La construction géostratégique de la guerre en Ukraine.

mardi 25 avril 2023.
 

La construction géostratégique de la guerre en Ukraine.

** La guerre en Ukraine n’est pas le résultat d’une génération spontanée voulue par la Russie en février 2000 22 mai et le résultat d’une longue gestation qui n’a pas duré neuf mois mais neuf années. Ce caractère apparemment spontané s’explique par le silence médiatique concernant tous les événements relatifs à cette gestation que nous avons expliqué dans un article précédent.

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Cet article fait suite aux deux articles précédents :

La loi du silence de la mafia médiatique (2) : la géoe stratégie nord-américaine. https://www.gauchemip.org/spip.php?... * Guerre en Ukraine : l’information Internet alternative. https://www.gauchemip.org/spip.php?... (Base de données de sites alternatifs) ** La plupart des lecteurs ne disposant pas d’une centaine d’heures pour explorer la totalité des sites figurants dans l’article précédent, nous avons sélectionné l’article qui nous a paru le plus complet et fiable pour rendre compte de la genèse de la guerre en Ukraine et de la responsabilité des intervenants dans cette guerre. Les informations contenues dans cet article (en deux parties) sont confirmés par une multitude de sources que l’on peut trouver dans la base précédente. Les géos stratégie nord-américaines et russes sont évidemment prises en compte. Ce narratif fondé sur des faits s’oppose frontalement au narratif OTANien factuellement lacunaires et déformants diffusé par les médias dominants. Nous avons rassemblé les deux parties en un seul article mais le lecteur peut le lire en deux fois en conservant en mémoire le lien de l’article pour le retrouver facilement.

Ukraine : une guerre non provoquée. Vraiment ? (partie 1)

, par Jean-Pierre Bensimon. Le 1er mars 2023 Sociologue, professeur en sciences sociales, conseiller en ressources humaines et organisation. Actuellement retraité. (79 ans) Source : Dialectixs.org

http://www.dialexis.org/2023/03/pou... * Pourquoi Joe Biden avait-il tellement besoin d’une guerre en Europe centrale ? Voila une question incongrue. ’’Dans la guerre d’Ukraine, il y a un agresseur, il y un agressé’’ C’est la formule imprimée dans l’écrasante majorité des cerveaux sur les deux rives de l’Atlantique nord. (voir Partie 2)

L’image des troupes russes pénétrant en Ukraine le 24 février 2022, par le Nord, le Sud et l’Est, en fait une vérité irréfutable. C’est aussi l’argument principal qui légitime, coté occidental, de répondre à cette « invasion injustifiée et non-provoquée » par des sanctions inédites, par la mise au ban des nations, et demain par « une défaite stratégique ». L’opération militaire russe a-t-elle surgi du néant ou a-t-elle un passé ? Était-elle vraiment non provoquée ? Tout est là. Quand on pense la guerre encours, il suffit d’ouvrir le champ de la lunette pour que le tableau se complique et que la pensée binaire peine à rendre la réalité. Or comprendre l’engrenage qui a mené en un an d’escalade au seuil d’un face à face direct entre les puissances nucléaires majeures de l’époque impose d’aller au-delà des écrans de fumée de la communication de guerre.

C’est pourquoi il faut identifier objectivement les motifs et les attentes des principaux protagonistes que sont la Russie et les États-Unis, à partir des invariants de leur doctrine stratégique.

Comment les Russes expliquent-ils leur opération militaire spéciale » ?

Parmi les « lignes rouges » et les mises en garde du régime à russe à l’endroit des Occidentaux, on retient quatre motifs susceptibles de pousser les Russes à entrer en Ukraine le 24 février 2022 :

1) D’abord, Moscou avance le motif d’assistance aux populations des républiques de Donetsk et de Lougansk visées par une offensive imminente. Ce fût pour eux l’urgence principale. L’armée de Kiev est alors concentrée dans le Donbass depuis des semaines. Dès le 15 février ses bombardements de plus en plus intenses sont dûment enregistrés par l’OSCE. Il y a sur place des unités d’infanterie, de blindés, d’artillerie et de génie prêtes au combat. Deux offensives du même genre, impliquant aviation, chars, et infanterie, avaient été lancées par le régime en 2014 et au début de 2015. En février 2022, la suite naturelle de l’écrasement des deux républiques serait suivie par la conquête de la Crimée, porte d’entrée de la Russie dans les mers chaudes, annexée en 2014. *

2) A partir de là, Kiev substitue une opération militaire à la solution coopérative de Minsk (2014/2015). Le règlement négocié entre les autonomistes et le gouvernement sous le nom d’accords de Minsk est ratifié par le Conseil de Sécurité de l’ONU. Il stipule que des éléments d’autonomie culturelle et linguistique seront accordés aux populations du Donbass, au sein de l’Ukraine, moyennant une réforme de la constitution ukrainienne. Tout vient d’une loi adoptée par la Rada le lendemain du coup de Maïdan de février 2014, proscrivant l’usage du russe dans l’administration et l’enseignement.

Ainsi les autonomistes russophones auraient leur place en Ukraine, préservant l’unité politique et territoriale du pays. Les parties signataires de l’accord étaient les autonomistes et le gouvernement de Kiev ; la Russie, la France et l’Allemagne en étant les garants. Comme l’ont déclaré publiquement, Mme Merkel, M. Hollande, le président ukrainien de l’époque Petro Porochenko et l’actuel Volodimir Zelensky, pour les Occidentaux comme pour Kiev, il n’a jamais été question d’appliquer ces textes pourtant exécutoires après leur validation par l’ONU. La négociation de Minsk avaient en fait servi à bloquer l’offensive victorieuse des autonomistes en 2015 et à donner du temps à Kiev pour préparer une armée en mesure de régler par les armes le problème du Donbass.

Mi février 2022, une fois la dernière offensive ukrainienne déclenchée, la Russie a beaucoup hésité avant de décider que cette fois, elle ne pouvait pas ne pas intervenir militairement pour protéger les Russes de souche et sauvegarder son contrôle sur la Crimée. La solution juridique consista à reconnaitre l’indépendance des deux républiques et de passer avec elles un traité d’assistance justifiant l’intervention russe.

* 3) Le troisième motif de l’entrée des forces russes est le refus catégorique de Moscou de voir s’installer un État hostile membre de l’OTAN - l’Ukraine - à sa frontière la plus sensible. Cet Etat pourrait, comme en Roumanie et en Pologne, abriter des bases de américaines de missiles capables de frapper Moscou en quelques minutes. En effet, Washington a déjà implanté en Roumanie et en Pologne, dans le cadre de l’OTAN, des systèmes mixtes de missiles anti missiles et de missiles de croisière possiblement nucléaires (Aegis Ashore sur lanceurs Mk 41). Ces engins mettraient actuellement une trentaine de minutes pour frapper Moscou et l’arsenal stratégique russe. Implantés à Kharkov, sur des lanceurs hypersoniques, le délai serait réduit à 5 à 7 minutes. Moscou n’aurait pas le temps de distinguer entre missiles anti-missiles et missiles de croisière nucléaires. Tous les mécanismes de la dissuasion seraient alors annulés ne laissant pas aux Russes d’autre choix que la contre frappe nucléaire. Par ailleurs les missiles de « décapitation » américains dédiés aux cibles humaines, les États-majors politiques et militaires, devraient figurer dans la panoplie déployée sur les bases otaniennes, accroissant encore la vulnérabilité de la Russie. * 4) C’est pour cela qu’elle a tant réclamé à la nouvelle administration Biden, dès son installation, la négociation d’un accord global sur l’architecture de sécurité européenne. Il fallait combler les failles béantes du dispositif actuel. Biden leur a systématiquement opposé des refus ou des réponses dilatoires. Le 17 décembre 2021, les Russes ont proposé non plus une conférence mais deux traités dûment rédigés pour ouvrir enfin le débat. Ils ont été écartés d’un coup de plumeau fin-janvier.

Dans le tableau de l’immédiat avant-guerre, il faut aussi prendre en compte les facteurs psychologiques. Selon l’historienne Annie Lacroix-Riz, l’Ukraine représente pour les Russes, ce qu’est non pas l’Alsace-Lorraine mais l’Île-de-France pour les Français. La voir devenir un pays radicalement hostile et le tremplin d’une agression possible était pour eux intolérable, et cela a sans doute contribué indirectement à convaincre Poutine de franchir le Rubicon.

* Vladimir Poutine L’extension de l’OTAN n’était pas en soi un motif de guerre pour le Kremlin. Les Russes distinguent dans ce qui fut le glacis de l’union soviétique, les anciens pays du Pacte de Varsovie et les pays issus de l’explosion de l’Union soviétique en 1991, plus proches d’eux. Et parmi ces ex-membres de l’Union soviétique, ils sont particulièrement attentifs aux politiques des pays ayant fait partie de l’ex-empire tsariste, entrés dans l’Union dès le début des années 20 qui se sont séparés en 1991. Ce sont l’Ukraine, le Belarus et la Géorgie, les tampons stratégiques de l’ouest et du sud-ouest du pays. Pour la Russie, l’entrée de la Roumanie ou de la Pologne dans l’OTAN est une chose, celle de l’Ukraine ou de la Géorgie en est une autre . La volonté américaine d’intégrer l’Ukraine et la Géorgie dans l’OTAN dès 2008 était donc vécue comme très hautement provocatrice ; les Américains le savaient parfaitement., les Français et les Allemands aussi, et c’est pour cela que Merkel et Sarkozy avaient obtenu à ce moment-là de retarder leur adhésion.

