« Des miettes d’indemnisation alors qu’on leur a volé leur vie » : une ultime injustice pour les innocents de Viry-Châtillon

vendredi 16 juin 2023.
 

Accusés à tort d’avoir agressé des policiers près de la Grande-Borne à Viry-Châtillon en 2016, plusieurs jeunes de ce quartier populaire ont passé des années en prison pour rien. La justice a décidé de les indemniser, mais une vie saccagée ne vaut-elle que quelques dizaines de milliers d’euros ?

Le 17 janvier 2017, à 6 h 05, Dylan*, 20 ans, est sorti de son lit par des policiers qui le plaquent au sol, le menottent et lui mettent une cagoule sur la tête devant sa mère et ses grands-parents. C’est le début d’une descente aux enfers.

https://www.mediapart.fr/journal/fr...[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20230606-194529&M_BT=1489664863989

Accusé à tort d’avoir violemment agressé des policiers à Viry-Châtillon (Essonne) en octobre 2016, il est placé en détention provisoire à Fleury-Mérogis, pour tentative de meurtre aggravée sur personne dépositaire de l’autorité publique, commise en bande organisée, il encourt alors la perpétuité. Comme nous l’avions révélé, ses déclarations en garde à vue avaient été falsifiées par les enquêteurs qui, convaincus de son innocence, avaient néanmoins décidé d’en faire un coupable.

Acquitté en première instance, en 2019 et définitivement, en appel, le 18 avril 2021, Dylan a saisi en octobre 2021, la justice pour faire reconnaître le préjudice de ces années de privation de liberté injustifiée. La première présidente de la cour d’appel de Paris vient de condamner l’État à lui verser 70 000 euros dont 55 000 pour le préjudice moral et 13 020 pour le préjudice matériel.

« Je suis très en colère », déclare Dylan à Mediapart, qui a l’intention de faire appel contre cette décision qui « une nouvelle fois montre que pour la justice, la vie de jeunes des quartiers ne vaut rien ». C’est à se demander « si notre couleur de peau ou nos origines sociales ont joué dans leur calcul ? » Dylan souhaite « se battre jusqu’au bout pour être respecté ».

Comme il l’avait raconté, la détention a été une déflagration et l’a plongé dans une grave dépression. « J’étais l’ombre de moi-même », ne comprenant pas comment il pouvait se retrouver « derrière les barreaux alors qu’il n’avait rien fait ». À sa sortie, les séquelles de sa détention sont profondes et, trois ans après, une psychologue, chargée d’expertiser son état, note qu’il « n’ose plus sortir et croiser les habitants de sa cité. Il a une peur panique des représentants des forces de l’ordre en qui il n’a plus confiance et n’arrive plus à prendre sa place dans l’espace social et public ».

Le quotidien de Dylan se résume désormais à son travail au sein d’une société d’électronique. Son avocate, Me Sarah Mauger-Poliak, avait demandé 185 918 euros de réparations (dont 149 700 pour le préjudice moral). « Cette affaire l’a détruit et il n’en voit pas la fin », déplore-t-elle.

Ce montant d’indemnisation, « 70 000 euros pour plus d’un an de détention est dérisoire », dénonce l’avocate qui estime que « la justice joue sur la misère sociale parce qu’elle sait que ces jeunes ne vont pas faire appel, ne peuvent pas attendre encore des années pour être indemnisés ». Elle rappelle que « les origines modestes de ces jeunes qui ne peuvent compter financièrement sur leurs parents, les contraignent d’accepter des montants scandaleusement bas ».

« La perte de chance »

Par ailleurs, Sarah Mauger-Poliak regrette que la présidente de la cour d’appel n’ait pas pris en compte le préjudice causé par les procédés illégaux des policiers chargés de l’enquête. Ces derniers avaient falsifié les déclarations de Dylan et celles du principal témoin afin de fabriquer de faux coupables. Depuis, ces enquêteurs sont visés par une information judiciaire ouverte notamment pour « faux en écriture publique » par personne dépositaire de l’autorité publique, un crime passible d’une peine de quinze ans d’emprisonnement.

