A la veille des élections colombiennes : symptômes d’un coup d’État à venir

jeudi 2 juin 2022.
 

Ce dimanche 29 mai 2022 aura lieu le premier tour des élections présidentielles colombiennes. Le résultat de ces dernières aura une importance centrale non seulement pour l’avenir immédiat de ce grand pays sud-américain, fidèle allié des Etats-Unis et membre de l’OTAN, mais pour la région dans son ensemble. Ceci alors que ces élections se déroulent après plus de deux années de conflits de classe intenses et tandis la candidature de gauche menée par Gustavo Petro et Francia Marquez est, selon tous les sondages, en passe de rafler la présidence de la République face aux candidatures ultraconservatrices qui dominent le pays depuis des décennies.

Le 29 mai 2022 aura lieu le premier tour des élections présidentielles colombiennes. Cette conjoncture se présente comme un conflit des forces en présence. Après les violents épisodes de luttes de classes qui ont secoué le pays entre 2019 et 2021, on est toujours bien loin d’une situation d’accalmie ou de paix sociale. Si la séquence de luttes de 2019-2020 a été en quelque sorte court-circuitée par le déclenchement de la pandémie, le fameux Paro nacional amorcé le 28 avril 2021 a été l’étincelle qui a réussi à réanimer les forces vives de la contestation sociale, engageant la plus grosse démonstration de force des classes populaires depuis les années 70.

Pressé, le gouvernement eu tôt fait de retirer sa réforme fiscale à saveur néolibérale— détonateur de la mobilisation —, mais ce fut nettement insuffisant pour enrayer le mouvement. Les mobilisations prirent une envergure nationale, où l’on critiqua non seulement l’agenda économique de Duque, mais aussi son refus de mettre en œuvre les accords de paix et sa nonchalance face aux assassinats de militant·es politiques (pour la plupart, issu·es de communautés afrodescendantes ou autochtones, de syndicats, de la paysannerie et de groupes écologistes).

Il a fallu du plomb et beaucoup de sang versé pour asphyxier les manifestations. L’État donna aux militaires et gendarmes l’ordre d’augmenter le niveau de répression et même de tirer sur la foule à balles réelles ; les paramilitaires et narcotrafiquants se chargèrent du reste, multipliant les menaces, les enlèvements et autres crimes de masse. Le mouvement ne bat que d’une aile, avant de s’estomper progressivement vers la mi-juillet.

On aurait pu croire qu’après avoir frôlé le pire, la bourgeoisie colombienne aurait tenté de lâcher un peu de leste, de faire mine d’avoir bien compris la nature des émeutes, du pillage urbain et des blocages nationaux, et de se lancer dans une vaste entreprise de compromis de classes. Et pour entériner un faux-semblant de transformation sociale, quoi de mieux qu’une élection ? S’en aurait suivi, comme cela s’est vu un nombre incalculable de fois dans l’histoire, une opération de sauvetage du capital, présidée par une restructuration des fractions de classes qui forment le bloc au pouvoir.

Pourtant, pour les classes dominantes, accepter le risque d’une potentielle victoire d’un parti de gauche semble une idée trop indigeste. Malgré le réformisme assez accommodant du candidat Gustavo Petro — ancien guérillero du M-19 démobilisé en 1990, puis maire de Bogotá en 2014 —, les capitalistes se sentent contrariés dans leurs intérêts. Cet homme qui a su réunir autour de lui une alliance transpartisane de gauche, le Pacto historico, est assisté de la militante afrodescendante Francia Márquez qui brigue le poste de vice-présidente.

Il n’en fallait pas plus pour que les références démagogiques au Venezuela se multiplient ; les grands médias se scandalisent du populisme, de l’autoritarisme, de la crise économique, de la dictature, alouette, qui suivraient selon eux une victoire de Petro ! Quand les capitalistes ne peuvent se résoudre à endosser un gouvernement, plus rien ne va, l’incertitude commence à pourrir la moelle du débat public. La lutte des classes se transpose sur le terrain parlementaire. C’est sa dernière phase avant une potentielle irruption violente.

