - de ne pas être « défaillant » (c’est-à-dire de ne pas avoir à recourir à des coupures tournantes de la clientèle) plus d’une fois tous les vingt ans3 - après avoir exploité, bien sûr, toutes les possibilités de secours venant des pays voisins d’une part, d’effacement de certains très gros clients consentants (moyennant rabais) d’autre part. Vingt ans ...

Il est à craindre qu’aucun industriel privé n’accepte d’investir dans une installation, même légère, qui ne marchera statistiquement qu’une fois tous les vingt ans. Dès lors, c’est au régulateur national de prendre l’affaire en mains, comme le faisait autrefois le directeur général d’EDF, et c’est autant de moins qui se trouve abandonné à la sagesse du marché : dans la production, seul domaine industriel laissé en principe à la concurrence, le (très) court terme - on va le voir tout de suite - et le (très) long terme ne lui sont même pas confiés.

Les coûts de transaction

Outre les monopoles naturels, existe le phénomène dit des « coûts de transaction » (qui valut notamment son prix Nobel au professeur R.H. Coase), lequel peut justifier qu’on renonce dans certains cas aux heureux effets de l’émulation concurrentielle. En l’occurrence, il arrive dans certains secteurs que la difficulté, l’urgence et l’enjeu de l’information soient tels que l’organisation hiérarchique soit préférable au libre jeu du marché.

C’est évident dans le cas du « dispatching ». A chaque instant, le moindre écart entre l’offre et la demande globale d’électricité entraînerait une variation de la fréquence, ce que le réseau ne peut supporter. Là, pas question d’attendre que se fixe librement sur le marché le prix pour lequel l’offre égalera la demande ! Entre temps, tous les relais auraient déclenché, les trains se seraient arrêtés, les ascenseurs seraient en panne, etc. Ce n’est donc pas le marché, mais un dictateur - le dispatcher - qui, à chaque instant, assure au mieux de ses informations, de sa compétence et de son honnêteté, l’équilibre le plus économique possible entre l’offre et la demande globale de sa zone d’interconnexion.

Un bilan décevant

Malgré le domaine très limité ainsi laissé à la concurrence après qu’on en ait soustrait tout ce qui ne peut vraiment y être soumis, en reste-t-il quand-même assez pour que l’ouverture des marchés conduise à une baisse des coûts ? (et valait-il la peine de se lancer dans un pareil chambardement pour si peu ?).

Militent pour la concurrence l’obsession du prix de revient et l’abaissement des prix de vente, qui reste le principal facteur de compétitivité dans une industrie arrivée à maturité (contrairement aux Télécom), et aussi la stimulation des imaginations pour chercher toujours à faire mieux, et la révérence envers le client qui est la raison d’être de l’entreprise. Militent contre la concurrence, dans le cas (extrême)de l’électricité, l’étendue des secteurs en monopole naturel, l’importance des « coûts de transaction » (liée principalement à l’impossibilité absolue de stocker l’électricité), la lourdeur des investissements à longue durée de vie (qui seuls assurent encore de bons prix de revient pour la majeure partie des fournitures), la difficulté de lier la fixation des prix ou des tarifs à la nature complexe de la livraison6 (variations quotidiennes, plus ou moins aléatoires, évolution saisonnière etc ...). Cela étant, le bilan est une affaire de cas d’espèce :

Quand l’offre de gaz est inférieure à la demande, c’est la pression du gaz qui baisse un peu dans les conduites, ce qui n’est pas tragique. Pour l’électricité, le phénomène homologue, c’est la baisse de la « fréquence » - les cinquante oscillations par seconde du courant alternatif - et la plupart des appareils non thermiques déclenchent ! C’est grave.

En théorie économique, l’électricité cumule pratiquement toutes les exceptions aux heureux effets de l’économie de marché. D’où suit qu’on peut militer avec conviction pour la régulation par le marché, et en exclure l’électricité. Là où la gestion était franchement mauvaise, là aussi où la gestion était de bonne qualité mais où les prix de monopole n’étaient guère régulés, pas d’autre solution que la concurrence, fut-elle bête et méchante : dans certains pays où il y avait fort à faire, le fait est qu’on a observé de premiers résultats qui auraient pu être encourageants. Mais là où la gestion était décente, dans le cadre d’un contrat passé avec l’Etat pour fixer les missions de l’entreprise et en organiser le contrôle a posteriori, les coûts de la mise en concurrence avaient toute chance de l’emporter sur ses bienfaits. C’est le cas de la France. Les prix de l’électricité ne pouvaient que monter. Ils n’ont pas tardé à le faire.

