Les cadres en France : ombres et lumières. Un objet social complexe mal identifié.

dimanche 30 avril 2023.
 

L’élection de Sophie Binet secrétaire général de l’Union Générale des Ingénieurs, Cadres et Techniciens – CGT, à la tête de la CGT nous invite à réfléchir sur la situation des cadres en France.

Nous avons donc constitué un « dossier Cadres » sans se laisser enfermer dans un cadre étroit.

Préambule : une définition du cadre

Selon l’INSEE :

« Cette catégorie regroupe à la fois des salariés d’entreprise (y compris nationalisée) qui ont des responsabilités importantes dans la gestion des entreprises. Ils ont la qualité de cadre au sens des conventions collectives .On les trouve dans les fonctions d’administration et gestion, dans les études relevant des sciences économiques et humaines, dans les fonctions commerciales ou dans les emplois spécifiques des banques, assurances, hôtels et restaurants. On trouve aussi des ingénieurs et cadres techniques d’entreprise dans les fonctions suivantes : Etudes, essais, recherches- Production, fabrication, chantiers, exploitation, sécurité, entretien, travaux neufs, maintenance, dépannage dans les domaines de l’industrie, du bâtiment et des transports, commercial ou technico-commercial dans la vente, achats dans l’industrie et le bâtiment mais pas dans le commerce et dans les fonctions commerciales et d’exploitation des transports. »

Source INSEE https://www.insee.fr/fr/metadonnees...

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Pour les cadres de la Fonction Publique, on peut se reporter à un exposé consultable avec le lien suivant : https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/...

La Cour des Comptes considère les enseignants, fonctionnaire de catégorieA, comme cadres mais ceux-ci ont un salaire de 35 % inférieurs à ceux des autres cadres de la Fonction Publique. Source : https://letroisg.fr/salaire-des-ens...

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Première partie : situation économique et sociologie des cadres

Article 1 : 14 chiffres à connaître sur les cadres français

Source : cadremploi. fr

https://www.cadremploi.fr/editorial...

Mis à jour le 25 novembre 2021 Sylvie Laidet

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La population cadre en France en 2019 : voilà une expression souvent utilisée dont on ne sait pas toujours qui elle englobe vraiment. Combien y a-t-il de cadres en France ? Et quelle est leur situation professionnelle ? Ces 12 chiffres vous y faire voir plus clair.

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Sommaire :

Voici ces 14 chiffres :

Nombre de cadres en France

5,2 millions de cadres aujourd’hui en France. Soit plus de 19 % de la population active contre 5 % il y a 40 ans. (Insee)

* Mixité chez les cadres

Plus d’un cadre sur 2 (58%) est un homme. Donc mathématiquement, on compte 42% de femmes cadres, soit 6 fois plus qu’en 1982. (Insee)

* Salaire médian des cadres

50 000 euros, c’est le salaire annuel médian des cadres selon l’Apec. Ce montant comprend le fixe et la part variable. Le même chiffre qu’en 2020. (Apec)

* Salaire moyen des cadres

48670 euros, c’est le salaire moyen net annuel des cadres en 2020. (*Insee)

* Augmentation de salaire des cadres en 2022

En 2022, les salaires des cadres devraient augmenter de 1,8% selon le cabinet Deloitte. En 2021, l’augmentation médiane n’aura été que de 0,6%. (Deloitte)

* 46 000 euros (salaire médian annuel) pour les femmes cadres contre 53 000 euros pour les hommes en 2020. Le salaire des femmes cadres est donc inférieur de 15% à celui des hommes, soit une hausse de 2 points en un an. A poste et profil comparables, cet écart passe de 7% à 8%. Mais le plafond de verre est toujours bien présent. (Apec)

Taux de chômage des cadres

Durant la crise, le taux de chômage des cadres a pratiquement doublé pour atteindre 7% estime Gilles Gateau, le directeur général de l’Apec chez nos confères de BFM TV. Selon l’étude Insee, France, portrait social, parue le 25 novembre 2021, ce taux s’élevait à 3,7% en 2020 contre 3,5% un an plus tôt.

