Capitalisme autoritaire contre capitalisme libéral

samedi 26 mars 2022.
 

L’invasion de l’Ukraine a rappelé, s’il en était besoin, l’imbrication de la Russie dans le capitalisme mondial, comme le sont bien d’autres régimes dictatoriaux. La fin d’une illusion, celle que le capitalisme et l’économie de marché sauraient véhiculer la liberté. Il est temps réécrire nos règles de pays en paix, de décider ce qui est ou pas l’objet d’un marché, de choisir nos priorités.

Comment un même type d’organisation des échanges a-t-il abouti à des structures sociétales diamétralement opposées ? Au moment de la chute du Mur de Berlin, la conviction que le capitalisme et l’économie de marché sauraient véhiculer la liberté, la démocratie et la paix dans le monde avait gagné tous les esprits. À l’Est comme à l’Ouest, dans le Sud et dans le Nord, l’imaginaire collectif a propulsé l’idée que la liberté d’entreprendre serait la plus solide garantie pour la liberté entière.

Il y a trente ans, nous avons fait tomber le Mur de Berlin qui séparait en deux le monde selon des doctrines d’organisation sociétale distinctes, capitalisme et communisme. Aujourd’hui, à l’exception de la Corée du Nord, que ce soient des régimes d’intégristes religieux, des régimes totalitaires ou des régimes libéraux, tous utilisent le capitalisme pour principal gestionnaire de la vie en commun. La doctrine capitalistique a englobé le monde qui fonctionne selon son modèle, quelles que soient les idéologies et la place de la liberté. L’instauration d’un tel modèle mondial unique est un moment rare dans l’histoire de l’humanité.

Aujourd’hui, à travers l’horreur de la guerre en Europe, nous constatons que l’économie de marché et la doctrine capitalistique se sont adaptées avec une grande efficacité aux régimes totalitaires. Elles sont neutres idéologiquement et ni bonnes ni mauvaises pour ce qui concerne les choix de société. Après la chute du Mur de Berlin, la liberté fut découpée en différentes parties : liberté de mouvement, liberté d’entreprendre, liberté d’expression, liberté des opinons, liberté des sexualités, liberté des croyances…

L’espace Schengen a été défini exclusivement par la libre circulation des marchandises et des personnes. L’intégration dans l’UE des pays de l’Est, conditionnée par l’accession en priorité à l’une ou l’autre partie de la liberté, n’a pas su garantir la liberté entière. La scission des parties pour garantir la totalité ne fonctionne plus. Liberté contre libre-échange

Durant les trois dernières décennies, la foi kantienne qu’il suffirait de trouver un autre moyen que la guerre pour mélanger les populations a été investie massivement dans le développement du tourisme et des marchés sans frontières. La guerre a perdu son attrait et s’est éloignée géographiquement des régions où le tourisme et les échanges commerciaux se développaient. Nous étions convaincus que personne ne bombarderait un pays qu’il visite en tant que touriste, que personne ne bombarderait un pays avec lequel il échange des biens et des services. Pour assurer le mélange vital des populations nécessaire à la survie de notre espèce, nous croyions avoir trouvé enfin des moyens pacifiques et enrichissants pour remplacer la guerre comme moyen de mélange.

Pourtant, les bombes tombent au cœur de l’Europe aujourd’hui. Le président Zelensky se fait applaudir, même par le Sénat américain debout, lorsqu’il annonce : « La liberté est plus importante que le profit ». Il apparaît une sorte d’antagonisme entre liberté et libre marché, entre liberté et libre-échange.

Que manque-t-il à l’actuel capitalisme ? Par quels moyens corriger l’apparition d’un antagonisme entre liberté et profit ? L’absence de règles qui intègrent la protection des communs a entraîné d’abord un mouvement de panne dans la répartition des richesses. Les inégalités économiques produisent aujourd’hui des écarts abyssaux au sein même des pays libéraux. La liberté d’expression elle-même a fait l’objet d’une concentration capitalistique sans précédent des médias et des moyens d’information. Le boom des nouvelles technologies a accentué ces mouvements qui participent à l’accélération de la dérèglementation des mouvements des capitaux, qui passent sous silence et déconnectent la finance des besoins de l’économie réelle.