La question de la sécurité européenne et celle des missiles anti-missiles ne pouvait se traiter aux yeux du Kremlin autrement que par des négociations. Mais le refus net de la nouvelle administration américaine créait un climat de tension extrêmement élevé. Du point de vue russe, les choses ne pouvaient en rester là. D’autant que depuis 2001 les États-Unis se retiraient des principaux traités internationaux de limitation des armements ABM, Open Skies, INF, portant sur les missiles les anti-missiles, et les têtes nucléaires. . L’architecture du désarmement élaboré progressivement dès 1968, était démantelée. Seul demeurait valide jusqu’en 2026 le traité New Start. Il a été suspendu par la Russie le 21 février 2023 car les États-Unis demandaient à inspecter l’arsenal nucléaire russe (conformément aux termes du traité) sauf qu’ils avaient eux-mêmes précédemment refusé à la Russie une inspection de même nature.

Par ailleurs, il ne faut pas considérer que « la démilitarisation et la dénazification » de l’Ukraine présentées comme un objectif important coté russe, sont la cause de l’intervention russe. Ce sont davantage des objectifs donnés à une intervention décidée pour des motifs autres, visant à mettre un terme définitif à l’hostilité des gouvernements de Kiev.

En fin de compte, au cœur de la décision russe d’intervention, il y avait l’impératif de préserver l’existence des républiques autonomistes et de prévenir une catastrophe humanitaire. Le canon était en train de tonner, cela ne pouvait pas attendre. Pour Poutine, tout le reste du contentieux devait viser le compromis et rester dans la sphère de la diplomatie.

Les véritables obsessions de Poutine étaient d’ordre intérieur : la natalité en Russie, la modernisation accélérée du pays, son intégration dans le marché mondial, et sa sécurité. La réussite de son programme était conditionnée par le maintien de la paix. Personne n’a jamais apporté des preuves de sa supposée volonté d’expansion impériale. Ce qui ne signifiait pas l’immobilisme. Les péripéties de la vie internationale imposent à un acteur influent de jouer un rôle dans les conflits en cours, en particulier dans son voisinage, en Syrie ou en Libye dont Washington s’acharnait à changer le régime. Cela signifie défendre des intérêts et non pas conquérir ou annexer. Depuis 2007, la Russie a refusé clairement de s’aligner sur Washington et elle a essuyé en retour pressions, vexations et provocations. Exprimer une volonté indépendante n’est considéré comme impérialiste, que par les Etats-Unis qui ne souffrent pas la contestation de leur hégémonie.

Il faut comprendre pourquoi le degré d’antagonisme américano-russe s’est régulièrement élevé à partir de cette date, au point de déboucher sur le très périlleux face à face actuel.

** Comment les Américains perçoivent l’essor de la Russie et leur rôle en Eurasie

L’argumentaire officiel qui justifie l’implication des États-Unis dans la guerre d’Ukraine peut se résumer en quelques points :

1. La solidarité des États-Unis doit aller au petit État soumis à une agression « injustifiée et non provoquée », qui bafoue ses droits souverains inscrits dans la Charte des Nations Unies ;

2. Si on laissait la Russie régler militairement ses différends avec ses voisins, la sécurité de toute l’Europe serait compromise par les ambitions de Poutine, qui rêve de restaurer l’ancienne l’Union soviétique ou l’empire tsariste du 19ème siècle ;

3. Laisser impunie l’agression russe compromettrait « l’ordre international libéral fondé sur des règles », aujourd’hui garanti par le leadership actif des États-Unis au service du monde libéral. L’époque actuelle serait caractérisée par un affrontement entre « démocraties et autocraties », la capitulation des démocraties en Ukraine étant hors de question. * Les deux premières explications américaines sont exclusivement polémiques. L’ambition impériale actuelle de la Russie est un mythe, ses options politiques et diplomatiques prudentes, comme les évaluations des renseignements, en attestent. Elle n’a ni l’intention ni les moyens de s’attaquer aux pays européens mais l’ambition de multiplier avec eux les échanges, les investissements et les projets de toute nature. Tous le savent.

Par ailleurs investir dans la guerre d’Ukraine près de 150 milliards de $ en un an, et prendre le risque d’une guerre contre la Russie, ne peut pas avoir pour seul motif la protection de l’intégrité d’un pays d’importance stratégique secondaire pour les Etats-Unis. Le prétendre est une fable.

L’Amérique n’a pas la religion de la paix, loin de là. Elle est n’est restée en paix que 20 ans en 240 ans d’existence. Elle a mordu à pleine dents dans la chair des « petits », Panama, La Grenade, Saint Domingue, Cuba, le Guatemala … la liste est longue… jusqu’à la déposition du président Pedro Castillo au Pérou en décembre dernier.

Pour remettre la réalité des calculs américains sur ses pieds, on citera Barack Obama, qui s’exprimait en 2016 dans une interview bilan de ses deux mandats pour The Atlantic « S’il y a quelqu’un dans cette ville qui prétend que nous envisagerions d’entrer en guerre avec la Russie pour la Crimée et l’Ukraine orientale, il devrait s’exprimer et être très clair à ce sujet. »

Obama veut dire que seul un original pourrait avoir l’idée saugrenue d’un tel conflit. Et peut-être aussi que son second dans la hiérarchie de la Maison Blanche, en charge du dossier de l’Ukraine, Joseph Robinette Biden, est un homme dangereux.

On accuse Poutine d’agressivité à cause de son intervention militaire contre le président géorgien Saakachvili en 2008. Mais il réagissait à son initiative de bombarder l’Ossétie du Sud faisant plusieurs milliers de morts. Déjà la Russie réagissait à une guerre contre des populations russophones à sa frontière. Accusé de passivité, Obama répondait : « Poutine est allé en Géorgie sous le regard de Bush, en plein milieu de la période où nous avions plus de 100.000 soldats déployés en Irak. » Il trouve peut-être ridicule que l’on joue au bon Samaritain avec un couteau entre les dents, ou qu’il n’est pas habile de guerroyer sur deux fronts en même temps. En tout état de cause, l’Amérique, avec ses 800 bases militaires à l’étranger son budget de défense himalayen, est mal placée pour donner de leçons de pacifisme, que ce soit en l’Ukraine ou ailleurs.

Par contre, la troisième explication de l’implication des États-Unis dans le conflit d’Ukraine, comme défenseur de "l’ordre international libéral fondé sur des règles", renvoie à une doctrine dominante depuis Reagan au sein des élites du pouvoir. Replacée dans la conjoncture stratégique du mandat de Joe Biden, elle donne une interprétation plus plausible des risques que prend actuellement la Maison Blanche en Europe centrale. * 1) La vision stratégique américaine en politique extérieure

La perception de l’Amérique sur sa plac repos e dans le monde après l’effondrement de l’Union soviétique a été présentée de façon synthétique en 1997 par Zbigniew Brzezinski dans son fameux « Le Grand Échiquier ».

Pour l’Amérique dit-il, « l’enjeu principal est l’Eurasie. Et pour la première fois, c’est une puissance extérieure [l’Amérique] qui prévaut en Eurasie…cette situation n’aura qu’un temps. Mais de sa durée et de son issue dépendent non seulement le bien être des États-Unis mais la paix dans le monde. » Brzezinski recommande donc de refuser aussi bien « le repli intérieur » que « l’apparition d’un rival » D’autant que l’hégémonie américaine est superficielle. « Elle s’exerce par de multiples mécanismes d’influence, mais à la différence des empires du passé, pas par le contrôle direct. »

On peut résumer à partir de ces minces extraits le solide consensus des élites du pouvoir américaines :

1- Perpétuer la domination des États-Unis sur l’Eurasie, donc sur la planète, est le but supérieur de la politique étrangère américaine ;

2- Prévenir activement l’émergence d’un rival, c’est-à-dire d’une puissance concurrente (on pense à la Russie et à la Chine) ;

3- Maintenir, sinon renforcer, la force d’influence américaine sur l’Eurasie, clé de la pérennité du monde unipolaire.

Brzezinski plaide ici pour que les Etats-Unis demeurent le pôle de puissance unique qu’ils sont devenus depuis l’effondrement de l’Union soviétique. Ce courant est ultra-majoritaire au sein des élites US.

Face à lui, il n’y a que de rares conservateurs authentiques, obsédés par les risques de l’État-Léviathan et le niveau de la fiscalité. Ils n’aiment pas les dépenses militaires, terreau de l’impôt, ni les interventions extérieures qui s’achèvent en « guerres éternelles ». America first.

Pour les hégémonistes, le devoir c’est de tenir à l’œil les rivaux qui pointent l’oreille, la Chine, la Russie, mais aussi l’Allemagne dont les performances industrielles donnent des maux de tête à la Maison Blanche. Ils savent qu’il leur faut en priorité maintenir voire développer l’influence/emprise sur leurs points d’appui : les Européen à l’ouest de l’Eurasie et à l’autre extrémité, les alliés de longue date dans l’aire indo-pacifique (Taïwan, Japon, Australie, Corée du Sud, Philippines).