* Taux de chômage partiel des cadres

Au cours de l’été 2020, les cadres ont représentés plus de 21% des personnes en chômage partiel. Cette proportion est retombée à 12% en décembre 2021. (Dares)

* Temps de travail hebdomadaire des cadres

42,8 c’est le nombre d’heures par semaine que passent habituellement les cadres à travailler. Contre 43,1 un an plus tôt. (Insee)

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Temps partiel des cadres

9 %, c’est la part de cadres travaillant à temps partiel. (Insee)

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Cadres et auto entrepreneurs

12% c’est la part de cadres ayant déjà travaillé sous le régime du micro-entrepreneuriat au cours de leur carrière. (Apec)

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Nombre de recrutements cadres en 2021

247 000 c’est le nombre de recrutements cadres prévus en 2021 par l’Apec. Contre environ 228 700 en 2020 (soit plus + 8% en un an). La reprise est donc enclenchée. Mais tous les secteurs ne sont pas logés à la même enseigne évidemment. (Apec)

* Mobilité des cadres

1 cadre francilien sur 5 (20%) a recherché un emploi en dehors de l’Ile-de-France en mars 2021. Soit une hausse de plus de 31% en un an. La Gironde, le Rhône et la Loire-Atlantique sont les départements les plus convoités. (Cadremploi)

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Allocation chômage des cadres

Les cadres qui perçoivent plus de 4500 euros de salaire par mois avant leur inscription au chômage verront leur allocation de retour à l’emploi baisser de 30% à partir de leur 7 eme ou 9eme mois d’indemnisation (tout va dépendre du contexte économique du pays). (Cadremploi)

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Sylvie Laidet, journaliste indépendante.

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Article 2 : Le burn-out chez les cadres

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Qualifié de mal du siècle par certains experts, ce type d’épuisement professionnel est une réalité pour les cadres en France. Une proportion de 50% estime en avoir été victime, selon Cadremploi.

Burn-out : un cadre sur deux estime en avoir déjà été victime, selon une enquête Cadremploi. (Shutterstock)

Source : Les Échos. Publié le 17 juin 2019

https://www.lesechos.fr/idees-debat...

A l’occasion de la semaine de la qualité de vie au travail qui débute ce lundi 17 juin, Cadremploi a mené une enquête, du 5 au 7 juin, auprès de 1.123 cadres français pour comprendre comment les cadres appréhendent le burn-out, tant pour eux que pour ceux qu’ils managent. Est-ce marginal ou bien un phénomène de masse ? Qu’en est-il de sa prévention et de son accompagnement en entreprise ? Qu’en pensent les collaborateurs ?

Maladie professionnelle et arrêts de travail

En phase avec la définition couramment admise, les cadres interrogés considèrent le burn-out d’abord comme un état d’épuisement professionnel (83%). Moins frileux que l’OMS _ l’Organisation mondiale de la santé qui l’a récemment qualifié de syndrome lié au travail_, les deux tiers des managers (67%) estiment que le burn-out devrait être considéré comme une maladie professionnelle. Un pourcentage qui monte à 95%, si l’on prend également en compte ceux qui y sont partiellement favorables !

L’étude révèle que le terme même de burn-out semble être appréhendé d’une façon très large : questionnés sur leur situation personnelle, un cadre sur deux estime en avoir déjà été victime, une proportion à laquelle s’ajoutent 36% des sondés qui jugent avoir été partiellement touchés par ce symptôme moderne du travail. Les causes évoquées ? Trop pression professionnelle (63%), une très lourde charge de travail (59%), un manque de reconnaissance pour le travail accompli (54%) ou encore du stress (53%).

L’arrêt de travail s’impose comme la première conséquence à ces situations d’épuisement professionnel : 57% des répondants ont été arrêtés par leur médecin et un cadre sur deux a déjà recommandé à un collègue dans cette situation de faire lui aussi ce type de pause. Dans certaines situations, la remise en cause se fait même plus globale et va jusqu’à la rupture conventionnelle ( 37% des cadres interrogés) voire la démission (22%).

Des managers insuffisamment formés et préparés

La perception de ce sujet, d’une part, par les collaborateurs et, d’autre part, les managers est importante. Sur l’ensemble de l’échantillon, 72% des cadres pensent avoir déjà été en contact avec un collègue en situation de burn-out. Mais parmi ceux qui exercent des responsabilités managériales (54% des interrogés), seuls 25% pensent avoir, dans leur équipe, un collaborateur dans cette situation.

Or le management est un point central dans la gestion et la prévention des risques psycho-sociaux, mais les managers apparaissent comme insuffisamment informés et préparés face au burn-out. D’ailleurs, parmi les collaborateurs estimant avoir déjà fait un burn-out, 46% pointent le manque d’accompagnement de leur manager. Dans les faits, une gestion de proximité semble être privilégiée par les cadres ayant déjà fait face à un collaborateur en situation de burn-out. 77% d’entre eux se sont entretenus avec la personne concernée et 55% en ont fait part à leur supérieur hiérarchique, avant les RH (44%). Mais face à un collaborateur en situation d’épuisement professionnel, 45% des managers se sentent isolés et démunis et 46% pas assez formés et accompagnés pour affronter ces difficultés. Un constat sévère partagé par 71% des cadres qui jugent que leur entreprise n’a mis en place aucune mesure de prévention contre le burn-out.