N’oublions pas une chose : la bourgeoisie colombienne n’est pas n’importe quelle bourgeoisie. Comme toutes les classes capitalistes nationales d’Amérique latine, son sort est solidaire de la présence du grand capital étranger (principalement lié aux industries extractives). Les choses ne vont donc pas rondement à l’heure où le candidat Petro est largement en avance dans les sondages.

Ce dernier entend s’attaquer à l’extraction pétrolière[1], dont les divers produits — souvent transformés a minima sur le sol national — constituent aujourd’hui 55% des exportations du pays sur le marché mondial[2]. Il faut aussi ajouter que le projet de réforme fiscale soutenu par le tandem Gustavo Petro/Francia Márquez promet d’appuyer son agenda réformiste sur une imposition des grandes fortunes. Cette proposition a de quoi troubler la quiétude des capitalistes comme ceux représentés par le Grupo Empresarial Antioqueño (GEA), réseau financier du département d’Antioquia qui compte aujourd’hui pour au moins 7% du PIB national.

Ces derniers n’entendent donc pas rester les bras croisés ; ils défendront coûte que coûte leurs intérêts. Pour l’heure, en ce qui concerne les candidatures présidentielles jugées acceptables, les capitalistes ont encore l’embarras du choix : le meneur Federico Gutiérez dit « Fico », ancien maire de Medellín, est talonné par Rodolfo Hernández, baptisé par plusieurs comme le « Donald Trump de Colombie »[3]. Aucun n’a reçu la bénédiction officielle du parti de la droite historique, le Centro democrático, formation politique décrédibilisée par le dernier mandat de Duque (2018-2022), mais dont le prestige n’a d’égal que celui de son fondateur : l’ancien président Uribe (2002-2010), encore très influent dans la politique du pays.

Ce dernier est notamment célèbre pour sa sympathie envers le paramilitarisme et ses politiques de guerre totale contre le mouvement social. En fait, on ne peut nier la profonde ressemblance de cette force politique avec les relents néofascistes que l’on retrouve aussi chez un Bolsonaro : conception exclusive de l’identité colombienne — fondée sur la romantisation du colonialisme espagnol et sur un racisme décomplexé —, militarisme et destruction du mouvement social, tout cela sous-poudré d’une bonne dose de néolibéralisme. La matrice du fascisme y est : la construction fantasmée d’une l’altérité en vue de la détruire, processus perçu par ses planificateurs comme une production d’unité nationale.

Dans le cas colombien, la cible à abattre, c’est la conception progressiste et multiethnique de la nation, perçue par la droite comme le cheval de Troie des guérillas « terroristes ». Voilà en gros l’agenda qui guide la Colombie depuis l’élection d’Uribe en 2002. La bourgeoisie n’a que très peu dérogé à ce genre de pratiques ; l’État de droit n’est qu’un prétexte, pourvu que les affaires tournent ! Le bloc au pouvoir colombien

Rappelons aussi qu’en Amérique latine, et plus particulièrement en Colombie, les capitalistes ne font pas cavalier seul ; ils doivent partager l’exercice du pouvoir avec d’autres agents — propriétaires terriens, paramilitaires et narcotrafiquants. Bien que les intérêts de ces groupes soient liés à l’accumulation du capital en général, on ne peut nier la spécificité de leurs revenus et les sources particulières de leur pouvoir social (d’où une certaine autonomie dans leurs pratiques politiques).

Dans le cas des latifundistas, il s’agit d’une classe qui tire sa richesse d’un processus ininterrompu d’accumulation par dépossession, où le pillage et la dépossession de la petite propriété paysanne sont le succès de leur fortune. Alors que la grande propriété, celle de plus de 500 hectares, concernait 5 millions d’hectares en 1970, on parle aujourd’hui de 47 millions d’hectares ; 81% de la terre est occupée par 1% des propriétaires et, réciproquement, 99% se partagent les maigres 19% restants[4].