Zbigniew Brzezinski Sur les modalités de l’hégémonie (diplomatie, économie, guerre), les opinions divergent. Paul Wolfowitz, icone du néoconservatisme et architecte de la guerre en Irak de 2003, insistera sur l’élimination des rivaux potentiels avant qu’ils ne soient trop forts, sans exclure la guerre préventive. Aujourd’hui, Robert Kagan, l’un des auteurs vivants les plus prolifiques de ce courant, théorise cette option sans mettre de gants. A travers une interprétation personnelle de l’histoire des États-Unis des deux derniers siècles, Kagan développe la dualité entre « les guerres nécessaires » et « les guerres choisies ». La guerre nécessaire est la guerre pour la survie ; elle se situe au niveau des besoins primaires, quand un agresseur risque de conquérir le territoire national et de détruire les institutions en place. Pour lui, l’Amérique n’a jamais mené de « guerre nécessaire. » Même après Pearl Harbor les Japonais n’étaient pas une menace car ils n’imaginaient pas envahir l’Amérique, pas plus que Hitler malgré sa déclaration de guerre. Les États-Unis ont donc toujours fait des « guerres choisies » c’est-à-dire les guerres qu’ils ont voulu mener, sans avoir à traiter une menace directe pour leur existence. S’ils ont combattu, c’est pour façonner l’ordre international au gré de leurs intérêts et de leur hégémonie. D’où leur conviction d’être les seuls garants de l’ordre international libéral dans le monde.

Mieux, les États-Unis ont poussé leurs adversaires à déclencher des guerres qu’ils souhaitaient. Kagan est très clair : « [Les Américains] oublient les politiques américaines qui ont conduit les Japonais à attaquer Pearl Harbor et qui ont amené Hitler à déclarer la guerre ». La charge est inversée. C’est l’Amérique qui veut la guerre mais elle charge l’ennemi de la déclencher et d’en subir l’opprobre.

Cependant Kagan est mécontent des décisions des gouvernements de son pays. Il leur reproche d’avoir toujours trop attendu avant d’intervenir militairement, et d’avoir permis à leurs ennemis de prendre des forces et de s’affirmer alors qu’il eut été plus facile et moins couteux de s’en débarrasser au tout début de leur ascension. Sparte aurait dû attaquer Athènes bien plus tôt. Désormais, « …la question est de savoir si les États-Unis continueront à commettre leurs propres erreurs ou s’ils apprendront, une fois de plus, qu’il vaut mieux contenir les autocraties agressives à un stade précoce, avant qu’elles n’aient pris de l’ampleur et que le prix à payer pour les arrêter augmente. »

C’est là que se situe une divergence capitale entre les théoriciens hégémonistes de la politique internationale américaine. Ils se divisent entre « réalistes » et « interventionnistes » ou néoconservateurs. Les réalistes, aussi sensibles que les interventionnistes aux intérêts unipolaires des États-Unis, sont plus prudents. Ils mettent en garde contre les inconvénients des interventions extérieures en série ; elles sont très couteuses et il faut dépenser l’aide aux pays frappés. Elles peuvent générer des conflits en cascade, et leur parfum impérialiste entache l’image de l’Amérique. Finalement, les États-Unis ont une capacité d’intervention qui a ses limites. En témoignent les « guerres éternelles » en Afghanistan, en Irak, au Yémen, qui sont le legs amer des néocons.

De ce fait, des réalistes peu amènes envers la Russie comme Barack Obama, ont toujours mis en garde contre l’intervention des États-Unis en Ukraine. Ils soulignent que ce sujet est hyper sensible pour les Russes n’hésiteront pas à faire la guerre avec de grands risque pour les États-Unis. C’est leur avertissement solennel, de Georges Kennan à Henry Kissinger, à Zbigniew Brzezinsky lui-même, et aux plus grandes figures de la guerre froide contre l’Union soviétique. C’est aujourd’hui la mise en garde de John Mearsheimer entre autres, et mezzo voce de l’armée via son chef d’état-major général, Mark Milley, sans oublier la Rand Corporation, le think tank du Département d’État.

Mais aujourd’hui, pour les interventionnistes bien représentés par Robert Kagan, foin de l’équilibre des forces, foin des conférences diplomatiques, foin de quatre siècles d’influence des Russes. Dans le cas de l’Ukraine, on a trop attendu. « [les Américains] se sont à nouveau mobilisés pour défendre le monde libéral. Il aurait été préférable qu’ils le soient plus tôt. Poutine a passé des années à sonder ce que les Américains toléreraient, d’abord en Géorgie en 2008, puis en Crimée en 2014, tout en renforçant sa capacité militaire (pas bien, comme il s’avère). La réaction prudente des Américains à ces deux opérations militaires, ainsi qu’aux actions militaires russes en Syrie, l’a convaincu d’aller de l’avant. Sommes-nous mieux lotis aujourd’hui pour ne pas avoir pris les risques à l’époque ? »

Biden a parfaitement entendu le son de cloche des néoconservateurs qui imprègnent la politique étrangère de son administration, comme la féroce Victoria Nuland. Il n’hésitera pas, en tant que première puissance navale, à engager un face à face pour l’instant conventionnel avec la plus grande puissance terrestre, sur son terrain. Si Biden prend en connaissance de cause ces grands risques dont il n’ignore rien, c’est qu’il a des ambitions qui dépassent le face à face russo-américain. Entre les schémas théoriques et la réalité concrète, entre la doctrine et la vraie guerre, celle qui est en cours, il y a un gouffre. Si Biden a franchi ce gouffre, c’est que autres facteurs sont intervenus dans sa décision de recourir aux armes. ** 2) Les chemins de la puissance allemande et l’achèvement de Nord Sream 2

Dans la logique de Brzezinski, la domination américaine sur l’Eurasie a pour condition première son emprise sur ses alliés à l’ouest et à l’est du continent, l’Amérique se situant géographiquement à l’extérieur. Or en septembre 2021, une nouvelle attendue avait traumatisé les experts de politique étrangère : le pipeline Nord Stream 2 était achevé et il était en attente de certification par les autorités allemande. Pendant une décennie les Américains avaient tout essayé pour faire capoter ce projet. Intimidation, procès, pression diplomatiques maximales, attaque des bateaux usines qui posaient les tuyaux. Il fallut toute l’obstination et l’habileté d’Angela Merkel pour le mener quand même à bon port.

Seymour Hersh raconte comment il allait être accueilli : « L’opposition au Nord Stream 2 s’est enflammée à la veille de l’investiture de Biden en janvier 2021, lorsque les républicains du Sénat, menés par Ted Cruz du Texas, ont soulevé à plusieurs reprises la menace politique du gaz naturel russe bon marché lors de l’audition de confirmation de Blinken comme secrétaire d’État. À ce moment-là, un Sénat unifié avait réussi à faire passer une loi qui, comme Cruz l’a dit à Blinken, "a stoppé [le gazoduc] dans son élan. »

Pourquoi ce pipeline enrageait-il autant le pouvoir américain ? Parce qu’il donnait à l’Allemagne l’opportunité de consolider une relation mutuellement très fructueuse avec la Russie. La puissante économie germanique pouvait ainsi compter sur des sources inépuisables d’énergie à des prix inférieurs au marché. Un cercle vertueux d’activité économique et de productivité était enclenché entre les deux colosses européens, faisant redouter Outre-Atlantique une concurrente coriace sur les marchés mondiaux. Et les velléités d’indépendance d’une Allemagne en pleine ascension envers son traditionnel parrain politique. Les aspérités de la politique allemande de Washington avaient été clairement exposée par Georges Friedman, un expert en stratégie très proche de la CIA : « l’intérêt primordial des États-Unis pour lequel nous avons fait des guerres pendant des siècles, lors de la première, la deuxième et la guerre froide a été la relation entre l’Allemagne et la Russie, parce qu’unis ils représentent la seule force qui pourrait nous menacer. Et nous devons nous assurer que cela n’arrivera pas. » G. Friedman "..c’est cynique, immoral, mais ça marche" L’inquiétude américaine était renforcée par le tour que prenait la relation Allemagne-Chine. Si le modèle allemand trouvait ses ressources primaires en Russie, la dynamique de sa croissance était assurée par la demande chinoise. Là encore un cercle vertueux Allemagne-Chine, mutuellement bénéfique, fonctionnait à plein.

Les États-Unis étaient en train d’assister à un scénario cauchemardesque. L’Allemagne devenait un géant économique qui n’allait pas tarder à taper du poing dans les affaires internationales. Pire encore, par ses liens économiques et technologiques avec la Russie et la Chine, elle favorisait la montée en puissance de deux entités politiquement adverses. Ce n’était pas un rival stratégique de l’Amérique qui étaient en train d’émerger mais trois. La dynamique allemande, par son impact sur la Russie et sur la Chine, accélérait le processus de marginalisation relative de l’Amérique et minorait la force des anciennes relations d’influence qui avaient assis sa domination sur l’Eurasie.

Dans cette nouvelle configuration, il est impossible de programmer l’élimination successive des trois rivaux potentiels car leur dangerosité réside dans les rapports qui les lient entre eux. L’Amérique est face à un système unique, à trois têtes, mais dont l’Allemagne occupe le centre. La doctrine stratégique américaine commandait de disloquer ce système, donc de couper d’une façon ou d’une autre le bras russe et le bras chinois de l’Allemagne. Comment faire autrement pour paralyser le système à trois et, en même temps, contenir préventivement l’ascension de la Russie et de la Chine vers le statut de puissances autonomes, susceptibles de mettre en échec l’imperium américain dans les affaires du monde.