Il y a urgence à ce que « Les entreprises prennent en compte cette réalité en initiant ou en rendant visibles les dispositifs de prévention et d’accompagnement des collaborateurs et des managers », avertit Elodie Franco Da Cruz, chargée d’études chez Cadremploi. Qualifié de mal du siècle par certains experts, le burn-out est une réalité pour les cadres en France puisque, déjà, une proportion de 50% estime en avoir été victime, selon Cadremploi.

LES ECHOS EXECUTIVES

Article 3 la précarisation des cadres

Étude très complète de FO en 2012

https://www.fo-cadres.fr/content/up...

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Article 4 Vie de cadres. Vers un nouveau rapport au travail

Publié le 09/02/2022 Eric Roussel

Fiche de lecture : Igor Martinache

Presses universitaires de Rennes, coll. "Le sens social", Novembre 2007

Fiche de lecture de l’ouvrage "Vies de cadres - Vers un nouveau rapport au travail" d’Eric Roussel. Original par la démarche, l’auteur a choisi de centrer son travail sur six récits de vie, réalisé auprès d’un certain nombre d’entretiens, qu’il traite d’une certaine manière comme autant d’idéaux-types de rapports au travail. Son enquête permet finalement de mettre en lumière un « angle mort » parmi les conséquences des changements économiques en cours. Une précarisation aussi difficilement observable que profonde : celle de l’identité des cadres.

Source : ENS de Lyon

https://ses.ens-lyon.fr/les-fiches-...

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Article 5 Vers une précarisation des cadres ?

Par Jean Lojkine

Dans L’Emploi l’entreprise et la société (1990), pages 177 à 190

Mis en ligne sur Cairn.info le 30/10/2018

https://www.cairn.info/l-emploi-l-e...

Les années 80 marquent-elles un tournant dans le statut considéré jusqu’ici comme privilégié du groupe cadres ?

En tentant de répondre à cette question, nous nous efforcerons de montrer la fécondité d’une approche à la fois économique et sociologique, quantitative et qualitative des groupes sociaux. Pour ce faire, nous examinerons tour à tour cinq critères empiriques qui avaient permis jusqu’ici — c’est-à-dire durant les années 50 à 70 — de définir un groupe « cadre » : — la sécurité et la stabilité de leur emploi ; — l’existence d’une « carrière » définie à la fois par une certaine trajectoire salariale et une certaine mobilité inter-fonctionnelle ; — un contenu du travail spécifié par la polyactivité et la responsabilité hiérarchique ; — la garantie du titre universitaire pour les jeunes diplômés désirant accéder au statut de cadre ; — et enfin une « fidélité » aux valeurs (et à la direction) de l’entreprise majoritairement acquise grâce aux quatre caractéristiques précédentes.

Une grande partie des thèses sur l’autonomie du groupe cadres repose en fait sur l’hypothèse d’une stabilité et d’une sécurité à toute épreuve de leur emploi. On peut se demander si la crise économique n’est pas en train de s’attaquer à son tour à ce privilège, ou du moins d’opposer ceux — issus des grandes Écoles — qui continuent à être considérés comme du personnel « fixe », et les autres cadres.

Nous appuierons ici notre analyse sur deux indicateurs quantitatifs : l’évolution du contrat de travail et l’évolution du taux de chômage… Fin de l’extrait

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Article 5 Sociologie des cadres 1 :

Les cadres : un groupe social en recomposition à la lumière des temps sociaux Jens Thoemmes, Michel Escarboutel

Dans Informations sociales 2009/3 (n° 153), pages 68 à 74 https://www.cairn.info/revue-inform...

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Article 6 Sociologie des cadres 2 :

Compte rendu de lecture du livre de Paul Bouffartigue, Charles Gadéa, Sociologie des cadres

La Découverte, Paris, 2000, 128 p.

Source : Open édition

https://journals.openedition.org/sd...

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Article 7. Du mythe du bonheur à la réalité du stress. L’enfer – moment de l’open space. Excellent article du Monde (2008)

https://www.lemonde.fr/societe/arti...

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Article 8 Performance et management : le temps de la remise en cause

La complexification du travail d’organisation des cadres.

Source : observatoire des cadres.

http://www.observatoiredescadres.fr...

Article très intéressant qui montre l’évolution et la complexité croissante du travail des cadres dans le contexte du néolibéralisme.

Article 9. Le vote des cadres

Les sondages montrent que 14 % des cadres ont voté Mélenchon en 2022 (contre 35 % pour Macron) ; 26 % des électeurs ayant un niveau égal à bac +3 ou plus ont voté Mélenchon.

Source : Ipsos. Sociologie de l’électorat des présidentielles 2022

https://www.ipsos.com/fr-fr/preside...

