Le militaire et le sociologue

samedi 10 juin 2006.
 

C’est bien connu : quand la maison brûle, on appelle les pompiers, pas l’architecte. Et quand un voyou tente de vous arracher votre portefeuille, c’est la police que vous appelez, pas le sociologue. On pourrait continuer ainsi, et décliner à l’infini cette métaphore de l’urgence. Elle est frappée au coin du bon sens. Et, par les temps qui courent, mieux vaut rendre cet hommage, d’ailleurs sincère, au bon sens que passer pour un benêt de gauche (pléonasme), ou encore un indécrottable « indulgent » (on sait le sort que la Révolution réserva à ceux qu’elle avait affublés de ce sobriquet).

C’est la raison pour laquelle les récentes déclarations de Ségolène Royal, qui nous parle de policiers et même de militaires, ne doivent pas être balayées d’un revers de main. Elles répondent à un moment donné de la crise de notre société. Quand les voitures brûlent, sinon les maisons, quand les profs sont agressés dans l’enceinte même du collège, rudoyés, boxés, sinon poignardés, Mme Royal nous dit ce qu’il convient de faire. Elle a sur la façon de mater les primodélinquants de « 16 ans et plus » des idées précises.

Tant mieux ! Et loin de nous l’envie d’inscrire le droit de brûler la voiture de son voisin ou celui de racketter les gamins à la sortie de l’école dans une nouvelle charte des libertés publiques. Ne parlons pas même du contenu des mesures préconisées par la candidate présumée, puisqu’il n’aura échappé à personne que le choeur de ses laudateurs ­ de Cohn-Bendit à Chevènement ­ les critique sévèrement. Tous jugeant qu’elle y va un peu fort en suggérant de placer les « sauvageons » entre les mains de militaires qui les encadreraient dans des chantiers humanitaires, façon Full Metal Jacket.

Mais alors, si les admirateurs de la candidate virtuelle désapprouvent la mesure la plus spectaculaire de son programme sécuritaire, que reste-t-il ? Ilreste la symbolique. À peu de chose près muette depuis plusieurs mois sur les grands sujets politiques, ou renvoyant comme en miroir les opinions dominantes, Ségolène Royal décide soudain de commencer par là. Larépression, les délinquants confiés aux militaires, la mise sous tutelle des allocations familiales des parents faillis dans leur autorité. Et c’est cela qui pose problème. Bien entendu, il y a là une bonne part de tactique. En allant sur le terrain de Nicolas Sarkozy, en surenchérissant sur ses propositions, elle se pose en rivale autoproclamée du probable candidat de la droite. Mais ce n’est pas tant le bon coup tactique qu’applaudissent ses laudateurs de gauche. Ségolène aurait eu le courage de transgresser un tabou. Cela fait combien d’années que l’on nous sert ce « tabou », qui aurait décidément la peau dure ? Au moins depuis le colloque socialiste de Villepinte en 1997. Chevènement, Vaillant, son successeur place Beauveau, Dray, Boutih, tous spécialistes estampillés des banlieues, tous investis à un moment donné de la parole socialiste officielle, redoublent de propos sécuritaires. À moins que l’on nomme « tabou » ce qui résiste encore dans le discours de gauche, et qui devrait même constituer son essence même, c’est-à-dire le social au sens le plus large du terme, et qui n’est pas tant la « prévention » qu’une autre politique fiscale, une autre politique scolaire, une autre répartition des richesses.

Là-dessus, Ségolène Royal n’a pas encore dit grand-chose. Une pique sur les 35 heures, suivie d’un rapide correctif. On attend la suite. Et, après tout, si le discours sécuritaire ­ avec ses excès unanimement dénoncés à gauche ­ était resitué dans un programme politique de défense du service public, d’Europe sociale, on pourrait relativiser nos critiques d’un jour. Mais on n’y croit guère, précisément parce que Ségolène Royal n’a pas choisi par hasard de se marquer idéologiquement sur le seul terrain du sécuritaire. Les naïfs ne sont peut-être pas ceux que l’on croit dans cette affaire. Car non seulement le sécuritaire n’est plus nouveau depuis longtemps dans le discours des socialistes français, mais il a déjà une longue histoire internationale. Ce n’est pas sous George Bush que l’on a inventé la « tolérance zéro » aux États-Unis, c’est sous Bill Clinton en 1994. Et c’est Tony Blair qui, en 1998, invitait ses « camarades » du« vieux Labour » à rompre avec la « culture de l’excuse ». Chaque fois, cediscours a été comme la deuxième mâchoire d’une politique libérale (1). Larépression, c’est comme la voiture balai qui nettoie des banlieues abandonnées par les services publics et ravagées par la politique libérale. Les responsables decette politique sont généralement les plus rétifs àvouloir remonter la chaîne des causes de la délinquance et de la violence urbaine. Ils ont tendance à adhérer à la philosophie sommaire de cet éminent spécialiste en conseils sécuritaires : « Au-delà de toutes les théories d’inspiration sociologique, dit Alain Bauer, l’origine la plus certaine du crime, c’est le criminel lui-même. » Après cela, la politique devient une chose toute simple, peuplée d’uniformes et de bâtons. Et débarrassée du moindre sociologue.

Denis Sieffert

(1) Il faut exempter de cette critique Jean-Pierre Chevènement, qui a au moins toujours eu la cohérence de son côté, refusant par exemple l’Europe libérale.

P.-S. : Voir aussi, sur le même sujet, le bloc-notes de Bernard Langlois, pp 30-31.P


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