Le programme est copieux. Il faut reconfigurer des liens structurels établis au sein de l’Eurasie, en train de coaguler des savoirs, des ressources et des activités qui marginaliseront à terme l’actuel hégémon. Il n’y a pas d’autre voie aux yeux des néocons au pouvoir pour pérenniser le monde unipolaire hérité du krach soviétique de 1991.

C’est bien ce que dit la doctrine, mais elle ne donne ni calendrier ni mode d’emploi. C’est là que les équipes réunies autour de Joe Biden vont faire preuve de créativité tout en s’appuyant sur de nombreux scénarios et jeux de guerres élaborés par les experts du deep state, pendant le mandat ennuyeux de ce Trump qui ne voulait pas embourber son pays dans de nouveaux conflits. ** 3) Le choix du moment d’agir

Le choix du moment d’une guerre désirée mêle la détermination des hommes au pouvoir à l’aléa des circonstances.

Au premier rang, la personnalité de Joe Biden puisqu’il exerce le pouvoir et qu’il a autorisé dès son entrée à la Maison Blanche la séquence de décisions planifiées qui placent l’Amérique au centre de la guerre en cours. C’est un homme qui a consacré sa vie à la politique, et s’il est sujet à des pertes d’équilibre et des trous de mémoire, rien n’autorise à sous-estimer son expérience, sa détermination et sa vista. Ni à l’absoudre de son népotisme, de sa fourberie, et de sa vision du monde marquée par la cécité et la violence.

Biden a été le responsable du dossier de l’Ukraine comme vice-président. On ne peut pas lui reprocher de manquer de cohérence dans ses choix En janvier 2017, au moment de quitter sa fonction, il qualifiait déjà la Russie de « principale menace pour ‘’ l’ordre libéral international’’ » avec les mêmes mots qu’aujourd’hui.

Sa connaissance des milieux politiques et économiques ukrainiens (dans lesquels son fils Hunter a été notoirement actif) en fait un expert de ce pays et de ses mœurs. Il était le patron de Victoria Nuland lorsque celle-ci pilotait le coup de Maidan de février 2014 en s’appuyant sur le puissant courant ultranationaliste post-nazi de l’ouest galicien. Il supervisait aussi la politique ukrainienne, lors des offensives de Kiev contre les autonomistes de l’Est, lors de la signature des accords de Minsk et quand il a été décidé de doter l’Ukraine de forces militaires capables de soutenir une guerre.

Dès sa prise de fonctions, il était en mesure de trancher entre les propositions de ses conseillers. Il n’a pas été manipulé par les équipes d’Obama qu’il a reconduites dans les postes officiels des affaires étrangères et du renseignement. Au contraire, il leur a imposé une voie très différente de celle son prédécesseur, celle qu’il avait lui-même tracée comme vice-président. La confirmation de Victoria Nuland (l’épouse de Robert Kagan dans le civil) comme numéro 3 du Département d’État, atteste de cette continuité.

La première urgence de la nouvelle administration est, on l’a vu, le destin du pipeline Nord Stream 2 prêt à l’emploi qui bouleverse tant le Congrès et la Maison Blanche. Dans les mêmes cercles, la seconde source de colère, c’est l’affirmation insolente de la Russie au Moyen-Orient, au point de figurer aussi en tête des questions à régler au cours du mandant qui commence.

En 2007, Vladimir Poutine avait prononcé à Munich devant les chefs d’état occidentaux un discours centré sur le refus du monde unipolaire hérité de la guerre froide, autant dire sur un refus de l’ordre américain. Par la suite, il avait mené une politique indépendante, très contrariante pour Washington en Géorgie en 2008. Enfin, à partir des années 2010, il avait contesté et mis en échec les projets américains dans leur arrière-cour traditionnelle du Moyen-Orient, en Syrie et en Libye. L’insolence russe confinait à l’humiliation avec le processus d’Astana (Kazakhstan) au cours duquel la Russie en compagnie de la Turquie et de l’Iran traitaient du devenir de la Syrie sans accorder aux Occidentaux davantage qu’un strapontin. Bref la Russie se posait comme un joueur coriace sur le théâtre régional.

Brzezinski avait expliqué pourquoi l’Amérique ne pouvait le tolérer un rival, et les néoconservateurs démultipliaient son message, y compris pendant le mandat de Donald Trump, en accusant inlassablement Poutine des pires avanies, par exemple d’une intrusion imaginaire dans l’élection présidentielle de 2016. La Russie contestait la volonté américaine dans son pré-carré. Dans la logique de l’hégémonie cela ne pouvait pas durer.

C’est ainsi que Biden et ses équipes vont élaborer un plan particulièrement audacieux. En une même manœuvre, d’un coup de billard à trois bandes, Biden va tenter de couper à l’Allemagne son bras russe tout en épuisant les forces humaines et matérielles de Moscou, et en même temps, de couper son bras chinois en pourrissant progressivement le climat général des relations de l’Occident avec la Chine. Le risque est immense pour l’avenir de l’Europe mais la partie est jouable car les personnalités transparentes de Scholz et Macron ne feront pas obstacle à l’engagement suicidaire du Vieux Continent dans une guerre qui n’est pas sa guerre.

Jean-Pierre Bensimon

le 1er mars 2023

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Ukraine : une guerre non provoquée. Vraiment ? (partie 2)

par Jean-Pierre Bensimon. Le 14 mars 2023

Source : Dialectixs.org

http://www.dialexis.org/2023/03/ukr...

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Bien que la principale accusation contre la Russie porte sur le lancement unilatéral d’une guerre illégale et non provoquée, l’analyse des décisions prises par Joe Biden incitent à conclure qu’au contraire, le nouveau président a acculé Poutine dans un traquenard stratégique qui ne pouvait que déboucher sur une guerre. (voir Partie 1)

Joe Biden

Il est d’abord nécessaire de situer la fonction de la guerre d’Ukraine dans la politique étrangère de l’administration Biden. Cette guerre n’est pas une fin en soi, mais un outil au service d’objectifs stratégiques plus vastes. Comme on l’a vu dans la partie1, pour les États-Unis, l’impératif est aujourd’hui de stopper la montée de l’Allemagne comme rival industriel et commercial, et de briser l’ascension de la Russie et de la Chine vers le statut de puissance à part entière dans un monde multipolaire.

Dès les années 40, les États-Unis pensaient leur politique étrangère en termes planétaires. L’Eurasie, cette concentration sans équivalent de ressources naturelles, humaines et d’activités économiques, reste pour eux la clé unique de l’hégémonie mondiale. Qui domine l’Eurasie domine le monde. Zbigniew Brzezinsli l’avait très clairement exprimé dans son ouvrage phare (Le Grand échiquier), recommandant à l’Amérique de tout faire pour éviter l’émergence d’un rival dans cet espace géographique auquel elle n’appartient pas. Georges Friedman, ancien stratège de la CIA, n’avait-il pas souligné en 2015 que : « l’intérêt primordial des États-Unis (…) a été la relation entre l’Allemagne et la Russie, parce qu’unis ils représentent la seule force qui pourrait nous menacer. Et nous devons nous assurer que cela n’arrivera pas. »

Or, depuis deux décennies, l’Eurasie est le siège d’une coagulation menaçante de dynamisme économique et d’ambitions politico-militaires locales, sur laquelle l’Oncle Sam a de moins en moins prise. L’Allemagne y joue un rôle central dans la mesure où elle a noué avec la Russie un axe d’échanges vertueux qui lui apporte des ressources primaires bon marché, et avec la Chine, un second axe d’échanges vertueux qui offre de vastes marchés à l’échelle de sa redoutable industrie. Avec le temps ce n’est pas un rival mais trois qui sont en train d’acquérir la carrure de concurrents stratégiques de l’Amérique. L’Allemagne impose son Nord Stream 2, la Russie interfère au Moyen-Orient, et la Chine se projette dans le monde entier avec son projet « One Belt, One Road ». Pour les actuels détenteurs du pouvoir à la Maison Blanche, c’est en brisant ces deux axes, tant qu’il en est encore temps, que l’Amérique pourra remettre ces trois rivaux potentiels à leur place et conserver sa position hégémonique sur l’Eurasie.

Logiquement, la première cible choisie par Biden sera la Russie et le premier champ de bataille l’Ukraine. Ce pays est déjà le siège d’une guerre civile larvée qui concerne indirectement Moscou. Son potentiel démographique, son étendue et sa tradition hypernationaliste teintée de post-nazisme, la prédisposent à assumer le rôle de supplétif dans la guerre par procuration à venir contre le Kremlin. Biden sait que l’opinion intérieure n’accepterait pas l’engagement au sol de boys américains et il pense qu’il a les moyens de convaincre Kiev de se lancer dans l’aventure.

L’activation d’un conflit de haute intensité au sol en Europe pourra produire un choc de rupture extrêmement violent sur l’axe germano-russe, et donnera en même temps l’occasion rêvée de dégrader suffisamment le régime et les capacités militaires de la Russie pour la priver de tout rêve de puissance et d’autonomie à moyen terme.