Les groupes de paramilitaires, placés à l’extrême droite du spectre politique, se sont initialement organisés dans une perspective de « lutte contre le communisme ». Sous prétexte de lutter contre les guérillas (les FARC-EP et l’ELN, fondées en 1961), ils ont constitué le principal véhicule de cette dépossession territoriale. Depuis le début du conflit armé en 1958, les paramilitaires sont responsables de plus du 3/4 des meurtres et massacres, avec un bilan sanguinaire de 94.754 morts[5]. Le paramilitarisme est aujourd’hui connu pour sa connivence profonde avec l’armée nationale, avec qui il a collaboré à de multiples reprises. Nous verrons plus loin de quelle manière ces agents « s’invitent » au rendez-vous électoral.

Du côté des narcotrafiquants, ils sont, avec le secteur extractif, le secteur le plus lucratif de l’économie colombienne. Leur raison d’être ne se distingue sans doute que très superficiellement de celles de capitalistes légalistes : l’accumulation de surtravail. Néanmoins, le modus operandi des narcos, teinté de violence extra-économique et de stratagèmes de corruption des institutions publiques, leur donne certains avantages par rapport à ces derniers.

En un mot, ces forces sociales qui font de l’utilisation de la violence politique leur principal mécanisme d’enrichissement personnel ne peuvent voir que d’un très mauvais oeil les idées de « démocratisation de la terre », de bras de fer avec la corruption, de respect de la constitution et de la promotion des droits humains promus par le Pacto historico de Petro.

C’est donc que le « pari » démocratique des classes dominantes légalistes risque de virer aux vinaigres. Petro gravite autour des 40% d’intentions de vote et certains sondages le couronnent même vainqueur de l’élection dès le premier tour (dans le cas où il obtenait plus de 50% des voies). Fico et Hernández se disputent la seconde place, loin derrière, avec des sondages les plaçant à quelques 23 et 16 % respectivement. La tension monte dans la République de Bolivar, où les classes dominantes préfèrent affronter la gauche lorsqu’elle est armée, dans la jungle, le plus à l’écart possible des lieux de pouvoir. Qu’adviendrait-il si Petro l’emportait ?

Les expériences politiques latino-américaines ont démontré à de multiples reprises que les classes dominantes, en dépit du vernis républicain dont elles cherchent à s’enduire, préfèrent largement les irrégularités électorales et les coups d’État à la possibilité d’une victoire importante de la gauche, aussi démocratique soit-elle[6]. On a pu l’observer dans le dernier « cycle » des gouvernements progressistes, expériences nationales ponctuellement déstabilisées par des coups d’État comme au Venezuela en 2002, au Brésil en 2016 ou en Bolivie en 2019[7].

C’est un scénario similaire — du moins son risque — qui semble aujourd’hui se profiler en Colombie. Et si le coup d’État apparaît désormais comme une option presque inusitée dans ce pays qui aurait connu, à écouter les analystes, une forme « d’anomalie démocratique » sur le continent, n’ayant vécu qu’un court épisode dictatorial entre 1953 et 1957, c’est bien parce que les classes dominantes n’ont jamais eu besoin d’aller aussi loin. Comme le disait Marx dans le 18 Brumaires, on supporte la République, mais uniquement lorsqu’elle est un outil commode pour appuyer sa domination de classes[8].

Les institutions démocratiques colombiennes sont sur la corde raide ? Pour les classes dominantes, mieux vaut sacrifier la Constitution pour éviter le « castro-chavisme ». N’est-ce pas Pinochet qui disait que la démocratie n’était qu’un joli concept de philosophie politique, car « sans adaptation adéquate, elle s’avère parfaitement incapable de s’opposer au communisme » ? Voilà le tour de force que s’apprêtent à faire le bloc au pouvoir colombien, alliance de classes qui respectent l’autonomie relative des intérêts du capital, des propriétaires terriens et des narcoparamilitaires. Une campagne marquée par le racisme

En outre, le Pacto historico a infligé à la droite colombienne une injure qu’elle ne sait toujours pas digérer : la vice-présidence est disputée par une afrocolombienne, Francia Márquez, issue d’un milieu populaire[9]. La Colombie a, à l’image de plusieurs pays des Caraïbes, été historiquement modelée par des rapports sociaux racistes, dont la pierre de touche a été l’institutionnalisation de rapports de production esclavagistes. Pour servir son projet mercantile d’extraction des ressources minérales, l’Empire espagnol avait formé sa principale force de travail à travers l’esclavagisation des peuples autochtones (la Vice-royauté du Pérou représentant ici le modèle type du colonialisme espagnol).