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Droitisation du vote des cadres depuis 2012 et sentiments de déclassement

Voir étude du Cevipof sur HelloWork.com

https://www.hellowork.com/fr-fr/med...

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Les cadres à l’Assemblée nationale en 2022.

60 % des députés élus à l’assemblée sont des cadres alors qu’ils représentent moins de 10 % de la population.

Source : France Info

https://www.francetvinfo.fr/electio...

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Deuxième partie : cadres, classes sociales et néolibéralisme

Le cadrisme. Revue contretemps.

Interview de l’économiste Gérard Duménil

Source Contretemps :

https://www.contretemps.eu/tag/cadrisme/

https://www.contretemps.eu/dumenil-...

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Dans cet entretien avec Guillaume Fondu, Gérard Duménil revient sur ses analyses du néolibéralisme, de la financiarisation de l’économie et sur les transformations du capitalisme liées au rôle toujours accru des cadres. Gérard Duménil est notamment l’auteur, avec Dominique Lévy, de La grande bifurcation. En finir avec le néolibéralisme (La Découverte, 2014, 160 p), à propos duquel on pourra relire cet entretien, et de Managerial Capitalism. Ownership, Management and the Coming of a New Mode of Production (Pluto Press, 2018, 272 p).

Extrait de l’entretien où il est particulièrement question des cadres.

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… Pour être honnête, je dois dire ici qu’Althusser avait lu mon petit livre La position de classe des cadres et employés, publié en 1975, peu avant Le concept de loi économique, le premier exposé des thèses de Managerial Capitalism. Son commentaire fut bref : « Intéressant, mais vous pêchez en eau trouble » !

Contretemps : Votre ouvrage, Managerial Capitalism, est volontairement provocant. Vous émettez l’idée, pour le dire grossièrement, que la classe dominante qui se profile n’est plus nécessairement celle qui détient le capital. C’est d’autant plus étrange pour le lecteur que vous êtes connu pour avoir pensé le néolibéralisme comme une reprise en main par la finance – c’est-à-dire les détenteurs du capital à l’état « pur » – des institutions de l’économie contemporaine. Pourriez-vous revenir sur cette thèse ?

Nous ne percevons pas Managerial Capitalism comme un ouvrage provoquant. À l’inverse, j’ai, personnellement, souhaité en faire une sorte de « testament » à l’intention des plus jeunes. Mais il est très difficile de briser les barrières, car il faudrait appartenir aux deux générations : avoir été pénétrés de la pensée de Marx comme nous l’avons été, et avoir l’avenir devant soi. Ce sont de tels liens que j’ai voulu établir, espérant surtout que la bouteille à la mer n’ira pas s’échouer sur les récifs du sectarisme dans lequel ce qui reste du marxisme s’est ossifié.

En effet, selon vos termes, « la classe dominante qui se profile n’est plus nécessairement celle qui détient le capital ». Ce que nous disons est, plus exactement, que deux classes dominent de nos jours, celle qui détient le capital et celle qui détient un pouvoir dérivé d’une compétence au sein des entreprises et des institutions étatiques, ce qu’on appelle en France des « cadres » (auxquels on peut adjoindre des membres de professions libérales). Le pouvoir des cadres va croissant. Ils ne forment plus une classe moyenne, mais une nouvelle classe supérieure ; le pouvoir des capitalistes va en diminuant, malgré la remontée qu’a provoquée le néolibéralisme.

Mais il faut immédiatement souligner que les États-Unis sont le pays le plus avancé dans cette transition vers un nouveau « mode de production », au sens très marxiste du terme, comme l’Angleterre fut la patrie de la révolution industrielle au gré de la formation des rapports de production capitalistes, un processus pluriséculaire. Nous sommes dans une société hybride, avec deux classes au sommet. Mais, surtout aux Etats-Unis, les fractions supérieures des cadres exercent le leadership aux plans économique, politique et culturel. Nous utilisons ici le terme « cadre » (ou « manager ») dans un sens plus restreint que l’usage statutaire beaucoup plus large qui en fait en France en référence, notamment, à des régimes de retraites.

Certaines études suggèrent d’en limiter le champ à quelques 3% des sommets de la hiérarchie salariale. Mais, du point de vue de ces nouveaux rapports de production comme des anciens, il faut distinguer des fractions supérieures des classes dominantes et des classes moyennes plus étendues, se situant au-dessous de ces quelques pourcents supérieurs. Plus intéressant que cette position « moyenne » — une notion empirique trop facile pour être honnête — il faudrait faire une « sociologie » de ces groupes, de ses composantes gestionnaires, administratives, et intellectuelles dans la perspective de la montée du nouveau mode de production.