Il est aisé d’élaborer une planification intellectuellement cohérente, mais plus complexe de la mettre en œuvre à cette échelle. Si Biden a le goût du risque, il sait aussi qu’il peut compter sur les jalons que l’Amérique a posés en Europe centrale sous son autorité de vice-président. La conception de la guerre que les États-Unis d’apprêtent à déclencher sur le théâtre ukrainien a déjà fait l’objet d’études et d’évaluations minutieuses, couronnées par des publications. La Rand Corporation (think tank dédié au conseil au Département d’État et aux agences de renseignement) rédige dès 2019 un rapport de 354 pages sur les mesures à prendre pour « Jeter la Russie à terre. » Elles seront scrupuleusement appliquées.

Les plans sont là, mais il faut absolument faire porter le chapeau du déclenchement de la guerre aux Russes. Il faut qu’ils soient perçus comme des agresseurs cruels, des hors la loi détestables, menés par un autocrate à moitié fou, ce qui justifiera devant l’opinion de leur faire une guerre économique et militaire impitoyable.

Les Américains sont des spécialistes de l’intoxication de leurs adversaires qu’ils savent pousser à la faute. En 1979, ils sont parvenus à faire croire au Kremlin que le nouveau chef de l’Afghanistan, Hafizullah Amin, s’apprêtait à les trahir et qu’il allait autoriser des États-Unis à implanter chez lui des fusées qui menaceront l’Union soviétique. Le Kremlin déclenchera une intervention pour le neutraliser mais il sera accueilli par des djihadistes armés jusqu’aux dents par Washington. Zbigniew Brzezinski reconnaitra que les États-Unis avaient entrainé Moscou dans le piège afghan : « nous avons maintenant l’occasion de donner à l’URSS sa guerre du Vietnam ». En déclarant à Saddam en 1990 qu’ils n’interviendraient pas dans le conflit avec le Koweït, ils l’ont poussé à attaquer, leur donnant aux Américains l’occasion de lui infliger une défaite cinglante avec l’approbation de leur opinion.

Ils comptent tenter une manœuvre du même genre avec la Russie. Elle sera forcée de mettre le doigt dans l’engrenage si leurs amis autonomistes russes de souche et la Crimée sont gravement menacés. Il suffira de pousser en coulisse les nationalistes ukrainiens à une offensive dans le Donbass pour déclencher la réaction russe que les media se chargeront de transformer en agression illégale et non provoquée..

Mais affronter la Russie est une affaire sérieuse qu’il faut soigneusement préparer. A la manœuvre, Biden et ses équipes vont commencer par fermer l’alternative du compromis, réunir une coalition puissante, renforcer le proxy ukrainien avant de contraindre l’ours russe à entrer en Ukraine. La Russie n’est pas tombée dans un piège, mais elle ne pouvait pas laisser passer une provocation de plus qui avait des implications existentielles.

* I - La fermeture des options diplomatiques

Les contentieux repos entre Kiev et la Russie et entre les États-Unis et la Russie pouvaient être réglé par un compromis. Mais dans l’optique de Biden, le but recherché n’est pas la solution d’un contentieux, mais son utilisation pour créer un fossé infranchissable entre la Russie et l’Allemagne et dégrader les capacités militaires de Moscou. Les armes devaient parler, et pour leur donner la parole, il fallait rendre au préalable impossible toute alternative diplomatique. C’est à cela que vont travailler les équipes du président.

Le premier torpillage de l’option diplomatique est antérieur à la guerre actuelle, mais il a bien servi à la préparer. En 2014 et 2015, des accords avaient été passés à Minsk entre le gouvernement de Kiev et les autonomistes de Donetsk et de Lougansk pour mettre fin à leur cruelle guerre civile par des aménagements négociés de la constitution. Après ratification par le Conseil de Sécurité de l’ONU, ces accords étaient devenus exécutoires sous l’autorité de garants, France et Allemagne pour Kiev, Russie pour les autonomistes. Ils n’ont jamais été appliqués, et la guerre civile s’est poursuivie jusqu’à l’intervention russe de février 2024. Angela Merkel pour l’Allemagne dès juin 2022 et François Hollande fin décembre pour la France, ont expliqué que les accords de Minsk avaient en fait été utilisés pour donner à Kiev le temps de bâtir une puissante force militaire. Les deux dirigeants faisaient là sans s’en rendre compte la pédagogie de « l’ordre international fondé sur des règles » qu’ils chérissent.

Cependant, il semble que Merkel et Macron aient réellement tenté une relance de Minsk en 2019, dans une réunion à Paris avec Volodomir Zelenky en présence de Poutine. La conclusion signée par Zelensky prescrivait à Kiev d’écouter les propositions des autonomistes et d’élaborer « des dispositions particulières d’autoadministration locale - statut spécial - de certaines zones des régions de Donetsk et de Louhansk ». Français et Allemands voulaient en finir avec la guerre civile ukrainienne et ils savaient que le protocole de Minsk était la seule chance d’éteindre pacifiquement ce conflit inflammable sur le sol européen. Mais le Deep State de Washington voulait entretenir cette plaie infectée, et ses alliés nationalistes/nazis ukrainiens veillaient au grain. Zelensky s’inclina et les garants aussi, Minsk fut enterré. Quand Biden est entré en fonction, il n’y avait plus de solution pacifique sur le tapis, et bien sûr, il se garda bien d’en proposer une.

Le second coup porté à l’option diplomatique consista à introduire le sujet le plus clivant, la « libération » de la Crimée, dans l’équation des relations russo-américaines. Washington sait parfaitement qu’il s’agit de la pierre angulaire de la défense russe sur son flanc sud et sa seule ouverture vers les mers chaudes. C’est ainsi que Zelensky prend en mars 2021 un décret dit « de désoccupation de la Crimée », qui n’était rien d’autre qu’une déclaration de guerre à la Russie. « L’Ukraine n’a nullement renoncé à récupérer les territoires qu’elle a perdus en 2014. » Il pense évidemment au Donbass, en partie contrôlé par les autonomistes pro-russes, mais aussi et surtout à la Crimée. »

La nouvelle administration de Washington est à l’évidence aux manettes. D’ailleurs, quelques mois après, Washington formalisera son alliance politico-militaire avec Kiev dans la « Charte de partenariat stratégique entre les États-Unis et l’Ukraine » où les États-Unis épiceront encore le casus belli :

« Les États-Unis et l’Ukraine ont l’intention de poursuivre une série de mesures de fond visant à prévenir une agression extérieure directe et hybride contre l’Ukraine et à tenir la Russie responsable de cette agression et des violations du droit international, y compris la saisie et la tentative d’annexion de la Crimée et le conflit armé dirigé par la Russie dans certaines parties des régions de Donetsk et de Louhansk en Ukraine, ainsi que son comportement malveillant continu. »

Or nous sommes le 10 novembre 2021, bien avant l’entrée des troupes russes en Ukraine.

Le troisième cercueil de l’option diplomatique sera ouvert avec le refus formel de Biden de négocier une nouvelle architecture de sécurité en Europe, sujet qui intéresse aussi bien les pays européens que la Russie. Mais cette dernière est au centre de la cible et se considère comme menacée dans son existence même par trois mécanismes :

1. L’élargissement continuel de l’OTAN désormais sur ses frontières, malgré les engagements de 1990 de Georges Bush 1 et James Baker quand il avait fallu obtenir l’accord de la Russie, pays vainqueur en 1945, pour autoriser la réunification de l’Allemagne ;

2. La liquidation de l’architecture de sécurité antérieure fondée sur les accords de limitation des armements en vigueur depuis les années 70. Elle découle de la sortie des États-Unis des accords ABM, Open Skies, et INF. Le but de ses stratèges est d’implanter des systèmes mixtes de missiles anti-missile et de missiles de croisière nucléaire à moyenne portée au centre de l’Europe, de plus en plus proches des centres vitaux russes. Avec le programme Aegis Ashore, tout tir de missile depuis les bases ouvertes en Pologne et en Roumanie devrait provoquer le déclenchement instantané d’une contre-frappe nucléaire russe, ceux-ci n’ayant pas le temps de distinguer entre un simple tir anti missile et une frappe nucléaire contre leur territoire ;

3. La décision du sommet de Bucarest de 2008 d’intégrer l’Ukraine et à la Géorgie dans l’OTAN, alors que la Russie avait fait depuis longtemps de la neutralité de l’Ukraine une ligne rouge. L’impact de cette décision avait été amorti par l’opposition résolue d’Angela Merkel et de Nicolas Sarkozy à sa mise en œuvre. Ils avaient obtenu le report sine die de son application. Or il faut faire sortir la Russie de ses gonds. Le chiffon rouge est à nouveau agité le 8 juin 2001 par Blinken lors d’une communication devant le Sénat : « [les États-Unis] soutiennent l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan ». En février 2022, Zelensky pressera à nouveau pour l’adhésion à l’Otan : « Il en va de même pour l’OTAN. On nous dit : la porte est ouverte. Mais jusqu’à présent, l’accès n’est qu’autorisé. »

Dans un contexte aussi incertain et périlleux, la Russie de Poutine pense diplomatie. Elle demandera l’ouverture de négociations pour une nouvelle architecture de sécurité en Europe dès l’installation de la nouvelle administration.