Les plus importantes tiennent à l’état des interconnexions dans l’Europe de l’Ouest. EDF avait reçu mission de profiter de son parc nucléaire pour rapporter des devises à la France. Il s’agissait avant la fin du siècle (le XXe), d’exporter au moins 70 milliards de kWh par an. On y est arrivé grâce, il est vrai, à un certain ralentissement de la croissance de la consommation nationale. (C’est là, avec ces 70 TWh, le fameux « suréquipement nucléaire » d’EDF dont on a tant parlé, comme si, pour une entreprise de service public, exporter de l’électricité était une activité coupable, si profitable soit-elle ...). Et on s’est attaché, pour faciliter ces exportations, à développer les interconnexions avec les pays voisins. Force est de reconnaître qu’on y est mal parvenu. Cela fait plus de trente ans qu’on essaye de construire ce qu’on appelle aujourd’hui une « autoroute électrique » entre la France et l’Espagne ; impossible d’obtenir où que ce soit une autorisation de passage. Une seule ligne avec l’Italie a pu être autorisée au cours de la même période. Et un seul câble France-Angleterre. Contrairement à certaines idées répandues sur le nationalisme invétéré des grands électriciens d’avant-marché, ce n’est pas parce que leurs entreprises n’ont pas voulu s’interconnecter davantage que le marché européen reste morcelé, c’est parce que les populations se sont opposées, parfois violemment, au passage des lignes, et parce que les pouvoirs publics n’ont pas réussi à vaincre ces oppositions7. Les réseaux étant ce qu’ils sont, il n’existe un réel marché que sur la « plaque » formée de la France, du Benelux et de l’Allemagne (de l’Ouest). Sur ce marché, les prix se fixent très naturellement, à chaque instant, au niveau du coût du kWh fourni par le dernier fournisseur auquel il faut faire appel pour faire face à la demande, donc au fournisseur le plus cher de ceux qu’il faut mobiliser, lequel est allemand ... et coûteux comparé aux coûts français. D’où une hausse, parfois considérable, des prix de l’électricité facturée aux anciens clients d’EDF qui, au nom (estimable) de la liberté, avaient opté imprudemment pour quitter les tarifs de service public et se livrer aux prix du marché. . Grâce à son parc nucléaire, EDF bénéficie de prix de revient bien plus avantageux que ses collègues allemands, mais les lois du marché étant ce qu’elles sont, ce ne sont donc plus, dorénavant, ses clients qui vont en profiter, mais ses actionnaires - c’est-à-dire l’Etat pour l’essentiel.

Toutefois, ceux des clients d’EDF qui ont eu la sagesse, ou la pusillanimité , de ne pas quitter le giron de la grande Maison, bénéficient encore, eux, de prix (dits réglementés) nettement moins élevés que les prix du marché, dans la ligne de ce que seraient restés les tarifs français de l’électricité. Aussi l’Etat a-t-il exigé, au mépris des principes de l’économie de marché, qu’EDF offre à ses anciens clients malheureux le retour provisoire à un tarif régulé de transition. De son côté, Bruxelles exige la suppression de tous ces tarifs réglementés qui, comme le nez au milieu de la figure, donnent la mesure de la perte dont sont victimes les clients français qui n’en bénéficient plus du fait de l’ouverture à la concurrence et de leur option pour les prix de marché. Quant aux dits clients, leur seule consolation est de savoir qu’au moins pour l’essentiel c’est l’Etat français, actionnaire à près de 90 % d’EDF, qui va bénéficier de leur malheur au titre des dividendes et plus-values promis aux actions qu’il détient (et aux impôts sur les bénéfices qu’il se payera à lui-même !).

La concurrence à bout de bras

A vrai dire, Bruxelles a une autre raison de demander qu’on supprime les tarifs régulés, et autres tarifs de transition, c’est que, face à EDF, aucun concurrent ne peut survivre en pratiquant des prix aussi bas.