Le processus historique d’affirmation des cadres est directement évident. Il fut noté, en particulier, par Bourdieu et Foucault en France, et, antérieurement, par quantité d’auteurs aux États-Unis, dont les plus connus sont Kenneth Galbraith et Alfred Chandler. On peut remarquer au passage que ces deux penseurs identifièrent en premier lieu la montée des cadres d’entreprise, contrairement aux français.

Il est curieux de constater que ces tendances furent beaucoup mieux analysées aux États-Unis bien que la société française des premières décennies de l’après-Seconde Guerre mondiale ait été très profondément managériale (il faudrait dire « cadriste »). Aux États-Unis, la notion de « capitalisme managérial » n’est nullement choquante, elle est à l’inverse banale, et la référence est courante à la révolution managériale à la transition des XIXe et XXe siècles.

Nous avons toujours considéré les cadres comme une classe, mais il nous a fallu du temps pour établir la relation que nous jugeons désormais correcte, entre le néolibéralisme en tant que nouvelle phase du capitalisme managérial, et les deux classes, capitalistes et cadres considérées conjointement. Notre vieux marxisme nous conduisit d’abord à placer l’initiative de cette transformation historique dans les mains des classes capitalistes tentant de reconquérir leur hégémonie et de rétablir leurs revenus après des décennies d’érosion. Nous analysions l’adhésion des cadres au nouvel ordre social néolibéral en termes de ralliement : les cadres rejoignant les capitalistes.

Au premier chapitre de notre livre Crise et sortie de crise, publié en 2000, nous situions encore l’origine du néolibéralisme dans une « Finance capitaliste », c’est-à-dire une classe capitaliste dont le pouvoir était investi dans les institutions financières. Mais nous avons ensuite progressé et compris que ce pouvoir et les revenus correspondants se trouvaient désormais dans les grandes institutions financières, gérées par les cadres financiers constituant le sommet d’une grande hiérarchie managériale.

Il faut lire, à ce propos, le chapitre 11 de Managerial Capitalism ou le chapitre 7 de La grande bifurcation. Le terme Finance ne nous sert plus à désigner « les détenteurs du capital à l’état « pur » » mais l’institution managériale-capitaliste centrale sous hégémonie des cadres financiers.

* Contretemps : Vous produisez dans votre ouvrage un grand nombre de données pour étayer vos thèses, et notamment des indicateurs de l’évolution des inégalités. Pourriez-vous-rappeler ici les grandes tendances, quantitatives et qualitatives ? Pourriez-vous situer votre propos par rapport à l’ouvrage de Thomas Piketty ?

Les structures de classe se définissent par référence aux moyens de production dans les entreprises et à ce que nous appelons des institutions de « socialisation », comme les États, dans un sens très étendu incluant les institutions en charge des grandes fonctions administratives et sociales. Mais l’appartenance à des classes supérieures manifeste également la capacité à concentrer des revenus, ce que Marx appelait l’appropriation d’un « surtravail ».

Les statistiques d’inégalité des revenus et des richesses sont donc des « indicateurs » très importants des structures de classe (à défaut d’en être les « définisseurs »). Ces statistiques ont été mises en forme par Thomas Piketty et ses collaborateurs. Il s’agit des revenus des ménages tels que déclarés au fisc, donc avant impôts. La hausse des inégalités a été prodigieuse aux États-Unis et au Royaume-Uni. Il n’en va pas de même en France ou en Europe, où cette hausse accomplit ses premiers pas. L’étude des États-Unis est ainsi très importante car la société états-unienne préfigure notre avenir, à moins que ne soit réalisée la très nécessaire « bifurcation ».

Je vais insister sur deux aspects : 1) la composition des hauts revenus aux États-Unis, et 2) la variation des inégalités de revenus. Abstraction faite de revenus « mixtes », deux grandes catégories de revenus doivent être distinguées, les salaires et les « revenus du capital », ce par quoi il faut entendre les intérêts, les dividendes payés par les sociétés et les loyers. À cela, on peut ou non ajouter les plus-values réalisées à la bourse ou sur la propriété immobilière.

Considérant le 1% supérieur de la hiérarchie des revenus (une fraction du sommet des nouvelles classes supérieures hybrides), en 2017, le revenu des ménages appartenant à ce groupe se composaient à hauteur de 80% de salaires, donc 20% de revenu du capital (si l’on inclut dans ces revenus les plus-values, le pourcentage était de 70%). Il est donc impossible, aujourd’hui, de caractériser les membres de ce 1% supérieur comme constituant à titre principal et indiscutable une fraction des classes capitalistes : ils sont prioritairement des salariés.