Poutine rencontrera brièvement Biden en tête à tête à Genève le 16 juin 2021, et le 7 décembre suivant par téléconférence. Biden, qui a signé entre temps la très menaçante Charte de partenariat avec Kiev, refuse évidemment d’ouvrir une discussion sérieuse. Dans un ultime effort Poutine présente aux Occidentaux le 17 décembre deux projets de traités dûment rédigés, qui recevront aussi des réponses dilatoires. Quand l’année 2022 s’ouvre, la Russie constate l’échec intégral de ses efforts diplomatiques et la précarité de sa position avant que le 26 janvier la Maison Blanche ne refuse officiellement les traités proposés le 17 décembre.

L’introduction d’une sémantique de guerre sera le quatrième moyen de murer l’alternative diplomatique. Une guerre commence toujours par des mots. Dès son premier coup de téléphone, le 26 janvier 2021, Biden accuse Poutine d’intrusion dans la campagne présidentielle de 2020 et de cyber attaques. Dans un crescendo calculé, Biden va introduire des injures ad hominem de plus en plus blessantes.

Après un rapport accusatoire publié la veille reprochant à Poutine d’avoir voulu favoriser Trump lors de la présidentielle, Biden est interrogé le 17 mars 2021 sur ABC par George Stephanopoulos. Le questionnement a été préparé : « Vous connaissez Vladimir Poutine. Pensez-vous que c’est un tueur ? » Joe Biden hoche la tête, puis répond : « Oui, je le pense. » Stupéfaits, les media titreront « Biden a dit que Poutine était un tueur. »

Ce n’est que le début d’une litanie d’imprécations. Poutine devient un « criminel de guerre » le 17 mars 2022 devant une assemblée de parlementaires US. Le 26 mars, en Pologne, Biden prie, « Pour l’amour de Dieu, cet homme ne peut pas rester au pouvoir » non sans avoir au préalable qualifié Poutine de « boucher ». Dmitri Peskov, le porte parole du Kremlin, en tire la conclusion politique : « les insultes personnelles de ce genre réduisent le champ des possibles pour nos relations bilatérales avec le gouvernement américain actuel.

Il est intéressant de comparer les anathèmes anti poutiniennes de Biden aux remarques de Barack Obama sur la personnalité du leader russe qu’il a beaucoup fréquenté. Dans son interview fleuve de 2016, il dit à Jeffrey Goldberg de The Atlantic :

« Poutine n’est pas particulièrement méchant.

« La vérité, en fait, c’est que Poutine, dans toutes nos rencontres, est scrupuleusement poli, très franc. Nos réunions sont très professionnelles.

« Il est constamment intéressé à être vu comme notre pair et à travailler avec nous, parce qu’il n’est pas complètement stupide. … Vous ne le voyez pas, dans aucune de ces réunions ici, aidant à façonner l’ordre du jour. D’ailleurs, il n’y a pas une seule réunion du G20 où les Russes fixent l’ordre du jour sur les questions importantes."

En bref, sur tous les sujets, Joe Biden a fait ce qui était en son pouvoir pour fermer les portes de la parole, du compromis, donc de la paix. C’est la première marche de son projet de défaite militaire et de dégradation du statut international de la Russie. Et cela marquera toute la première année de son mandat. Mais il aura aussi traité d’autres prélables inscrits dans son plan de guerre.

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II - La mise sur pied d’une coalition indispensable

Les Américains savent qu’ils ne peuvent pas assumer leur guerre contre la Russie seuls. Ils ont absolument besoin, par exemple, d’impliquer des pays d’envergure sur les marchés mondiaux pour assurer l’efficacité de leur système de sanctions. Ils en ont aussi besoin pour partager les charges humanitaires, sociales, logistiques et militaires de la guerre.

L’Europe occidentale et l’Europe centrale sont toutes désignées pour fournir ces alliés car elles sont déjà intégrées aux deux piliers de l’influence américaine dans la région, l’Union européenne et l’OTAN. Leur situation géographique est idéale comme bases arrière de l’Ukraine. Leur fonction d’alliés de Washington leur imposera une multitude d’obligations : recevoir des millions de réfugiés, assurer des livraisons d’armes et de munitions, organiser la maintenance des engins militaire lourds, sans oublier la formation et l’entrainement des experts et hommes de troupe ukrainiens levés par vagues pour remplacer les effectifs qui allaient fondre comme neige au soleil dans cette guerre d’artillerie.

Mais il y a un hic. Cette guerre n’est pas la guerre des Européens de l’Ouest. Aucun d’entre eux ne se sent réellement menacé par la Russie de Poutine. Aucun n’aspire à s’en prendre aux capacités militaires de la Russie ni à isoler la Chine. Au contraire aucun pays ouest-européen se réjouit de se couper des ressources primaires russes à bon prix, des marchés de la Chine, des occasions d’investissement très lucratifs en Russie et de la coopération scientifique avec Moscou sur des projets de pointe (comme ITER, fusion nucléaire contrôlé, ou la conquête spatiale).

Bien au contraire, la guerre avec la Russie, même sous l’artifice de non co-belligérance, heurte facialement leurs intérêts. Elle fait courir un risque sérieux aux équilibres socio-politiques et à l’avenir industriel d’un continent privé d’énergie et de matières premières, au moment où mal remis du Covid, il pensait en termes de transition climatique.

Comment Biden est-il parvenu à les engager dans son aventure et les maintenir si longtemps dans sa coalition ? La réponse n’est pas simple. On peut seulement évoquer des facteurs qui y ont contribué :

la transition de Merkel à Scholz qui a débilisé le pouvoir dans le pays phare de l’Europe, minorant la capacité des autres pays d’affirmer ouvertement leur intérêt national (à l’exception de la Hongrie) ; la puissance des réseaux d’influence américains au sein des élites du pouvoir des pays et des institutions européennes. Elles sont gangrénées de haut en bas par de quasi agents d’Outre-Atlantique que leur langue et leur nationalité de papiers désigne nominalement comme allemands, français, belges, etc. mais qui ont fait allégeance à Washington ; la force des moyens de rétorsion américains sur les alliés récalcitrants. Il n’y a par exemple aucune explication à la destruction « secrète » de Nord Stream 1 et 2 par des unités des forces navales américano-norvégiennes, si ce n’est forcer l’obéissance de Berlin à l’injonction de renonciation définitive au gaz russe ; l’impact de l’influence américaine au sein du mainstream des media dans chacun des pays alliés. Dans de nombreux cas, le mainstream a exercé des pressions formidables sur la politique du gouvernement de leur pays, sous la dictée discrète de l’Oncle Sam. Il n’est pas bon en politique d’avoir l’opinion portée à l’incandescence face à soi. C’est par cet effet de bélier que Scholz a autorisé les livraisons de chars Léopard qu’il avait fermement refusées à Ramstein, et c’est pour la même raison que Macron a battu en retraite après avoir eu l’outrecuidance de parler de garanties de sécurité à accorder aux Russes En tout état de cause, Biden ne pouvait se passer de ses alliés européens avant de déclencher sa guerre contre la Russie. Ses équipes ont fourni des efforts considérables pour maintenir l’ordre dans le troupeau et le faire avancer quand il le fallait. Aujourd’hui il lui est demandé de patienter encore jusqu’à l’automne prochain, la limite ultime de la contre-offensive printemps-été que Washington et Kiev s’apprêtent à lancer. Mais nous n’en sommes pas encore là. Avant de provoquer l’intervention de Moscou, il faut permettre au régime supplétif de Kiev de supporter sans rompre le choc inouï de la guerre qui va arriver.

** III - La mise en ordre de bataille du proxy ukrainien

Encore une fois, la guerre à venir va s’appuyer sur les réalisations américaines des huit années précédentes, obtenues sous l’impulsion initiale du vice-président Biden, chargé par Obama des affaires ukrainiennes. Depuis le coup de 2014, le pouvoir ukrainien sous ombrelle américaine est solidement installé avec Pedro Porochenko comme président. Une armée nouvelle a été bâtie suite aux défaites subies face aux autonomistes en 2014 et 2015. Elle a été initialement organisée, entrainée et encadrée par les américains. Elle puisera dans les énormes stocks d’armes hérités de l’Union soviétique. Cette armée fera ses premiers pas dans la guerre civile larvée du Donbass. On lui a construit des fortifications dignes de la ligne Maginot sur deux axes, face aux territoires autonomistes de Donetsk et Lougansk.

La question initiale porte sur les rapports entre l’Ukraine de Volodomir Zelensky et les Américains. Partenariat, vassalité, ni l’un ni l’autre ?. Dans ses racines, le régime de Kiev correspond parfaitement à la frontière civilisationnelle entre l’Ukraine orthodoxe à l’est et l’Ukraine uniate à l’ouest, décrite par Samuel Huntington dans son « Choc des civilisations ». Il est repose sur un socle de nationalistes uniates issus de Galicie et de Volhynie, pleins d’un mépris confinant au racisme envers les populations orthodoxes de l’Est. L’aventure de Biden ne réjouit cependant que les plus radicaux d’entre eux, où domine la geste nazie héritée de leurs ainés, et entretenue par la publication de Mémoires, de biographies, et l’organisation de cérémonies rituelles. Zelensky les a brièvement affrontés au moment de la conférence de Paris de 2019, mais il a vite compris le rapport de forces imposé aux semi modérés comme lui. Il a donc été embarqué dans l’aventure mais avec des doutes, on le verra.