S’il est producteur, il lui est impossible de prospérer sans la « rente nucléaire », sauf à se spécialiser dans les outils de pointe et/ou la chasse - giboyeuse- aux subventions. S’il est pur commerçant, et achète en gros au prix du marché, il n’a d’espoir de revendre au détail qu’aux clients qui, ayant quitté EDF, avaient opté eux-mêmes pour les prix du marché (et s’en mordent les doigts). Avec la suppression des tarifs régulés que demande Bruxelles, il ne s’agit donc plus, comme on pouvait le croire initialement, d’ouvrir la concurrence pour faire baisser les prix, mais d’élever les prix pour permettre la concurrence8. Le fait est, en tout cas, que le chemin est étroit pour les concurrents. Leur vraie chance réside dans l’obligation où se trouve EDF de s’ingénier par tous les moyens à les maintenir discrètement en vie, du moins les plus compétents, pour éviter d’encourir à Bruxelles l’accusation d’abus de position dominante, et la punition d’avoir à se démanteler un peu plus. Avec la même préoccupation, les commerçants d’EDF avaient déjà eu beaucoup de peine, dans les premières années, à convaincre assez de leurs gros clients de les quitter et passer à la concurrence, l’objectif étant de ramener la part de marché d’EDF en France au niveau de sa part dans la production nationale d’électricité : les écoles de commerce forment leurs étudiants à gagner des clients, pas à en perdre dans une proportion déterminée ! On s’est rattrapé, bien sûr, en gagnant beaucoup de nouveaux clients dans les filiales étrangères.

Mais alors, « si l’on veut que nous existions, pourquoi ne pas partager avec nous la rente nucléaire ? », disent avidement les candidats à la concurrence. Le nucléaire d’EDF, ajoutent-ils, c’est celui des Français, celui de nos compatriotes méritants qui n’ont pas hésité à soutenir les efforts déployés pour permettre l’installation en France de ce parc nucléaire que le monde nous envie !

D’ores et déjà, tout est prêt

Pour permettre à EDF de vendre de l’électricité et du gaz, et à GDF, devenu concurrent, de vendre du gaz et de l’électricité, il aura fallu découpler complètement les appareils commerciaux d’EDF et de GDF. En effet, ces appareils étaient organisés jusqu’ici en commun dans les services mixtes de cette sorte de filiale commune, anciennement baptisée EDF GDF Services, qui assurait à la fois la distribution de l’électricité et du gaz sur l’ensemble du territoire. Ce découplage va coûter dorénavant plus d’un milliard d’euros par an, un milliard dont certains profanes penseront sans doute qu’il serait peut-être possible de faire un meilleur usage. (On aura, au moins, « créé des emplois » m’a-t-on dit). Toutes les enquêtes d’opinion - qui portent essentiellement sur cette clientèle domestique parce que c’est la foule - montrent que la population française avait jusqu’à présent une très bonne image des deux Etablissements EDF et GDF. Que va-t-on lui apporter de plus ? La sensation réconfortante pour le client de n’être plus prisonnier et de pouvoir changer de fournisseur s’il n’est pas content, certes ! Et ce n’est pas négligeable ... Mais c’est cher payé. D’autant que certains petits clients, déjà démarchés pour voir, avouent ne plus savoir à quel saint se vouer devant la multiplicité des offres, avec l’impression qu’ils n’ont pas les compétences pour aller au bout du marchandage. Une négociation qui peut avoir un sens pour un client professionnel gros consommateur, n’en a plus aucun pour le particulier modeste - la grande majorité - qui s’en tient aux consommations habituelles d’un usager standard. Au marché hebdomadaire des fruits et légumes, chez le « comestible » du coin ou dans le magasin de surgelés, on sait faire parce qu’on recommence toutes les semaines. Pour passer- rarement - un contrat de gaz et d’électricité, soigneusement mixté pour brouiller encore plus les cartes, c’est le hasard ou les charmes du démarcheur qui feront la décision. Sauf à voir apparaître, en troisième larron, une nuée coûteuse (encore des emplois !) d’ingénieurs-conseils qui se spécialiseront dans le conseil impartial à donner aux clients domestiques, incapables de s’en tirer seuls face aux offres diversifiées des vendeurs d’électricité (et de gaz). Sinon, ce sera le sourire de la vendeuse qui l’emportera. Mais est-ce tellement grave ? Après tout, cela arrive assez souvent dans le commerce. Reste à savoir si c’est vraiment un progrès, et s’il valait la peine de tout chambouler et de dépenser tant d’argent pour en arriver là ...