Ces hauts revenus sont ceux des sommets de la hiérarchie salariale. Les individus concernés reçoivent des revenus du capital, mais minoritairement. Et il ne s’agit pas ici des seuls PDGs, mais d’une catégorie sociale regroupant environ 1.600.000 unités fiscales (1% des « familles »), soit des couples soit, des personnes seules. Il est, de plus, très frappant de constater que la croissance de ce pourcentage depuis la crise de 1929 et la Seconde Guerre mondiale, s’est faite de manière étonnamment régulière, traduisant une tendance profonde et sans ruptures depuis environ 80 ans, l’effet, selon nous, d’une mutation des rapports de production.

On peut appréhender ces mêmes tendances en termes d’inégalités, considérant, pour changer, les 5% supérieurs des revenus, soit 8 millions environ d’unités fiscales. La concentration des revenus en faveur de ce groupe s’est produite depuis le milieu ou la fin des années 1970. Au cours des années 1960, ce 5% recevait un peu plus de 20% des revenus de tous les ménages ; depuis 2010, il en reçoît 32%. C’est ce qui est décrit aujourd’hui comme la « hausse des inégalités ». Mais ce qui m’intéresse ici au premier chef est que cette concentration au sommet s’est faite par les salaires, et très peu par la hausse des revenus du ²capital, sauf au sommet du sommet.

J’aimerais savoir comment les marxistes « traditionnels » interpréteraient ces tendances s’ils les identifiaient clairement, ce dont je doute. J’entends souvent affirmer que ces « salaires » n’en sont pas, mais cachent des « profits ». Ce diagnostic révèle une confusion entre le surtravail et ses formes monétaires : ces salaires sont indépendants de la propriété du capital (qui peut être nulle) et rémunèrent une activité. On peut évidemment décider d’appeler « profit » toute rémunération élevée, bien à tort à notre avis, et de désigner tout rapport de classe moderne comme « capitaliste » indépendamment des relations sociales. Il faut être conséquent : reconnaître la mutation des rapports de production ou abandonner l’interprétation marxiste de l’histoire.

Concernant Thomas Piketty, le travail empirique qu’il a accompli a été d’une grande importance. Cela ne change pas le fait que nous jugeons erronée l’interprétation de la montée des inégalités qu’il a donnée dans son livre. Piketty identifia bien l’importance des cadres et « super-cadres », mais sa théorie de la montée des inégalités, reposant sur la constatation que les taux de rendements des placements sont supérieurs aux taux de croissance de la production, est inacceptable.

C’est là l’objection principale, mais il en existe au moins une autre dont l’exposé nécessiterait d’entrer la technique des modèles : Piketty pose des relations de causalité aux antipodes des problématiques classiques et marxistes, selon des modes de raisonnement que nous n’acceptons pas (nous avons placé une étude de ces modèles sur notre site internet Thomas Piketty’s Economics : Modeling Wealth and Wealth Inequality, 2014). Mais tout ça n’est pas très grave. *

Contretemps : Votre thèse sur le « managérialisme » en gestation vous permet un regard rétrospectif renouvelé sur les expériences « socialistes » (l’URSS notamment) et sur les critiques qui en ont été faites. Je pense notamment aux thèses trotskistes. Pouvez-vous, en quelques mots, résumer votre analyse ?

Une fois abandonné le postulat « vieux-marxiste » d’une structure de classe homogène du salariat et reconnue l’emprise des fractions supérieures des salariés sur les économies et sociétés contemporaines du capitalisme managérial, l’analyse de classe de l’Union soviétique va d’elle-même. L’interprétation qui en fit un « capitalisme d’État » était inconciliable avec la théorie de l’histoire de Marx et, peut-on dire, le simple bon sens.

Dans un capitalisme, il y a nécessairement une classe supérieure de capitalistes. Nous désignons ces sociétés comme des « managérialismes bureaucratiques ». La notion d’État prolétarien dégénéré ne parvient pas à masquer la vigueur des forces sociales de réaffirmation des dominations de classe et la formation d’une nouvelle classe. L’existence d’une « nouvelle classe » selon la terminologie parfois employée était si évident, que de nombreux auteurs l’ont identifiée, déjà du vivant de Lénine et bien après, sans parler de ceux qui en avaient prévu l’affirmation. Le livre en nomme les plus connus et évoque leurs analyses.

Il faut comprendre, à ce propos, que le glissement progressif, après l’échec de la Commune de Paris – de Marx à Lénine, en passant par les mencheviks quelque peu réticents – faisant jouer un rôle croissant à l’intelligentsia, conduisit nombre de penseurs à mettre en doute la possibilité de construire un « socialisme » sur de telles bases sociales. Après la prise du pouvoir, Lénine et Trotski se firent les ardents avocats des modes d’organisation tayloriste et fordiste. La troisième partie du livre retrace ces débats.