Au cours de cette procédure d’indemnisation, les magistrats ne prennent pas en compte les circonstances du placement en détention. Ils décident, au cas par cas, du montant des réparations, selon un certain nombre de critères : le temps de détention, la séparation d’avec la famille, l’état de santé, les conditions de détention, les antécédents judiciaires (une personne déjà incarcérée sera moins indemnisée)…

S’il n’y a pas de barème, il existe néanmoins une jurisprudence que la Cour de cassation a précisée auprès de Mediapart. « Les trois premières semaines de détention, qui comprennent le “choc carcéral” donnent lieu à une indemnisation de l’ordre de 6 000 euros, soit 290-300 euros par jour. Pour le reste de détention, la base de calcul est de 60-70 euros environ par jour. » Une fourchette haute selon plusieurs avocats qui estiment que la moyenne se situe davantage autour des 50 euros en première instance.

Ces repères ne concernent que le préjudice moral, « qui est calculé d’une manière égale pour tous ». Quant au préjudice matériel, « il varie logiquement en fonction de la situation de la personne concernée », en fonction l’emploi et du salaire notamment.

De facto, les conséquences de l’incarcération d’un énarque ouvriront à des compensations supérieures à celles d’un jeune sans emploi. Les magistrats doivent alors mesurer « la perte de chance » et pour cela, ils le font en fonction du niveau d’études et de la situation du marché du travail dans le secteur concerné. Pour Dylan, l’État est allé jusqu’à contester le préjudice matériel, parce qu’il n’avait pas travaillé avant son placement en détention et qu’il ne pouvait « se prévaloir d’une perte de chance de trouver un emploi ».

À titre de comparaison, dans un livre dédié à ces audiences, le journaliste Mathieu Delahousse raconte le cas d’un énarque placé en détention durant 98 jours pour « abus de faiblesse et association de malfaiteurs ». Relaxé en 2012, il réclamait 443 000 euros tous préjudices confondus (moral et matériel). Il a finalement obtenu 15 000 euros, soit 153 euros par jours de détention, le double de l’indemnisation moyenne.

« C’est absolument scandaleux, dénonce quant à lui, Me Philippe-Henry Honegger qui défend l’un des jeunes acquittés, Marwan. Condamné, en première instance, à douze ans de prison, à tout juste 18 ans, il a passé cinq ans en prison. « Il devait passer son bac et voulait devenir pompier, précise l’avocat. C’était son rêve qu’il ne pourra jamais réaliser. On lui a volé sa vie. » L’État a été condamné à lui verser « une indemnité de 210 000 euros, des miettes lorsqu’on sait que les acquittés d’Outreau ont eu des réparations de 600 000 à un million d’euros. »

Philippe-Henry Honegger annonce auprès de Mediapart « faire appel de ce jugement et saisir également la chancellerie », rappelant que le ministre de la justice, Éric Dupond-Moretti, « ne peut rester indiffèrent au sort de ce jeune, dont il a été l’avocat lorsque l’affaire a éclaté ».

Encore aujourd’hui, je suis hanté par les bruits de la prison comme si j’étais enfermé dans une cage.

Brandon

« On ne peut pas accepter que ces jeunes soient considérés comme des sous-citoyens parce qu’ils viennent de la cité de la Grande-Borne », conclut-il. Un autre acquitté, contacté par Mediapart, pense faire appel mais « appréhende les années d’attente ». Aujourd’hui chauffeur de bus, il a « cette affaire collée sur le dos et malgré l’acquittement, on reste les agresseurs des policiers de Viry ». La cour d’appel a condamné l’État à lui verser « 180 000 euros pour cinq ans de prison. C’est vous dire le peu de considération que la justice a pour nous ».

D’autres ont envie de tourner définitivement la page. C’est le cas de Brandon, lui aussi accusé à tort à 16 ans et placé en détention pendant deux ans et neuf mois. L’État a été condamné à lui verser 110 000 euros.

« C’est rien évidemment. Je suis encore mis à l’écart, perçu comme coupable par certains employeurs. Mais d’où je viens, cette somme c’est déjà une respiration », explique-t-il. Pour lui, « rien ne pourra réparer ces années d’angoisse sans savoir si j’allais sortir, alors que j’étais innocent. Ça rend fou. Encore aujourd’hui, je garde le bruit des loquets des portes des cellules que les surveillants ouvraient chaque matin. Je suis hanté par ces bruits comme si j’étais encore enfermé dans une cage ».

Pascale Pascariello


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