Les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres : ce message est, malheureusement, plus que jamais d’actualité.
Ces dernières années, sociologues et éditorialistes ont consacré de très nombreuses études ou articles au déclin, voire à la « disparition de la classe ouvrière », ainsi qu’à la déprime des classes moyennes (Louis Chauvel, Les Classes moyennes à la dérive, La République des Idées-Seuil, 10,50 euros). En revanche, à l’exception de la publication annuelle du classement des grandes fortunes ou des rémunérations des PDG du CAC- 40, la haute bourgeoisie capitaliste semble susciter assez peu de curiosité. Il est vrai que personne ne songerait à s’interroger sur sa disparition ! Cela ne peut que renforcer l’intérêt de l’étude publiée, en juin dernier, par Camille Landais École d’économie de Paris/Paris school of Economics (sic) - sous le titre : « Les hauts revenus en France (1998-2006) : une explosion des inégalités ? » La lecture de cette analyse permet, assez rapidement, d’enlever le point d’interrogation du titre...
Elle s’appuie sur des sources fiscales, les déclarations de revenus. Sa principale force est d’avoir dépassé la méthodologie habituelle. Traditionnellement, les études sur les revenus et les inégalités s’intéressent à l’évolution par « déciles » : on compare, par exemple, la moyenne des revenus des 10 % de contribuables les plus riches et des 10 % les moins aisés. Et, comme il s’agit de moyennes portant sur plusieurs millions de personnes et recouvrant donc, au sein de chaque catégorie, de grandes disparités, on obtient une vision déformée, aplatie de la situation. Camille Landais s’est donc attaché à un découpage plus fin, en s’intéressant aux 1 % - et même aux 0,01 % ! - les plus riches. Et là, le résultat est décapant : pour la période considérée, « les 0,01 % des foyers les plus riches ont vu leur revenu réel croître de 42,6 %, contre 4,6 % pour les 90 % des foyers les moins riches ». Constat auquel l’auteur ajoute la remarque suivante : « Tous les éléments disponibles pour 2006-2007 laissent d’ailleurs penser que la tendance de croissance des hauts revenus et des hauts salaires se poursuit, voire s’amplifie. » La description d’une société où les riches sont de plus en plus riches (et de moins en moins nombreux) et les pauvres de plus en plus pauvres (et de plus en plus nombreux) va donc bien au-delà de propos polémiques de campagne.
Revenus financiers en hausse
Ainsi, on apprend que, en huit ans, le revenu moyen par foyer a connu une augmentation moyenne annuelle de 0,82 % et le revenu médian (50 % de la population au-dessus, 50 % au-dessous) de 0,6 %. Au-delà de leur évolution, leur valeur absolue est également significative. En 2005, le revenu moyen annuel par foyer fiscal - donc, en règle générale, avec deux revenus (sauf pour environ 1,6 million de familles monoparentales) - était de 24 574 euros et le revenu médian de 17 762 euros. Ces chiffres éclairent de manière crue les réactions indignées - venant de la droite, mais aussi des hiérarques sociaux-libéraux - qui avaient suivi les propos sur la fiscalité de François Hollande considérant - imprudemment ? - que l’on était « riche » à partir de 4 000 euros net mensuels par personne : à les en croire, il s’agissait rien moins que d’assassiner les « classes moyennes » ! On hésite sur l’explication : soit les dirigeants du PS n’ont pas la moindre idée des réalités de la société française, soit cette polémique était l’aveu redoutable que leur politique est désormais la défense des intérêts des 3 à 5 % de la population dont le revenu mensuel est supérieur à 3 500 euros...
Toujours est-il que la stagnation du revenu moyen et, encore plus, du revenu médian, contraste avec la croissance rapide des hauts revenus. Et surtout avec la croissance très rapide des très hauts revenus, qui résulte elle-même de deux facteurs : la croissance très rapide des hautes rémunérations, et la croissance nettement plus rapide des revenus du patrimoine (revenus fonciers, revenus des capitaux mobiliers et plus-values). Or, pour les plus riches, le revenu est composé d’une part importante de revenus du patrimoine. Pour l’ensemble des contribuables, ces revenus du capital représentent 9 % du revenu total, mais 23 % pour les 1 % les plus riches, 38 % pour les 0,1 % les plus riches et... 55 % pour les 0,01 % les plus riches ! Ainsi, contrairement aux fadaises en vogue - « valeur travail », « travailler plus pour gagner plus », etc. - pour devenir très, très riche, le moyen le plus simple est encore... d’être déjà très riche ! Ajoutons que, si la croissance des revenus fonciers renvoie à la bulle du marché immobilier (ventes et/ou locations), l’essentiel est l’envolée (+53 %) des revenus des capitaux mobiliers (les placements financiers). Par comparaison, pour la même période, l’évolution des salaires et des traitements nets n’a été que de 6,8 %.
Fiscalité injuste
Mais la croissance des revenus du patrimoine n’explique pas tout : l’évolution de la hiérarchie des salaires joue également beaucoup. Ainsi, « les salaires moyens des revenus composant les foyers les plus riches augmentent beaucoup plus vite que les salaires des autres foyers, occasionnant une modification de la forme de la distribution des salaires ». Concrètement, pour les top managers, les banquiers et les traders - car c’est bien d’eux que l’on parle -, cela se traduit à la fois par l’augmentation du salaire et celle des primes, de l’intéressement et des bonus. Dans certains secteurs (le secteur bancaire, par exemple), les masses d’argent concernées sont suffisamment significatives pour que le salaire moyen par tête « soit tiré fortement à la hausse ». Mais justement, cette moyenne n’a aucun sens, sinon de faire disparaître artificiellement les inégalités croissantes entre employés aux salaires stagnants et cadres supérieurs rémunérés proportionnellement aux profits réalisés. La société française est donc confrontée à des tendances lourdes - accroissement des inégalités et concentration de plus en plus importante des richesses -, qui constituent une rupture avec l’évolution observée auparavant.
Dans sa conclusion, Camille Landais ajoute que son étude ne prend en compte que l’évolution des revenus et pas de celle de la fiscalité... Et de préciser que la refonte du barème de l’impôt sur le revenu, la baisse des taux d’imposition sur les tranches supérieures, l’extension de l’abattement de 20 % sur le patrimoine, la mise en place du bouclier fiscal à 50 %, et la baisse des droits de succession « ne peuvent qu’avoir fortement amplifié au niveau des revenus disponibles la forte explosion des inégalités ».
Mais, de qui, précisément, parle-t-on ? Les 0,01 % de contribuables qui sont au cœur de cette étude représentent environ... 3 500 foyers fiscaux. En 1936, la révolte ouvrière avait notamment pris la forme d’une dénonciation du « règne des 200 familles ». 70 ans après, le combat pour une autre société a une cible clairement identifiée : 3 500 familles, une infime minorité qui, de plus en plus, accapare les richesses produites par le travail de l’immense majorité de la population qui n’en voit pas la couleur.
François Duval
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