Un ample usage est fait des analyses de Moshe Lewin, qui fut le meilleur spécialiste de l’Union Soviétique. Lewin dénombra les effectifs de la nouvelle classe. Au sommet des hiérarchies, on comptait selon Lewin une élite d’un millier de personnes, les hauts membres des ministères, les membres du Politburo, et les têtes de l’appareil du parti aux plans national et régional. Mais la vraie « classe » de dirigeants était évaluée à 2.500.000 personnes. Il est clair que dans son livre Le siècle soviétique, Lewin laissa échapper le terme « classe » presque malgré lui, mais le mot est partout dans le livre ultérieur, Le phénomène Gorbatchev. *

Contretemps : Outre l’étude rétrospective du passé, votre livre entend être aussi une intervention, au moins indirectement, dans notre présent politique. Vous faites ainsi du « populisme » le signe indicateur d’un potentiel glissement politique vers un autoritarisme peu susceptible d’effrayer les classes dirigeantes et finalement assez cohérent avec le managérialisme que vous décrivez. Pouvez-vous revenir là-dessus ?

Le terme populisme a été et est utilisé dans des contextes très différents. Ces ambiguïtés ne changent rien à la tendance actuelle de montée des populismes de droite, en Europe, aux États-Unis et en Amérique latine. Et la France n’a de leçons à donner à personne. Le Brexit est l’expression d’un processus similaire à celui qui conduisit à l’arrivée au pouvoir de Donald Trump et Jair Bolsonaro.

Les causes en sont bien connues, à savoir l’impudence des classes supérieures dans le néolibéralisme et l’effondrement des gauches expression de l’adhésion des cadres, jusqu’à leurs couches moyennes et intellectuelles, au projet néolibéral. L’alliance sociale du compromis de l’après-Seconde Guerre mondiale entre les cadres et les classes populaires céda la place à la nouvelle alliance, à droite, entre cadres et capitalistes. Elle signifia : nouvelle gestion, nouvelle politique, nouvel enseignement, nouvelle idéologie.

Le Parti socialiste français, traditionnellement un parti de cadres de gauche, du moins quant à son leadership, fut, durant plusieurs décennies après la guerre, la principale composante de cette alliance entre cadres et classes populaires, trouvant une expression dans le Programme commun entre le Parti socialiste et le Parti communiste, un programme, par ailleurs, poussiéreux, encore enfermé dans les logiques de nationalisation de l’après-guerre et sans aucune analyse des nouvelles structures de classes.

Le grand virage « delorien » [impulsé par Jacques Delors, ministre de l’économie de 1981 à 1984 et président de la commission européenne de 1985 à 1995] et le traité de Maastricht consacrèrent la rupture de l’alliance à gauche en France ainsi que la dissolution de la construction européenne dans la grande mondialisation néolibérale. Face au déclin des forces de gauche, une partie significative des classes populaires s’en remet à des courants rétrogrades, compte tenu de l’offensive des droites.

On peut évoquer ici l’élection de Donald Trump. Dans le sillage de la crise de 2008, nous avions imaginé une stratégie des classes supérieures de cadres et capitalistes réunies dans l’alliance néolibérale, qui, sans en déstabiliser les bases de classe, aurait tendu à en rationaliser le cours. Hillary Clinton était la candidate idéale de ces classes. Les conséquences de la crise ont été tout autres. Ces développements illustrent parfaitement l’alternative à laquelle les classes populaires sont désormais confrontées, d’un écueil à l’autre, d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique. * *

Contretemps : Que diriez-vous aux militants qui seront potentiellement déboussolés par vos thèses, dont on pourrait hâtivement conclure que le capital n’est plus l’ennemi principal ?

Qu’ils ne désespèrent pas : le « capital », en fait les classes capitalistes, sont encore un ennemi majeur. Mais qu’ils se demandent pourquoi l’URSS et la Chine ont échoué à construire le socialisme et pourquoi les « social-démocraties » de l’après-Seconde Guerre mondiale ont été broyées dans entre l’engrenage néolibéral. La réponse est la même : les cadres forment une classe et aspirent au pouvoir si la lutte des classes populaires ne prévient pas leur ascension.

** Gérard Duménil a fait une conférence (dans le cadre des Amis du monde diplomatique) intitulé : les, acteurs politiques où il montre entreprises l’émergence depuis des années 1980 d’une caste de supers cadres de la finance au niveau mondial contrôlant une multitude d’entreprises interconnectées. https://vimeo.com/203068360

** Commentaire HD

Contrairement à Gérard Duménil, Jacques bidet considère que les cadres supérieurs constituent un pôle de la classe dominante : celui de la compétence et de l’organisation en relation interfonctionnelle avec l’autre pôle de la propriété et du marché. Pour lui, les cadres ne constituent donc pas une classe à part entière. Voir, pour plus de détails, : La structure de classe de la société capitaliste Source : Cairn info Jacques Bidet Dans Mouvements 2003/2 (no26), pages 79 à 86 https://www.cairn.info/revue-mouvem...

