L’ubérisation : économie collaborative ou piège à c...?

samedi 6 janvier 2018.
 

Deliveroo, Booking, Airbnb et bien sûr Uber : autant dʼavatars de cette prétendue « économie collaborative » censée faire entrer de plain-pied lʼhumanité dans une ère « post-industrielle » où les vieilles catégories héritées de lʼéconomie politique (capital, salariat, propriété, profit, cotisations..) seraient totalement dépassées.

Certains zélateurs du capitalisme néo-libéral nʼy vont pas par quatre chemins. À en croire par exemple Gaspard Koenig, le président du très libéral think tank GénérationLibre, « si tout se passe de manière idéale, le progrès technologique pourrait permettre à chacun de devenir son propre patron et de travailler où et quand bon lui semble. Le rêve de Marx en somme » ! Lʼuberisation, comme accélérateur de lʼhistoire à même de propulser lʼhumanité dans le paradis socialiste sans passer par la case de lʼexpropriation capitaliste... Il fallait oser !

Des plateformes à foison

Depuis que le publicitaire Maurice Lévy a popularisé son emploi fin 2014, au moment de lʼarrivée de la célèbre entreprise californienne de VTC sur le marché français, le terme dʼ« uberisation » recouvre des réalités fort différentes. Toutefois, selon Bruno Teboul, dirigeant dʼun cabinet de conseil et auteur dʼUberisation = économie déchirée en 2015, ce néologisme qui fait fureur sʼutilise généralement « pour décrire comment une start-up à travers une plateforme numérique permet de mettre en relation les entreprises et leurs clients ».

Outre cette mise en relation garantie par la généralisation des smartphones, les modèles économiques des services « uberisés » se caractérisent, malgré leurs spécificités respectives, par quatre éléments communs : une réactivité maximisée grâce à lʼemploi systématique de la géolocalisation, le rôle dʼintermédiaire financier que joue la plateforme – moyennant évidemment une commission – entre le client et le prestataire et par lʼévaluation croisée du service (le client évalue le service reçu et le prestataire évalue le client).

La déferlante médiatique

Depuis 2015, lʼinvocation de lʼuberisation pour enjoindre le corps social tout entier à renoncer à son habituel « conservatisme » au nom de la nécessaire « disruption » chère aux start-upers est devenue rituelle. Dans un article du Monde paru en ligne le 5 novembre 2015, Marie-Claire Carrère-Gée, présidente du Conseil dʼorientation pour lʼemploi et éminente cadre de lʼUMP, affirmait par exemple que lʼuberisation de lʼemploi était « déjà partout ».

Selon cette proche dʼAlain Juppé, le CDI comme norme a fait son temps, en raison, entre autres, de « la progression du temps partiel, qui concerne un peu plus de 4 millions de salariés ». Elle pointe par ailleurs la part des horaires à la carte qui a « quasiment doublé et dépasse les 10 % », ainsi que la remise en cause de l’unité de lieu du travail « avec l’essor du télétravail, qui concerne près de 17 % des actifs ». Autre indice de la progressive uberisation du « marché » du travail, lʼexplosion des contrats courts, encouragée par les exonérations fiscales contenues notamment dans les lois Sapin et El Khomri. Marie-Claire Carrère-Gée ajoute un dernier signal : « l’emploi indépendant sans aucun salarié qui progresse, avec notamment un million d’autoentrepreneurs ».

Définie de façon aussi lâche et identifiée au moindre recul du CDI, il est clair que Uber est en passe de tout chambouler, pour la plus grande joie des « disrupteurs » de la Silicon Valley. Une étude dʼOxford nʼaffirme dʼailleurs-t-elle pas que 30 % des emploi étasuniens fonctionneront sur ce modèle dʼici les vingt prochaines années ?

Derrière lʼécran de fumée

Selon Bruno Teboul, interrogé par Libération le 25 juin 2015, ces plateformes créent de nouveaux emplois hyper-qualifiés, mais qui sont « réservés à ceux qui maîtrisent les algorithmes et lʼexploitation de données ». Les prestataires de service, qui ne cotisent plus puisquʼils ne sont plus considérés comme des salariés, son quant à eux les dindons de la farce. Comme lʼa souligné François Miguet, en octobre 2015, dans un article de Capital – hebdomadaire pourtant peu enclin à critiquer les manifestations du capitalisme néolibéral –, « pour le moment, uberisation rime avec précarisation. Non seulement les nouveaux employés « indépendants » ne bénéficient dʼaucune garantie, mais ils sont souvent payés au lance-pierre. Il faut dire quʼune bonne partie des tâches proposées par les applis sont très peu lucratives ».

Au final, les thuriféraires de lʼuberisation qui vendent ce modèle en le présentant comme un véritable dépassement du capitalisme ne voient pas – ou ne veulent pas voir – que la prétendue économie « collaborative » nʼest quʼune des facettes les plus sombres de la configuration néolibérale du capitalisme. En effet, le modèle Uber ne revient-t-il pas à chercher par tous les moyens à se délester des activités productives jugées trop peu lucratives, à détruire les derniers vestiges du salaire socialisé imposé par les luttes ouvrières et « optimiser » la fiscalité dans des proportions jusque-là inouïes en jouant sur tous les leviers de la concurrence internationale ?

Jean-Baptiste Chardon


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