Les temps ont changé

Certes, les « autorités » de Bruxelles - donc nos gouvernements européens - auraient pu être plus libérales et, comme aux Etats-Unis, laisser à chaque Etat le choix de conserver son monopole régulé ou d’ouvrir son électricité à la concurrence. Le fait est qu’il n’y avait vraiment aucune urgence à casser le système électrique français au nom de l’économie de marché - alors que l’électricité est un cas extrême, pour ne pas dire un cas d’école, des exceptions à la théorie libérale. Dans un bon traité d’initiation à la théorie économique, le premier chapitre montre l’équivalence entre la concurrence parfaite et la planification parfaite, et donc l’optimalité de l’économie pure de marché. Le second chapitre développe les raisons - monopoles naturels, coûts de transaction, information imparfaite, excès des inégalités, etc. - pour lesquelles cette optimalité est illusoire. Le troisième chapitre, faisant la synthèse, rappelle que la planification imparfaite, telle qu’on l’a connue, est pire encore que la concurrence imparfaite telle qu’on peut la vivre ; d’où les mérites d’une économie de marché dans laquelle les pouvoirs publics ont l’éminente obligation de veiller autant que possible au respect des règles du jeu concurrentiel, au titre du premier chapitre, mais se doivent d’infléchir un peu les effets de ces règles du jeu au titre du deuxième chapitre, tout en s’interdisant de tenir la main du joueur et de se mêler de tout. Bruxelles ne connaît que le premier chapitre (ou fait semblant, pour ne pas se laisser emporter). Les français ne connaissent que le deuxième chapitre - c’est ce qu’on leur enseigne - et refusent obstinément de lire les deux autres. Les Anglais, pragmatiques, sont parfaitement indifférents aux deux premiers chapitres et ne s’intéressent qu’au troisième. Difficile de se comprendre !

A priori, les développements qui précèdent le prouvent, l’ouverture d’EDF à l’économie de marché a été contre-productive. Mais que se serait-il passé si, libre de ses choix, la France avait conservé ses monopoles justifiés (catégorie dans laquelle ne figurent notamment ni Air France, ni les Telecoms ? Plus concrètement, une très grande entreprise comme EDF peut-elle encore bien fonctionner sans l’aiguillon du profit, tout en respectant par devoir des directives dont l’application est contraire à ses intérêts d’entreprise ? La question se pose aujourd’hui parce que l’évolution de notre système éducatif d’une part, de notre système politique d’autre part, a profondément changé la donne.

A force d’enseigner aux jeunes générations que l’intérêt général, c’est l’intérêt de la classe au pouvoir (et non l’intérêt collectif tel que le conçoit la classe au pouvoir), à force d’expliquer que toute personne qui détient un pouvoir ne renoncera à en user pour s’enrichir que dans la stricte mesure où on l’y obligera efficacement (au lieu d’admettre qu’il en usera d’abord pour mener la mission qui lui a été confiée), à force de voir l’Etat confondre ses prérogatives régaliennes et son rôle de propriétaire (délégué) d’entreprises publiques, à force de tout cela, l’entreprise nationalisée a du plomb dans l’aile. Car, dans un tel contexte, pourquoi le patron d’une EDF qui serait restée en monopole nationalisé se décarcasserait-il encore à comprimer ses prix de revient s’il n’en tire aucun profit ? Pourquoi renoncerait-il à exploiter sa position de monopole au lieu d’en profiter pour favoriser tels grands industriels qui lui en seront particulièrement reconnaissants, aux dépens de la masse des consommateurs moyens qui ne sauront jamais quels sont les ténors du patronat qu’ils ont subventionnés ? Si le genre de personnage qui ne se laisserait pas aller à de telles facilités n’existe plus, il faut effectivement en tirer les conséquences. EDF, privatisée, doit être laissée libre de gagner - durablement - le maximum d’argent, dans les limites de la légalité et des contraintes que va lui imposer un « régulateur ». (Mais ce régulateur, ou bien il est compétent et désintéressé, et il subsistait donc un personnage apte à assumer à sa tête la destinée d’une EDF encore nationalisée ; ou bien il est incompétent et/ou intéressé, et cela va poser quelques problèmes !).