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Cadres à la manœuvre par Dominique Franceschetti Source : Le Monde diplomatique . Mars 2015

https://www.monde-diplomatique.fr/2...

Il ne s’agit certainement pas d’une coïncidence de calendrier si, en l’espace de quelques mois, trois livres font référence à la catégorie sociale des cadres (gestionnaires, fonctionnaires, médecins, intellectuels, etc.).

Les économistes Gérard Duménil et Dominique Lévy se sont attelés depuis de nombreuses années à renouveler l’analyse marxiste des structures de classe. Leur dernier ouvrage, La Grande Bifurcation (1), met en lumière un phénomène majeur de l’histoire du capitalisme : la « socialisation » croissante d’un système qui requiert coordination et organisation s’il veut se montrer performant et profitable. Ces tâches sont attribuées aux cadres. Sur le plan politique, depuis le début du XXe siècle, ces derniers occupent un rôle pivot, en tant que classe, basculant d’un compromis à l’autre : tantôt à gauche, sous la poussée des luttes populaires, dans le compromis keynésien ; tantôt à droite, rejoignant les classes capitalistes, comme dans le néolibéralisme.

Combien sont-ils, parmi les commentateurs du Capital au XXe siècle (2), de Thomas Piketty, à avoir relevé le traitement central qu’il donne à cette question des cadres, et la nature de l’horizon qu’il appelle de ses vœux, celui d’une société « méritocratique » dirigée précisément par eux ? Piketty les assimile sans hésitation aux 10 % de bénéficiaires du haut de la pyramide salariale. On lira avec intérêt la section « De la “société des rentiers” à la “société des cadres ” », directement évocatrice des travaux de Duménil et Lévy.

Dans son dernier livre, Foucault avec Marx (3), le philosophe Jacques Bidet, directeur honoraire d’Actuel Marx, part du postulat de Michel Foucault selon lequel l’analyse des pouvoirs ne peut se déduire de l’économie. Faisant sienne cette « découverte », Bidet considère que la grande percée conceptuelle de Foucault met en lumière un angle mort de la pensée de Karl Marx : aux côtés du « pouvoir-propriétaire » des classes capitalistes existerait le « pouvoir-savoir » des « dirigeants-compétents », théorisé par Foucault, ceux qui produisent des « discours de vérité ». Autre pôle de la domination qui disposerait de sa logique propre, « celle d’un savoir fait de savoirs interconnectés entre eux ».

En analysant le cœur du réacteur néolibéral, « l’interface propriété-gestion » que constitue le réseau des grandes institutions financières et des conseils d’administration, Duménil et Lévy soulignent le rôle des cadres de la finance et de la gestion comme agents non seulement de leurs propres intérêts mais également de ceux des classes capitalistes dans l’alliance néolibérale. A suivre Bidet, Foucault nous aiderait à « nous libérer du fantasme » de la haute finance « maîtresse du monde ». Encore faudrait-il croire que se concentreraient dans ces seules institutions du capitalisme néolibéral toutes les formes de pouvoir…

On peut par ailleurs se demander s’il existe une réelle déconnection entre les objectifs économiques et politiques des classes de cadres et de capitalistes et les « dirigeants-compétents » extérieurs à la haute finance et à la gestion. Pour être atteints, les objectifs du néolibéralisme nécessitent d’être accompagnés des outils juridico-institutionnels de la libre circulation des marchandises et des capitaux, mais également des instruments de domestication des travailleurs du monde entier. Les acteurs déterminants de ces champs de pouvoir se sont manifestement mis au service des mêmes objectifs. En témoignent les politiques de criminalisation de la pauvreté et de démantèlement de l’Etat social des deux côtés de l’Atlantique.

Dominique Franceschetti, Syndicaliste. * Notes

(1) Gérard Duménil et Dominique Lévy, La Grande Bifurcation. En finir avec le néolibéralisme, La Découverte, Paris, 2014, 160 pages, 15 euros.

(2) Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Seuil, Paris, 2013, 970 pages, 25 euros.

(3) Jacques Bidet, Foucault avec Marx, La Fabrique, Paris, 2014, 240 pages, 13 euros.

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Annexe : les syndicats de cadres

Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens de la CGT. Site https://ugictcgt.fr/ *

* Confédération française de l’encadrement CGC. Site : https://www.cfecgc.org/ * FO Cadres. Site : https://www.fo-cadres.fr/ * CFDT cadres. Site : https://www.cadrescfdt.fr/ * CFTC Cadres. Site :

https://cftc-cadres.fr/ * * Confédération Européenne des Cadres managers. Site :

https://www.cec-managers.org/fr/

* CGT Finances https://www.cgtfinances.fr/

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Hervé Debonrivage


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