L’alignement du régime de Zelensky sur les options de Biden repose sur le courant nationaliste, actif et organisé qui veut en découdre, et sur le mythe d’une solution européenne aux échecs récurrent du pays dans tous les domaines. Il ne se réduit donc pas à l’emprise politique, économique et militaire de Washington. L’oncle Sam s’est réservé les fonctions d’encadrement et de pilotage de la guerre, aux niveaux stratégiques et tactiques. Il a conscience qu’il doit octroyer une certaine autonomie à ses partenaires kiéviens pour qu’ils continuent de rassembler et de motiver les ukrainiens envoyés au front. Cela signifie que malgré sa dépendance de son grand parrain, Zelensky a une certaine prise sur les évènements. Il sait aussi exploiter son prestige dans l’opinion américaine pour le retourner parfois contre ses patrons quand ils ne livrent pas assez d’armes à ses yeux. Mais son impact sur le destin de la guerre est quasiment nul.

Biden va se charger de la mise en ordre de bataille du régime et de l’armée de Kiev quelques jours à peine après être entré dans le bureau présidentiel. Il fixe trois impératifs avant le fatidique mois de février 2022 :

Nettoyer toute opposition gênante au sein du monde politico-médiatique ukrainien, Être en mesure de transférer légalement des armements modernes américains en fonction des besoins, Intégrer techniquement les forces armées ukrainiennes dans le dispositif militaire de l’OTAN. Pour le coup de balai dans l’opposition politique ukrainienne, laissons parler la fiche Wikipedia de Zelensky

« En février 2021, suivant les recommandations du Conseil national de Sécurité et de Défense, [Zelensky] interdit trois chaînes de télévision accusées d’être des organes de propagande en faveur de la Russie. Les médias concernés (112 Ukraine, NewsOne et Zik) appartiennent au député prorusse Taras Kozak mais sont en réalité contrôlés par l’oligarque Victor Medvedtchouk, ami du président Vladimir Poutine. Cette décision intervient à la demande de l’administration américaine du nouveau président Joe Biden dans un contexte de hausse des intentions de vote pour les candidats prorusses. En août suivant, Zelensky fait également fermer le site d’information strana.ua, qualifiant ses journalistes de « propagandistes pro-russes », et impose des sanctions contre plusieurs internautes. »

Le 20 mars, selon la même procédure onze partis politiques seront interdits (Opération Z Jacques Baud p 216)

Pour le transfert d’armes, le 19 janvier 2022, plus d’un mois avant l’intervention russe, le Congrès adopte une loi pré-bail qui assure le financement d’envois d’armes en Ukraine.

Quant à l’intégration technique des forces ukrainiennes au sein de l’OTAN, elle atteint des niveaux impressionnants. Lors de la manœuvre américano-ukrainienne en Mer Noire See Breeze, juin/juillet 2021, réunissant 30 pays et 5.000 hommes. Elle est suivie de Rapid Trident en septembre, sur le sol ukrainien, avec 6.000 hommes de 12 pays. Dans son discours du 22 février 2022, deux jours avant le début de son intervention, Poutine dresse un tableau impressionnant de l’inclusion de facto de l’Ukraine dans l’OTAN :

« Ces dernières années, des contingents militaires des pays de l’OTAN ont été presque constamment présents sur le territoire ukrainien sous le prétexte d’exercices. Le système de contrôle des troupes ukrainiennes a déjà été intégré à l’OTAN. Cela signifie que le quartier général de l’OTAN peut donner des ordres directs aux forces armées ukrainiennes, même à leurs unités et escadrons séparés.

« (….) le réseau d’aérodromes mis à niveau avec l’aide des États-Unis à Borispol, Ivano-Frankovsk, Chuguyev et Odessa, pour n’en citer que quelques-uns, est capable de transférer des unités de l’armée en très peu de temps. L’espace aérien ukrainien est ouvert aux vols d’avions stratégiques et de reconnaissance américains, ainsi qu’aux drones qui surveillent le territoire russe.

« (…) Ensuite, notamment, l’article 17 de la Constitution de l’Ukraine stipule que le déploiement de bases militaires étrangères sur son territoire est illégal. Or, il s’agit là d’une convention qui peut être facilement contournée. L’Ukraine accueille des missions d’entraînement de l’OTAN qui sont, en fait, des bases militaires étrangères. Ils ont simplement appelé une base une mission …. »

La neutralité de l’Ukraine et son statut de non membre de l’OTAN sont déjà des paroles creuses ou comiques. La préparation de la guerre américaine contre la Russie sur le sol ukrainien, est achevée au début de l’année 2022. Le régime de Kiev est prêt pour la guerre que désirait sa faction nationaliste/nazie et la Maison Blanche. Cela ne signifie pas que face à la réalité de la boucherie qui se profilait, Volodomir Zelensky n’ait pas hésité, n’ait pas tenté de reporter le clash à plus tard, ni qu’une fois la guerre venue, il n’ait pas essayé d’y mettre rapidement un terme. Mais il était entre des griffes trop puissantes pour lui.

IV - Le déclenchement des hostilités

En fait, la guerre est présente en Ukraine depuis le coup de février 2014. Dès le lendemain, la Rada avait interdit l’usage de la langue russe dans l’administration et l’enseignement. Ce sera l’étincelle de la révolte de l’est ukrainien. Kiev répondra par l’envoi de l’armée et des milices néonazies financées par des oligarques, dont le fameux Ihor Kolomoïsky qui inventera le groupe Azov. C’est une guerre civile entre Kiev et les autonomistes qui commence, même si Moscou, qui n’a jamais envoyé ni troupes ni d’armes lourdes, leur apporte un parcimonieux soutien. Elle fera environ 14.000 morts dont les deux tiers selon des civils des zones autonomistes.

Biden, qui veut en découdre avec la Russie, a désespérément besoin de transformer cette guerre civile en guerre étrangère, et pour cela il faut que Moscou franchisse le Rubicon et qu’il envoie des troupes en Ukraine. La manœuvre est simple : il suffit donner l’ordre à l’armée de Kiev de balayer les républiques russophones de l’est et de reprendre la Crimée. Poutine entrera alors dans la danse pour deux motifs auxquels il ne peut pas se soustraire : protéger les Russes de souche de l’est et conserver la Crimée, porte d’entrée bicentenaire de la Russie en Méditerranée.

Les deux tiers de l’armée ukrainienne sont concentrés depuis des semaines en posture offensive, aux abords des républiques autonomistes. Elle comprend des unités d’infanterie, d’artillerie, de blindés et de génie. C’est Biden en personne qui déclenchera les hostilités, si l’on veut bien admettre que les Kiéviens ne sont pas assez fous pour provoquer l’ours russe tout seuls.

A partir du 15 février, les bombardements des territoires de Donetsk et Lougansk par Kiev entament une courbe de progression rapide. Les explosions sont dûment enregistrées par les observateurs de l’OSCE dont nul ne conteste l’objectivité. (Voir Osce Crisis Group) Elles prennent de l’ampleur jour après jour. Le nombre de frappes mensuelles du temps de la guerre civile était de l’ordre de 500 avant la prise de fonctions de Biden. De mars 2021 à janvier 2022, elles montent à 2.500 en moyenne, provoquant déjà des déplacements de population vers la Russie. Au mois de février 2022, elles vont dépasser les 8.000.

Le dos au mur, Poutine entame son intervention le 24 février, après lui avoir donné en deux un contenu légal. (Reconnaissance de l’indépendance des deux républiques, signature d’un traité d’assistance, réponse aux demandes d’assistance prévue par l’art 51 de la charte de l’ONU). Puisque guerre il doit y avoir, le Kremlin ne se contentera pas d’une campagne réactive. Il porte son effort simultanément sur plusieurs fronts, y compris sur Kiev, tout en alignant des effectifs si réduits qu’on ne peut pas détecter de bonne foi une intention de conquête ou d’annexion.

Si le plan de Biden se déroule conformément aux prévisions, il se double d’un plan médiatique d’une envergue et d’une densité sans précédent dans l’histoire. Le but est d’annihiler immédiatement toute opposition intérieure à la guerre et de conquérir les opinions en Occident où les media mainstream leurs messages aux mêmes sources. Pour parvenir à une maitrise complète de l’information, des flux massifs et permanents de messages ad-hoc à très haute densité émotionnelle inondent les différents segments de l’opinion. Pour bien faire l’Union européenne interdit tous les canaux d’information russes. Le choc de sidération par l’image, la vidéo, l’interview, le commentaire, sera d’une violence telle que toute expression de doute, toute interrogation, toute observation critique, sera une preuve de culpabilité propre à briser d’un coup la carrière de son auteur. Les plateaux télévisés réunissent jour après jour des participants strictement sur la même ligne, jusqu’à aujourd’hui. Quand Ségolène Royal faute, elle est mise à pied dans les 48 heurs par LCI. Olivier Todd avoue qu’il a attendu près d’un an avant d’oser dire ce qu’il pense en public.