Bien que les populations autochtones aient aussi été réduites en esclavage en Colombie, la colonie voit ses capacités productives réduites — notamment en raison de la difficulté d’accès de l’or — et fait donc appel à la traite négrière pour combler ce problème. De là est issu un peu moins d’un dixième de la population colombienne, principalement dispersée sur les côtes pacifique et caraïbe du pays. En dépit de l’abolition de l’esclavage en 1851 et de l’avènement — historiquement singulière — d’un président afrodescendant en 1861, les rapports sociaux racistes ont persisté à travers les époques, renvoyant les personnes noires à des positions subalternes, au grand bonheur d’une bourgeoisie naissante qui a verrouillé toute mobilité sociale aux non-créoles. Encore aujourd’hui, l’un des départements les plus désinvestis par l’État et le plus ravagé par le conflit armé est le Chocó ; ce n’est pas non plus un hasard que sa population soit constituée à quelque 74% par des afrocolombien.ne.s.

Les classes dominantes se voient donc blessées dans leur orgueil : Márquez, militante de base de longue date (et de surcroît noire !), s’apprête à déranger leur traditionnel petit cocktail présidentiel. D’ordinaire, en Colombie, le paramilitarisme s’occupe de ces voix divergentes, les fait taire par tous les moyens possibles et imaginables ; plus de 1400 d’entre eux et d’entre elles ont été assassiné·es depuis les accords de paix de 2016. C’est justement cette situation qui a forcé Francia Márquez à fuir le département du Cauca pour s’installer à Cali, en 2014. Après s’être opposée aux déplacements forcés de communauté locale par de grandes entreprises minières, elle a été victime de menaces de mort de la part de groupes d’extrême droite.

Le capital extractif transnational — dont faisait partie le géant sud-africain AngloGold, troisième extracteur mondial d’or — s’était livré à des pratiques d’extraction illégale, procédant vraisemblablement à des alliances avec des groupes paramilitaires, les utilisant comme force de choc et de racket, pour semer la terreur et détruire toute opposition tenue par la base. Voilà le genre de destin que la droite colombienne réserve aux gens qui mènent la lutte ; elle n’espère donc pas les voir briguer les plus hautes instances du pouvoir.

La campagne a donc été un moment de surenchère pour les déclarations racistes de tout acabit. Début avril, les invectives se déchaînèrent au moment où une médiocre chanteuse populaire identifia Francia Márquez à « King Kong », comble de la déshumanisation. A partir de ce moment, le délire raciste était débridé : les insultes ont fusé de toute part. Certains politiciens l’invitaient à « retourner en Afrique », d’autres à « manger des bananes ». Ces violentes attaques racistes ne sont qu’un symptôme de l’incapacité de la droite à accepter l’éventualité de voir une femme noire vice-présidente du pays.

Les paramilitaires n’ont pas chômé et lui ont envoyé une énième lettre promettant son assassinat. Dans un communiqué des Aguilas Negras (Aigles noirs), un groupe narcoparamilitaire qui jure la mort de Márquez et de Petro, on voit très bien exprimé le fond de la pensée des classes dominantes, quoique de manière moins subtile et plus brutale :

« notre appel veut que tous les secteurs qui croient en la sécurité démocratique s’unissent afin d’éviter que le communisme arrive en Colombie comme au Venezuela […]. En ce qui nous concerne, nous lutterons pour éviter la catastrophe pour le pays et nous annonçons que ce ne sera pas la célébration du M-19, sinon la mort du M-19 et de tous les gens qui se disent démocrates, leaders sociaux, défenseurs des droits humains, mais qui ne sont que des guérilleros réfugiés dans la légalité. Ils seront notre cible jusqu’à ce que nous terminions notre mission et que nous les exterminions comme ces rats qui ne méritent pas d’exister ».