En réalité, ce n’est là que la manifestation d’une évolution plus profonde. Le problème des démocraties a toujours été de trouver un juste équilibre entre une trop grande concentration du pouvoir délégué par les élus et, à l’inverse, l’abandon à la loi du nombre et à la démagogie. En particulier, les pauvres étant largement majoritaires, les riches qui leur fournissent du travail auraient rapidement disparu s’il n’existait quelque part un dispositif permettant d’éviter qu’on abuse à leurs dépens de l’expropriation, brutale (la confiscation) ou progressive (la fiscalité). Sous la révolution française, du temps de Robespierre, seuls avaient droit de voter l’impôt ceux qui le payaient - dispositif efficace et qui paraissait tout naturel à l’époque. Sous Napoléon III, l’ISF n’existait pas encore et le suffrage était censitaire, ce qui limitait, certes, le pouvoir des pauvres de ruiner les riches en s’appropriant leurs biens, mais n’en a pas moins suscité nombre d’excès inverses ! En ce début du XXIème siècle, notamment à Bruxelles, le pouvoir est aux lobbys. Dans ce système aux consonances anglo-saxonnes, le gouvernement ne décide pas « dans sa sagesse », à la française, après avoir consulté qui il croit devoir entendre pour tester ses intentions. Ce sont les intérêts en présence qui s’expriment par les lobbys, et le gouvernement arbitre. Les lobbys les plus riches, soutenus par les cabinets d’avocats les plus efficaces, et représentés par les personnalités les plus brillantes (ou les plus belles), ont un avantage spécifique qui élimine tout risque de dérive démagogique. D’aucuns diront que c’est là trop se livrer au pouvoir de l’argent. Certes. Mais c’est déjà mieux que d’être abandonné au pouvoir du plus fort, ou à celui de la rue.

Dans la tradition française, le gouvernement était censé transcender le pouvoir de l’argent, et le système des lobbys était présenté aux étudiants de mon époque comme la tare transitoire d’une démocratie américaine encore en formation (!) Il semble aujourd’hui que ce genre de scrupules ait définitivement disparu. Mais si, à travers toutes les contraintes qui pèsent sur le pouvoir, l’objectif officiel n’est plus de chercher à satisfaire un intérêt collectif échappant aux égoïsmes des puissants mais, selon la tendance bruxelloise d’arbitrer entre les pressions économiques en présence pour en dégager la résultante (dans le cadre des principes et règlements en vigueur), le jeu n’est plus le même. Qu’alors EDF, privée de son monopole, ait le pouvoir de rançonner un peu sa clientèle dans la mesure où une concurrence forcément imparfaite le lui permet, que l’entreprise puisse s’associer aux intérêts de tels gros clients, puissants, sans être entravée par des positions de principe, le tout avec l’oeil sur les cours de Bourse d’un côté, sur les bureaux du Régulateur de l’autre, c’est là sans doute ce qui correspond le mieux aux moeurs de ce début du XXIe siècle. Mais, après qu’à travers les siècles le pouvoir des plus riches l’ait peu à peu emporté sur celui des plus forts, ne peut-on penser qu’un jour viendra où le pouvoir de l’argent sera lui-même sublimé par une forme de pouvoir dont les motivations seront plus élaborées ? Une économie de marché convenablement encadrée assurera alors la prospérité d’un secteur concurrentiel enfin libéré des entraves à courte vue qui lui sont prodiguées aujourd’hui, tandis que, là où monopoles naturels et coûts de transaction prévalent, réapparaîtront des entreprises publiques chargées efficacement des missions que le système du marché permet mal de remplir. Alors l’EDF d’avant aura été seulement en avance d’un temps ...

par Marcel Boiteux

Membre de l’Institut, Président d’honneur d’EDF


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