Ce verrouillage n’a pas été obtenu en se croisant les bras. Par exemple, une équipe de chercheurs de l’École de science mathématique de l’université australienne d’Adélaïde, qui a eu accès aux bases de données de Twitter (elles peuvent être ouvertes aux chercheurs) durant les deux premières semaines de l’intervention russe, a pu étudier plus de 5 millions de tweets émis dans cette période.. Ses travaux publiés le 20 août 2022 montrent que sur les plus de 5 millions de tweets étudiés, 90.2 % provenaient de comptes pro-Ukraine, moins de 7 % de comptes étiquetés pro-russes, et que ces tweets avaient été conçus pour « susciter la peur et un niveau élevé d’angoisse. »

Cette campagne antirusse provenait de fermes de robots utilisant de faux comptes Tweeter automatisés (60 à 80% des tweets). Elle avait été menée à un rythme intensif de 38.000 par heure le premier jour et 50.000 par heure le troisième jour, « comme si quelqu’un avait appuyé sur une interrupteur au début de la guerre » selon Peter Cronau.

L’emprise sur les media est une banalité en temps de guerre. Le but est d’unir un pays derrière ses chefs et son armée. Ce qui fait la différence ici, c’est l’ampleur des géographiques couvertes par tous les types de véhicules. Les opinions de pays occidentaux hétérogènes par nature sont frappées par le même régime de transe émotionnelle. C’est ainsi que le pouvoir médiatique passe des gouvernements locaux aux autorités de Washington qui utiliseront indirectement les opinions intérieures locales pour faire pression sur les dirigeants alliés passifs ou récalcitrants. On connait les mésaventures de Scholz et de Macron avec leurs propres media. Ils ont tenté de se faire pardonner de leur relative réserve en dégarnissant un peu plus leurs arsenaux de Léopard, de Marder, de Caesar, de Patriot et de Mamba.

Le plan Biden est habile. Poutine est entré en guerre, le changement de régime à Moscou est semble-t-il sur les rails, les alliés marchent au pas de peur d’être en butte à leur propre opinion, ils s’auto-punissent un peu plus en adoptant des sanctions encore plus sévères que celles de Washington, et Kiev ne barguigne pas sur le sang ukrainien qu’il répand pour aller au bout de ses obligations de supplétif.

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V – Le sabotage des tentatives de cessation des hostilités

Biden tient bien entendu à ce que la guerre dure de façon à rendre irréversible la fracture entre la Russie et l’Europe de l’ouest et épuiser son potentiel militaire. Mais très vite, l’engrenage guerrier va s’enrayer car ni les Russes, ni les Ukrainiens n’ont vraiment le désir de s’entretuer pour le compte du parrain d’Outre-Atlantique qui n’a pas engagé ses propres troupes dans le chaudron.

· Ainsi, dès le lendemain de l’intervention russe Zelensky, en dirigeant responsable cette fois-ci, envoie des émissaires à Minsk pour parler avec les Russes. Il demande à Naphtali Bennett, alors premier ministre d’Israël, de tenter une médiation en se rendant à Moscou. Dans son interview du 4 février 2023, ce dernier révèle que : « [Zelensky] était convaincu qu’il y avait une fenêtre réduite dans laquelle un accord pourrait être conclu pour mettre fin à la guerre …j’avais l’impression qu’ils voulaient tous les deux [Zelensky et Poutine] un cessez-le-feu ». Du côté ukrainien, il avait réussi à obtenir une concession de Zelensky : revenir sur son intention de rejoindre l’Otan. Les discussions avancent, mais l’Amérique et les Européens ne l’entendent pas de cette oreille. « Tout ce que j’ai fait était coordonné avec les États-Unis, l’Allemagne et la France » poursuit Bennett, signalant sans critiquer la volonté des Occidentaux de « rompre les négociations …ils ont bloqué le processus de négociation… ».

En fait l’Europe et l’Amérique annoncent à l’Ukraine, en contrepartie à la poursuite de la guerre, des livraisons d’armes pour plusieurs centaines de millions de dollars. A chaque inflexion de Kiev vers la discussion et le compromis, les Occidentaux étoufferont le risque de paix avec des « paquets » d’armements plus sophistiqués et de plus grand pouvoir létal.

Biden a encore gagné, la guerre se poursuivra. Mais Zelensky, au pied du mur, a montré d’emblée qu’il se passerait bien d’une guerre avec la Russie, en prenant des risques avec ses redoutables amis nationalistes et ses donneurs d’ordres de Washington.

· Une seconde alerte intervient quelques semaines plus tard. Les discussions ouvertes à Minsk sont suivies des pourparlers d’Istanbul sous de patronage de Recep Tayyip Erdogan. Encore une fois la négociation Ukraine – Russie est en passe d’aboutir : un projet d’accord est rédigé. Zelensky propose :

1. La neutralité de l’Ukraine avec des garanties internationales ; il n’adhérera pas à l’OTAN ;

2. L’engagement de ne pas tenter de reprendre la Crimée par la force et de faire des zones de Donetsk et Lougansk des « territoires séparés » ;

Le refus de bases étrangères sur son territoire et le consentement de garants avant d’organiser des exercices militaires internationaux d’importance. En échange, la Russie renoncera à la « dénazification » et acceptera l’adhésion de l’Ukraine à l’UE

Les anglo-saxons paniquent. Biden envoie Boris Johnson à Kiev pour refuser l’application de l’accord d’Istanbul sous peine de désaveu et de retrait de toute assistance. Il est probable que Bojo a proféré des menaces directes sur sa personne, et qu’il a promis que les armes les plus modernes couleront à flot en cas de rupture. Encore une fois Zelensky s’incline. Il a désormais compris à quel point ses marges de manœuvre sont limitées. Sa rhétorique va se modifier et il se posera désormais comme un jusqu’auboutiste, en phase avec les nationalistes et les néonazis qui l’entourent.

Le coulage des deux tentatives de compromis mettent en pleine lumière la responsabilité du pouvoir américain dans le déclenchement de cette guerre féroce. Désormais la voie est libre pour l’escalade que les néocons de Washington avaient planifiée. La guerre « jusqu’au dernier ukrainien, » qui coûte « peanuts » en regard de ses avantages, durera tant qu’ils le voudront.

A la fin de la première année de guerre, de la seconde année si l’on prend en compte l’année de préparation entamée avec le mandat de Biden, de la neuvième si l’on inclut la guerre civile consécutive au coup de Maïdan dont les affrontements actuels ne sont que le prolongement, Biden a réalisé au moins deux objectifs de ses visées planétaires :

L’introduction une rupture profonde et durable entre l’Europe occidentale, en particulier l’Allemagne, et la Russie ; Le ralentissement de la modernisation de la Russie et de son affirmation dans les affaires mondiales. Surtout l’axe vertueux germano-russe est effectivement rompu, et Nord Stream 1 & 2 gisent au fond des eaux, une illustration des méthodes du suzerain Yankee à l’endroit de ses vassaux indociles, aussi puissants soient-ils.

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Le second volet de l’agenda planétaire américain sous Biden est de rompre aussi l’axe vertueux germano-chinois.

Biden n’y a jamais renoncé, malgré la mobilisation de son personnel de haut rang sur la guerre en Europe. Son action « anti germano-chinoise » s’est quand même développée avec une grande vigueur dans deux grandes directions :

1. La dégradation des relations d’État à État avec la Chine. L’objectif est de créer une atmosphère irrespirable entre elle et les Occidentaux, très défavorable à la poursuite du commerce et de multiples projets économiques et technologiques, en pariculier avec l’Allemagne. Les provocations se sont enchainées à un rythme soutenu, marquées par les voyages de Nancy Pelosi et des membres du Congrès à Taïwan, la radicalisation de la mince faction indépendantiste taïwanaise, la multiplication des sanctions, la rupture brutale de la coopération dans les hautes technologies, et les plans de livraison d’armes à Taïwan.

2. Les alliés de la zone indo-pacifique (Japon, Australie, Corée du sud, Philippines) sont incités à préparer une guerre présentée comme inévitable avec la Chine, qui suivrait son attaque imaginaire de Taïwan. Les alliés sont fortement encouragés à réduire leurs liens économiques avec elle, et à adopter des programmes de réarmement massifs à l’exemple du Japon tandis que Washington ouvre de nouvelles bases aux Philippines.

Après une année de tensions montantes avec la Chine, Washington est parvenue à crisper les relations de ses alliés du flanc est de l’Eurasie et d’Europe de l’ouest avec l’Empire du Milieu. L’approvisionnement et les chaines logistiques des uns et des autres sont hautement interdépendantes. On ne bouscule pas la structure des échanges internationaux d’un revers de manche. Les Américains vont peut-être prendre conscience de leurs limites et des conséquences de la fracturation du monde en blocs autonomes sur leur leur volonté illusoire d’hégémonie mondiale. Car repasser d’un monde multipolaire de facto à un monde unipolaire, c’est un peu comme faire rentrer le dentifrice dans son tube.

Biden n’a plus beaucoup de temps pour ériger sa propre statue et il semble vouloir prendre sa revanche sur les douloureuses avanies qu’il a subies comme vice-président. Il s’est engagé dans des politiques trop brutales à l’encontre de trop d’adversaires et de partenaires pour que l’issue de ses prises de risque ne soit pas plus cuisante qu’il ne l’imagine. * Jean-Pierre Bensimon

Date de publication : 14 mars 2023

** Annexe

Comment la CIA prépare les révolutions colorées. Documentaire de Manon Loizeau https://www.youtube.com/watch?v=1zU...

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