À la névrose raciste se superpose la névrose anticommuniste. Les signes avant-coureurs : la politisation de l’armée

Dès la fin mars, les signes de panique se sont fait sentir au sein de l’armée. Une lettre ouverte rédigée par un colonel des forces armées colombiennes appelait justement les généraux et amiraux à se tenir « prêts à affronter le pire » face aux élections présidentielles à venir[10]. Cet artifice de démagogie interpelle directement l’armée et l’invite à intervenir pour maintenir l’ordre dans le cas d’une victoire « frauduleuse » du Pacto historico. Le dit colonel, Hugo Bahamón Dussán, admet ouvertement craindre un nouveau « Bogotazo », à savoir cette série d’émeutes urbaines déclenchées en 1948 suite à l’assassinat de Jorge Eliécer Gaitán.

Dussán confie être particulièrement inquiet des activités de la primera linea (la première ligne, tactique d’autodéfense en manifestation développée à l’exemple du modèle chilien de 2019) qui a fait grand bruit lors des mobilisations de 2019-2021. Évidemment, la menace est surestimée par le militaire. Le but visé est plutôt de fabriquer un épouvantail pour provoquer, attiser l’effroi au sein du débat public. Sous prétexte « d’éviter le pire » et en pleurant des larmes de crocodile démocratiques sur les irrégularités électorales, c’est bien le pire que l’armée cherche ici à exciter. Quoique cette lettre prend l’allure d’un « appel », il s’agit aussi d’une démonstration de force. Le colonel Dussán le sait très bien lorsqu’il affirme, bien loin de toutes spéculations, que : « les forces armées sont prêtes à maintenir la paix [11] ».

Au mois d’avril, les choses se sont confirmées. Ce n’est plus un simple colonel qui crie au loup, mais bien le général en chef des forces armées Eduardo Enrique Zapateiro qui fait une entrée remarquée dans les élections. Ce dernier s’est en effet lancé dans une polémique ouverte contre Gustavo Petro sur Twitter. Dans le plus grand mépris de la Constitution de 1991 qui prescrit à l’armée une position de neutralité politique, Zapateiro critique vivement Petro, insinuant que ce dernier « politiserait » à son avantage la mort récente de soldats des mains du Clan del Golfo (groupe criminel dont il sera question plus loin).

Au-delà de cette accusation peu convaincante, ce qui importe c’est le fait même qu’un général critique ouvertement un candidat de gauche, alors que cela est parfaitement illégal, l’arrière-texte étant qu’il pourrait très bien ne pas rester neutre face à une victoire du Pacto historico. Le niveau de banalisation est devenu tellement grave, que les journalistes questionnent régulièrement Petro : « une fois au pouvoir, serez-vous capable de contrôler les forces armées ? »

Bien qu’il soit donc parfaitement clair qu’un général ne peut se mêler à ce genre de débat, l’État s’est dressé en bloc pour défendre Zapateiro. Au premier rang, l’actuel président Duque qui a refusé de congédier le séditieux et l’a plutôt défendu, considérant que la faute revenait plutôt à Petro dans cette histoire. Les adversaires de la démocratie ne seraient donc pas ceux qui, armés, menacent la tranquillité de la passation démocratique des pouvoirs, mais bien le duo Petro-Márquez (!) Cette équipe, en leur qualité de sociaux-démocrates, serait d’emblée tentée par l’autoritarisme, le caudillismo, le culte du chef.

