Le capitalisme libertarien autoritaire et la libre circulation du virus

vendredi 18 novembre 2022.
 

La réponse initiale du Royaume-Uni au Covid-19 n’est pas le résultat d’un déni de la science, elle a été préfigurée par des documents produits par des universitaires, des expert·es de think tanks et des expert·es de l’administration préconisant des politiques alternatives de préparation aux pandémies tout au long des années 2010. La crise du Covid-19 a mis en évidence l’émergence de nouveaux acteurs économiques, dont les modèles économiques leur ont permis de tirer profit de la pandémie. Cela participe à l’essor du "capitalisme du désastre" décrit par Naomi Klein. Lorsqu’une telle crise émerge, les acteurs du "capitalisme du désastre" se définissent par le fait que leur intérêt économique les pousse à préférer la survenue de la catastrophe au coût des mesures publiques nécessaires pour l’empêcher.

Résumé

La période récente a vu de nombreux débats autour de la réponse initiale au Covid-19 des gouvernements de droite radicale tels que ceux du Royaume-Uni, des États-Unis et du Brésil. Ces gouvernements ont laissé le virus se propager au sein de la population, retardant l’application de mesures fortes de distanciation sociale telles que le confinement. Cet article analyse la réaction initiale du Royaume-Uni au Covid-19. Il s’appuie sur la théorie marxiste de l’État de Nicos Poulantzas pour comprendre comment cette doctrine de gestion de la pandémie a découlé de changements dans la classe capitaliste du Royaume-Uni. Il retrace les fondements idéologiques de cette doctrine, en la reliant à la montée des think tanks libertariens dans les milieux conservateurs britanniques et aux changements intervenus dans les commissions administratives chargées de la préparation à la pandémie. Il suggère que cette réponse à la pandémie est un épisode du remplacement en cours du régime d’accumulation néolibéral dominant par un nouveau régime libertarien-autoritaire. Il détaille comment ce nouveau régime matérialise les intérêts d’un groupe émergent de "capitalistes du désastre". Par conséquent, il prend la crise du Covid-19 comme un exemple de la manière dont la reconfiguration des régimes d’accumulation capitaliste articule une nouvelle doctrine de gestion des catastrophes, des idéologies de droite radicale, des institutions libertariennes-autoritaires et le pouvoir grandissant d’acteurs capitalistes capables de tirer profit d’événements extrêmes.

Introduction

Pendant la pandémie de Covid-19, des similitudes sont apparues entre les politiques des gouvernements conservateurs du Royaume-Uni, des États-Unis et du Brésil, respectivement menés par Boris Johnson, Donald Trump et Jair Bolsonaro. Plutôt que d’imposer un confinement précoce, ces gouvernements ont tous minimisé l’impact de la pandémie sur la population et cherché à éviter à tout prix l’arrêt des activités économiques dans leur pays. En se concentrant sur le cas du Royaume-Uni, cet article analyse les origines de cette approche de la pandémie en élaborant une explication matérialiste de l’émergence de cette réponse, montrant comment elle résulte de conflits entre les acteurs capitalistes du Royaume-Uni. Il contribue au débat actuel sur le Covid-19 de deux manières. Premièrement, contrairement aux travaux récents qui étudient les conséquences du Covid-19 sur les institutions politiques et les activités économiques (par exemple, Boyer, 2020 ; De Perthuis, 2020 ; Latour, 2020 ; Tooze, 2020), il adopte la démarche inhabituelle d’utiliser la structure changeante de la classe capitaliste du Royaume-Uni pour expliquer la réponse du gouvernement britannique au Covid-19. Deuxièmement, il adopte une explication matérialiste de cette réponse. Des travaux récents ont décrit les réponses laxistes face au Covid-19 comme des politiques "ignorantes" résultant du rejet populiste de la science (Gonsalves, 2020 ; Stiglitz, 2020 ; Zarocostas, 2020). Ces travaux comprennent la réaction britannique par la réticence des décideur·euses politiques conservateur·ices à suivre les experts et les scientifiques. Ils suggèrent que le gouvernement britannique a pris des décisions à courte vue en raison de son "populisme"1, bien que ces décisions aillent à l’encontre de la science et soient dangereuses pour la santé d’une grande partie de la population (Gugushvili et al., 2020). Cette approche ignore les intérêts en jeu derrière les décisions de santé publique ainsi que les facteurs qui lient les intérêts économiques et les intellectuel·les (par exemple, les expert·es et les scientifiques) auxquels les gouvernements font appel pour élaborer leurs décisions. A contrario, cet article s’appuie sur la théorie matérialiste des régimes d’accumulation politique pour replacer la réponse gouvernementale britannique au Covid-19 au sein des luttes de classe.

Le concept de régime d’accumulation s’appuie sur la théorie marxiste de l’État de Poulantzas (2001), développée ensuite par Jessop (2015). Tous deux soulignent le rôle des régimes politiques (compris comme un ensemble de règles, d’acteurs et d’organisations, par exemple les partis politiques, les parlements, le droit constitutionnel, les gouvernements, les organisations internationales) dans la création de conditions favorables à l’accumulation dans les sociétés capitalistes. La succession de modes distincts d’accumulation du capital (par exemple, industriel et financier) repose sur la construction de régimes d’accumulation (par exemple, fordiste et néolibéral, voir Jessop, 2018 : 25) qui se constituent autour d’institutions distinctes. Contrairement à la théorie instrumentale de l’État, dans laquelle une classe capitaliste unifiée utilise l’État pour faire avancer ses intérêts (Miliband, 1969), cette théorie met en évidence la manière dont la succession des régimes d’accumulation repose sur des conflits au sein de la classe capitaliste. Chaque régime d’accumulation "constitue la source du pouvoir [...] d’une alliance conflictuelle de plusieurs factions [de la classe capitaliste] opposées à certaines autres" (Poulantzas, 2001 : 133).