La déréglementation massive du domaine financier a contribué à la création des zones hors contrôle en toute légalité et permissivité collective. Ainsi, le système des crypto-monnaies fonctionne aujourd’hui en dehors de toute réglementation. Ce système financier parallèle est devenu la nouvelle Suisse des temps modernes, alors que la Suisse réelle et post deuxième guerre mondiale vient enfin d’interdire la protection des avoirs et le mouvement des fonds des oligarques russes. Ce mouvement de fuite des capitaux vient s’ajouter à celui de l’évasion dans les paradis fiscaux. Aujourd’hui, en quelques clics les capitaux peuvent traverser le monde des règles pour aller se concentrer dans des îles intouchables où aucun yacht d’oligarque ne peut être saisi. Dans ces îles de paradis à l’abri des regards et des sanctions internationales, se côtoient librement des milliardaires russes, chinois, américains, européens. Notre impuissance hurlante

Depuis des années, au plus profond de nous-même, quelque chose manque à l’élan de liberté. Notre vigilance et puissance d’agir se réduisaient imperceptiblement au profit de forces invisibles et incontrôlables. Notre impuissance devenait déjà criante ces derniers temps de pandémie, mais aujourd’hui elle est hurlante.

Aujourd’hui ce sont des gens sous les bombes qui nous interpellent avec force pour nous réveiller de notre torpeur et rejeter notre impuissance latente. Alors que la terre brûle, la représentante ukrainienne à l’ONU a tenu à être là pour la présentation du dernier rapport du GIEC dont elle est membre scientifique. Les sirènes de Kyiv résonnaient dans la réunion en visio-conférence entre les représentants de 195 pays mais derrière son ordinateur, la météorologue ukrainienne tenait à prendre la parole pour donner l’alerte maximale : « Parce qu’il n’y a plus de temps à perdre, la fenêtre d’action se referme, le réchauffement va plus vite que prévu, entraînant sécheresses à répétition, inondations partout, y compris ici en Europe et l’on sait qu’en conséquence, les conflits vont augmenter, des conflits pour s’approprier l’eau, les forêts, les derniers sols fertiles. Mais il y a tout de même un point positif, ce que nous vivons, ici en Ukraine, prouve que les gens peuvent s’unir, se mobiliser, et qu’il est donc possible de le faire aussi pour notre planète. »

Croire que nous allons pouvoir continuer à rester entre nous et manger bio sans gluten pendant que des continents entiers crouleront sous la sècheresse est aujourd’hui tout aussi fou que le déni de réalité d’un Poutine qui bombarde un peuple frère sous nos yeux. Remettre le profit à sa place

Le problème n’est plus le capitalisme ou le communisme. La question n’est plus économies de marché ou planification d’état. Le problème aujourd’hui est dans la passivité de nos règles établies en toute liberté et il n’est plus question de se dresser contre le profit, mais lui trouver sa place adéquate avec la vie en commun. Nous l’avons vu, tout ne peut pas être réduit à l’état d’une marchandise, la vieillesse n’est pas une marchandise, la pollution n’est pas une marchandise, l’éducation, la santé, la justice, la guerre, les sols, l’air, l’eau...

Que faire de ces domaines où les marchés sont incapables de réguler les rapports de force vitale ?

Prenons aux mots les paroles venues de l’Ukraine en guerre. Nous sommes libres pour réécrire nos propres règles de pays en paix. Nous pouvons décider ce qui est et ce qui n’est pas l’objet d’un marché. Nous pouvons choisir nos priorités collectives. Nous avons la puissance pour faire réglementer la circulation des crypto-monnaies, nous avons la puissance pour supprimer les règles aberrantes des paradis fiscaux, nous avons la puissance pour casser les monopoles et la mainmise sur l’information, nous avons la puissance pour lutter contre l’accélération de la destruction de notre planète commune.

Seulement, sommes-nous convaincus aujourd’hui de le vouloir ?

Albena Dimitrova

Écrivaine

Ancienne économiste et secrétaire générale de l’Alliance France-Bulgarie, j’ai fait partie des équipes qui ont mené les négociations pour l’entrée de la Bulgarie dans l’Otan et dans l’UE et œuvré à l’instauration du Currency Board du FMI à Sofia.


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