Être progressiste suffit pour angoisser le bloc au pouvoir qui craint que le Pacto historico cherche à troquer la belle démocratie colombienne pour le pouvoir du « populisme », du « chavisme », bref ce vilain et tenace spectre du « communisme ». Il n’en est rien : le programme de la gauche parlementaire colombienne se maintient dans le cadre étroit du réformisme, bien en deçà du feu programme de Chávez (qui ne prônait déjà pas l’abolition du capital !). En toute franchise, peut-être que le Pacto serait plus ambitieux si, comme dans le cas de la « révolution bolivarienne », il pouvait s’appuyer sur un soutien — au moins partiel — de l’armée.

Quoi qu’il en soit, en matière de démagogie, Fico Gutiérez redouble même d’originalité pour caricaturer le projet de Petro, l’accusant d’être soutenue à la fois par la guérilla de l’ELN (Armée de libération nationale), les dissidences des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) et le groupe de narcotrafiquants Clan del Golfo[12]. Ces trois formations armées sont connues pour leurs intérêts divergents et même leurs conflits ouverts. Cette parodie d’accusation serait simplement ridicule si elle n’était pas prononcée par le candidat qui promet de perpétuer le programme uribiste. Des alternatives au coup d’État ?

Un coup d’État demeure une opération délicate et coûteuse politiquement. Il s’agit d’un atout dans la manche qu’on ne doit utiliser qu’en dernier recours. En attendant, les classes dominantes ont d’autres cartes à jouer. La plus simple de toutes les options consiste à faire disparaître physiquement le candidat. Dans ce pays qui rayonne à l’international par la puissance de son crime organisé, il est aisé de faire porter le chapeau à un petit sicario et de faire rentrer les choses dans l’ordre.

C’est précisément ce qui a été tenté le 2 mai dernier, alors que Petro était de passage dans la région du Eje Cafetero. Avant qu’il tienne un discours public, des signes d’un attentat organisé contre le candidat ont alarmé son équipe de campagne. Le rassemblement a été annulé devant la menace d’une conspiration qui impliquerait des policiers, des militaires et des membres d’une bande criminelle nommée La Cordillera (subordonnée aux AUC, plus grand groupe de paramilitaires dans le pays)[13]. On avait promis à cinq complices 2500 millions de pesos à partager (un peu plus d’un demi-million d’euros) en échange de la tête de Petro.

L’assassinat de candidats dissidents est une méthode tristement banale en Colombie. On se souviendra bien sûr de l’assassinat de Gaitán en 1948, mais aussi du communiste Jaime Pardo Leal en 1987, du libéral Luis Carlos Galan en 1989, en plus de Bernardo Jaramillo et de Carlos Pizarro de l’Union patriotique en 1990. Tous étaient des prétendants à la présidence. C’est donc de bon ton que le très bourgeois The Economist dit s’inquiéter de l’intégrité du candidat de gauche, tout en mentionnant en gros caractère que son style populiste et son implication passée dans le M-19 a de quoi préoccuper[14].

Ce que la droite n’est pas capable de réaliser de manière légale, elle le fait de manière extra-légale, cela est désormais très clair. Le 11 mai le président Duque, après avoir cajolé quelques jours plus tôt le général factieux, s’est empressé de « suspendre » (entendre ici : destituer) le maire de Medellín, Daniel Quintero, qui a commis l’outrage d’avoir fait une référence indirecte à un slogan de campagne de Petro dans le cadre d’une vidéo promotionnelle. Il s’agit d’une suspension tout à fait inconstitutionnelle, compte tenu du motif reproché ; l’objectif est évidemment de museler l’opposition.

Quintero n’a d’ailleurs rien d’un gauchiste dans l’âme. L’ex-maire de la deuxième ville de Colombie a commencé sa carrière avec le Parti conservateur, avant de siéger comme ministre sous l’administration Santos en 2016. Il appartient à cette fraction progressiste de la classe capitaliste qui respecte les institutions démocratiques comme de vieux bijoux de famille, héritage que l’on se doit de passer à la génération suivante.