Cet article examine la réponse du Royaume-Uni au Covid-19 à la lumière des changements structurels du régime d’accumulation britannique. Ce faisant, il articule un événement conjoncturel avec des phénomènes structurels. Dans le cadre élaboré par Poulantzas (1969), les actions individuelles sont déterminées par la structure des classes (et des conflits de classe) au sein de la société. Cependant, les conflits au sein de la classe capitaliste ne se traduisent pas directement en décisions individuelles. La traduction des intérêts économiques en décisions politiques est médiatisée par le système institutionnel (c’est-à-dire les partis politiques, les administrations et les institutions parlementaires) et les intellectuel·les (c’est-à-dire les expert·es, les scientifiques, les éditorialistes et les groupes de réflexion) dans un régime d’accumulation donné. Les niveaux institutionnels et idéologiques sont également sujets à des conflits qui reflètent une opposition d’intérêts au sein de la classe capitaliste. Cette approche s’oppose aux travaux récents sur les régimes populistes qui expliquent les politiques des gouvernements de droite radicale en se penchant sur le caractère individuel des dirigeant·es (Mollan et Geesin, 2019 ; Schneiker, 2020). Au lieu de cela, faisant écho au concept marxiste de "bonapartisme" (Marx, 1969), l’approche de Poulantzas souligne comment même les formes les plus personnalisées de leadership sont ancrées dans les rapports de classe (Poulantzas, 1974). Dans cette approche, les décisions quotidiennes du gouvernement britannique en matière de santé publique découlent d’une doctrine idéologique qui résulte de la configuration plus large des régimes d’accumulation, qui est à son tour l’expression de l’émergence de nouveaux acteurs dominants au sein de la classe capitaliste britannique.

En appliquant ce cadre à la réponse du Royaume-Uni au Covid-19, cet article montre que loin d’être la conséquence du pouvoir personnel de Boris Johnson ou d’une prétendue réticence à suivre la science, la réponse du Royaume-Uni reflète un changement dans le régime d’accumulation du pays, du régime néolibéral à ce que Benquet et Bourgeron (2021) appellent le régime "libertarien-autoritaire". Bien que cela ait été rendu visible par l’élection de Boris Johnson, ce changement a été préfiguré par des décisions administratives et l’émergence de nouvelle·aux intellectuel·les, soutenu·es par des acteurs capitalistes désireux de remettre en question les institutions britanniques existantes.

Cet article est organisé en quatre sections principales. Interprétant la réponse britannique au Covid-19 à travers ce cadre, je donne un bref aperçu des stratégies de laissez-faire développées par le Royaume-Uni depuis le début de la crise jusqu’à la fin mars 2020 (section 1). Puis, en étudiant leurs origines idéologiques, je montre comment ces stratégies ont résulté d’un changement de ligne du parti conservateur britannique en faveur d’une stratégie de santé publique radicalement individualiste (section 2). Je soutiens que cela révèle la reconfiguration des institutions politiques du Royaume-Uni autour d’un nouveau régime d’accumulation libertarien-autoritaire qui est en contradiction avec le précédent régime d’accumulation néolibéral (section 3). Enfin, je relie ce changement à l’émergence d’une nouvelle classe de capitalistes favorables aux catastrophes au sein de la communauté des affaires du Royaume-Uni et à leur influence croissante sur les institutions britanniques (section 4).

Laissez-faire ou suppression ? Les réponses gouvernementales à la pandémie de Covid-19

Au cours de la période allant de la détection des premiers cas de Covid-19 en Italie, le 21 février 2020, au confinement général du 23 mars 2020, le gouvernement britannique a adopté une approche de laissez-faire à l’égard de la pandémie, d’abord par le biais d’une stratégie d’"atténuation", puis d’une éphémère stratégie d’"immunité collective". Contrairement à la stratégie de "suppression" suivie par les pays asiatiques et certains pays européens comme l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne et la France (Titheradge et Kirkland, 2020), le gouvernement britannique est parti du principe que l’épidémie ne pouvait être arrêtée. Plutôt que de la supprimer, il a cherché à "contenir" l’épidémie en testant et en recherchant les cas contacts, en "retardant" le pic des individus infectés et en "atténuant" l’épidémie en renforçant la capacité de soins critiques (Department of Health, 2020). Ces stratégies de laissez-faire ont également inclus des approches alors moins conventionnelles, comme la tentative éphémère de plusieurs conseillers gouvernementaux de faire adopter une stratégie d’"immunité collective" par le Royaume-Uni (Grey et MacAskill, 2020). Fondée sur l’hypothèse que la pandémie serait inévitable et reviendrait "chaque année", cette approche visait à éviter une propagation incontrôlée en concentrant l’infection sur les groupes les moins vulnérables de la population et en "cocoonant" les personnes à risque. Cette approche a été considérée comme permettant d’éviter de coûteux confinements mais devait entraîner un nombre très élevé de décès (FT Reporters, 2020). Elle était soutenue par des experts gouvernementaux de haut niveau (par exemple, le directeur scientifique Sir Patrick Vallance et le chef de la Nudge Unit David Halpern), mais a été rapidement rejetée par le ministre de la Santé Matt Hancock. Comme le montre le tableau 1, deux stratégies distinctes de laissez-faire, la stratégie d’"atténuation" et la stratégie d’"immunité collective", ont été élaborées par les organismes gouvernementaux britanniques les 26 février, 3 mars et au cours de la semaine du 9 mars.

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