Le lendemain de sa destitution, Quintero a fait une sortie publique, où il diagnostique son renvoi comme le symptôme d’une stratégie plus large. Il s’y permet d’émettre de sérieux doute sur le fait que les militaires et l’actuel gouvernement accepteront une transition pacifique des pouvoirs dans le cas d’une victoire Petro[15]. Pour lui, l’intervention des forces armées était même déjà fortement probable dans le cadre du Paro nacional de 2021, où il accuse le gouvernement d’avoir comploté une auto-dissolution du parlement afin de laisser l’armée agir en toute liberté. La « grève armée » du Clan del Golfo

Entre-temps, l’une des organisations criminelles les plus puissantes du pays, le fameux Clan del Golfo, a décidé le 6 mai de se mobiliser à travers un « paro armado », soit une « grève armée » pour s’opposer à l’extradition de leur chef de gang, Dairo Antonio Úsuga alias « Otoniel ». Pour Gustavo Duncan, professeur de sciences politiques à l’université de Los Andes, cette mobilisation du Clan del Golfo est une démonstration de force, visant à prouver qu’ils sont capables de contrôler une échelle territoriale importante, sans réelle opposition de l’État[16].

C’est effectivement ce à quoi se sont adonnés les membres de ce groupe de narcotrafiquants d’extrême droite, organisant une vaste opération de blocages des moyens de circulation dans 11 départements du pays. Véhicules brûlés, moyens de transport confisqués, menaces et une dizaine de morts… cette opération cherche ni plus ni moins qu’à implanter un sentiment de terreur auprès de la société civile.

Fait paradoxal, depuis Uribe, la droite s’est toujours autoproclamée championne de la sécurité et de la protection de la propriété. Toutefois, dans la situation actuelle, que fait l’actuel président Duque ? Ce Dauphin d’Uribe a, rappelons-le, refusé d’appliquer les accords de paix sous prétexte qu’on ne négocie pas avec des « criminels » et des « terroristes ». Et que fait-il face au Clan del Golfo ? Il reste bouche bée, totalement inerte.

Dans les années 2000, le plan de « sécurité démocratique » mis en avant par Uribe a engagé des ressources énormes pour militariser le pays, multipliant le nombre de soldats, le calibre de l’armement et donnant de la latitude aux interventions militaires. Ces ressources ont été massivement utilisées pour détruire l’organisation politique de la base, tout en donnant l’amnistie aux Autodefensas Unidas de Colombia (AUC), principal groupe de paramilitaire. Si la guérilla de l’ELN, de tendance guévariste, s’était risquée à une telle aventure, il est fort à parier que l’armée aurait entamé une boucherie.

Pour beaucoup, cette mobilisation du Clan del Golfo va donc au-delà d’une simple « défiance » de l’État. Sans doute, les cerveaux de l’opération savaient bien qu’ils agiraient en toute quiétude. Dans le fond de l’affaire, le but était de montrer publiquement ce qu’une organisation armée, ayant des intérêts bien définis, était capable de rassembler comme force de frappe. Si un groupe paramilitaire est capable de prendre le tiers du pays pendant 4 jours sans résistance aucune des gendarmes, la question se pose : de quoi sera capable ce genre d’organisations au lendemain d’une victoire de Petro ? Conclusion

Il est bien difficile de prédire ce qu’il se passera exactement après la soirée électorale du 29 mai. Si Petro se qualifie pour le second tour, mais sans pour autant l’emporter dès le premier, la tension actuelle pourrait très bien perdurer jusqu’au 19 juillet. Les choses pourraient même se corser uniquement à la passation officielle des pouvoirs en août. Dans tous les cas, que Petro gagne au premier ou au second tour, il est fort à parier que la droite criera à la fraude. L’incertitude électorale (fabriquée de toute pièce) pourrait être une condition suffisante pour que l’armée intervienne.

Si ce n’est pas le cas, et que l’armée accepte de se plier à l’autorité de Petro, on peut tout de même prédire une forte résistance des classes dominantes, avec des mobilisations réactionnaires comme nous avons pu les voir sous le Chili d’Allende dans la première partie de l’Unité populaire. Cela est presque sûr, parce que l’extrême droite est déjà active et organisée. Ses mobilisations dépassent le simple cadre des cortèges et des défilés ; ses bataillons sont disposés à passer à l’offensive, comme cela s’est vu avec le Paro armado du Clan del Golfo. Le cas échéant, si le tandem Petro/Márquez parvenait à garder les rênes du pouvoir, leur capacité à imposer leurs réformes seraient grandement amputée.

Une chose est sûre : les forces politiques issues de la base, celles que nous avons pu voir opérer dans les épisodes récents de la lutte des classes doivent se tenir sur le qui-vive. Les mouvements ouvriers, paysans, autochtones et afrodescendants devront se tenir prêts, et entamer un bras de fer avec l’armée pour défendre leurs intérêts. Il ne s’agit pas de fantasmer sur des forces révolutionnaires que le pays n’a pas. La mobilisation prendra sans doute un caractère défensif. De toute façon, en additionnant la puissance de feu de l’armée à celle des paramilitaires, les chances de succès militaires de la gauche sont dans l’immédiat risibles. Même une implication de la guérilla de l’ELN n’y changerait à peu près rien.

L’évidence veut que le dénouement de cette conjoncture ne soit pas une révolution. Ce qu’il faut surtout éviter, c’est le déclenchement d’une réaction, d’une contre-attaque violente du bloc au pouvoir qui chercherait à liquider durablement les forces contestataires des classes subalternes.

Le 25 mai 2022.

Nathan Brullemans

Notes

[1] El Colombiano. « Petro, blanco de críticas por afirmar que frenaría exploración petrolera », 22 noviembre 2021.

[2] Clémence Vergne, (2015). « Colombie : l’enjeu des réformes structurelles et du processus de paix », dans : Clémence Vergne éd., Colombie : l’enjeu des réformes structurelles et du processus de paix. Paris Cedex 12, Agence française de développement, « MacroDev », p.32

[3] Horacio Duque, « ¿Es Rodolfo Hernández el Trump colombiano ? », Las 2 Orillas, 29 diciembre 2021.

[4] Oxfam (2017). Radiografía de la desigualdad. Lo que nos dice el último censo agropecuario sobre la distribución de la tierra en Colombia. . p.10

[5] Centro Nacional de memoria histórica (2022). 262.197 muertos dejó el conflicto armado.

[6] Renaud Lambert, « Icare ou l’impossible démocratie latino-américaine », Le Monde diplomatique, mars 2021

[7] Pour une introduction aux analyses en terme de « cycles » des gouvernements progressistes, voir : Frank Gauchichaud (2019). « Les gouvernements « progressistes » dans leur labyrinthe ». Recherches internationales, Association Paul Langevin, dans : L’Amérique latine en bascule. pp.61—81

[8] Karl Marx (1969). Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Paris : Éditions sociales. p.43-44

[9] Voir : Daniel Pardo, « Cómo se ven el racismo y el protagonismo de candidatos negros en las elecciones desde los lugares más afro de Colombia ». BBC News. 17 mayo 2022.

[10] Hugo Bahamón Dussán, « Las Fuerzas Armadas de Colombia deben estar listas para afrontar lo peor en estas estas elecciones presidenciales », IFM noticias, 29 marzo 2022.

[11] Ibid.

[12] El Tiempo, « Fico : ‘Petro está aliado’ con el Eln, las disidencias y el clan del Golfo », 9 mayo 2022.

[13] Cuestión Publica. « Informe de seguridad sobre plan de asesinato contra Gustavo Petro », 3 mayo 2022.

[14] The Economist. « The front-runner for Colombia’s election faces death threats », 13 mayo 2022.

[15] Semana. « La grave hipótesis de Daniel Quintero sobre un supuesto golpe militar contra Duque en medio del paro : ¿qué significa ? », 12 mayo 2022.

[16] Cristina de la Torre. « Hambre y violencia ». El Espectador. 17 mayo 2022. P.-S.

• « Bilan des élections colombiennes : symptômes d’un coup d’État à venir ». Contretemps. 28 mai 2022 :


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