Indépendance ou souveraineté nationale, une notion absente du champ mental des ultralibéraux.

samedi 12 mars 2022.
 

Pour les néolibéraux, la notion de multinationale se substitue à celle de nation.

Qu’importe le lieu et la nationalité des propriétaires d’entreprises pour produire les biens et services pourvus que le taux de profit réalisé pour les actionnaires soit maximum.

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Le Le pouvoir gesticule, l’industrie agonise

Source : Le Monde diplomatique. Mars 2022

https://www.monde-diplomatique.fr/2...

En déplacement à Amiens au début de son mandat, M. Emmanuel Macron promettait de sauver l’usine de sèche-linge Whirlpool, menacée de délocalisation. Deux ans et un repreneur plus tard, le site fermait ses portes. Une histoire qui symbolise le bilan du président en matière de politique industrielle : beaucoup de paroles et peu de résultats.

par Marc Endeweld

Il y a deux ans, la pandémie de Covid-19 a suscité la sidération dans la population. C’est sans doute sur le terrain industriel que la prise de conscience fut la plus douloureuse : la France est le seul membre du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) à ne pas avoir su développer un vaccin, et le pays a été incapable de mobiliser des ressources industrielles suffisantes pour disposer ne serait-ce que de simples masques en urgence. « [La pandémie] a eu l’effet, dans le débat public, d’un électrochoc, constate, dans un récent rapport (1), le Haut-Commissariat au plan, une institution fondée par le général de Gaulle en 1946, supprimée en 2006 et ressuscitée par le président Emmanuel Macron à l’automne 2020. Les fragilités résultant de la désindustrialisation ont éclaté au grand jour : masques, respirateurs, équipements médicaux et produits stratégiques, certains vitaux, ont fait cruellement défaut lorsque la France a dû affronter l’épidémie. »

La crise sanitaire est survenue à un moment charnière. La Chine, au fil des années, est devenue le plus grand atelier de la planète. Elle pesait, en 2020, 28,7 % de la production manufacturière mondiale, loin devant les États-Unis — 16,65 % — et très loin devant l’Europe, dont les quatre principaux pays (Allemagne, Italie, France et Royaume-Uni) ne totalisaient que 11,8 %. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : alors qu’en 1990 les États-Unis et l’Europe produisaient 80 % des semi-conducteurs mondiaux, à parts égales, l’Union européenne n’en produit plus que 9 % en 2020, et les Américains à peine 10 %. Tout le reste est désormais fabriqué en Asie. En France, ce phénomène est encore plus accentué : le poids de l’industrie dans le produit intérieur brut (PIB) est ainsi passé de 23 % en 1980 à 13,5 % en 2019, un niveau bien inférieur à la moyenne de l’Union (19,7 %). Certes, il a reculé dans toute l’Europe, mais il reste supérieur chez presque tous nos voisins, qu’il s’agisse de l’Italie (19,6 % en 2019), de l’Espagne (15,8 % en 2018) et surtout de l’Allemagne (24,2 % en 2019).

Avec la pandémie, M. Macron a ainsi troqué son discours sur la « start-up nation » pour celui sur la « souveraineté économique ». Dès mars 2020, le président lance un appel dans l’usine de masques du groupe Kolmi-Hopen près d’Angers pour « retrouver la force morale et la volonté de produire en France et retrouver cette indépendance ». Au cœur de l’été 2020, il est revenu sur le sujet, en affirmant : « Nous devons relocaliser et recréer des forces de production sur nos territoires. La souveraineté sanitaire et industrielle sera l’un des piliers du plan de relance. » En septembre 2020, il persiste et signe, devant les acteurs de la French Tech, en plaidant pour une « souveraineté numérique européenne ». Changement de décor en décembre, dans une usine Framatome au Creusot, mais le discours est le même : « Le nucléaire restera la pierre angulaire de notre autonomie stratégique. »

Si certains commentateurs louent ce « tournant », d’autres rappellent que M. Macron a commencé son cheminement politique au Mouvement des citoyens (MDC) de M. Jean-Pierre Chevènement, il y a une vingtaine d’années, et que cette célébration de la souveraineté ne serait qu’un retour aux sources. D’autres encore ne croient pas en une conversion sincère du président de la République. C’est le cas du député Les Républicains (LR) Olivier Marleix, qui avait présidé dès 2017 une commission d’enquête parlementaire sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle : « Dans la France d’Emmanuel Macron, la politique industrielle est faite par les banques d’affaires — plus par l’État ; au service de la rentabilité du capital à l’évidence, beaucoup moins au service des salariés ou dans l’intérêt industriel du pays (2). »

Quand nous l’interrogeons dans son bureau du troisième étage de l’hôtel des ministres de Bercy (le même qu’occupait M. Macron comme ministre de l’économie de M. François Hollande entre 2014 et 2016), la ministre déléguée chargée de l’industrie, Mme Agnès Pannier-Runacher, essaie de faire bonne figure. « La France est devenue la première destination des investissements industriels étrangers d’Europe », se félicite-t-elle tout en dressant devant nous la liste des mesures néolibérales décidées depuis 2017 pour permettre à la France de « redevenir un site désirable » : baisses d’impôt sur les sociétés, ordonnances sur le droit du travail, loi Pacte (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises). Autant de « signaux » contre le « droit du travail imprévisible », la « complexité administrative », ces « préjugés défavorables à la France », selon cette ancienne haute fonctionnaire, passée de l’Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP) à la Caisse des dépôts et consignations (CDC), l’un des bras armés financiers de l’État dans le secteur privé, et qui connaît bien le « monde de l’entreprise » pour avoir été directrice des divisions clients chez Faurecia, un équipementier automobile.

L’Élysée multiplie les effets d’annonce en se réjouissant, mi-janvier 2022, des projets de vingt et une entreprises étrangères en France représentant 4 milliards d’investissements. Derrière les discours du président sur la « souveraineté économique », aucun changement de politique à l’horizon. Manifestement, Mme Pannier-Runacher s’en satisfait : « En 2017, quand Emmanuel Macron arrive, un million d’emplois industriels net ont été supprimés entre 2000 et 2016. Par notre action, notamment vis-à-vis des investisseurs étrangers, on recrée de l’emploi industriel avec 37 000 emplois industriels net créés. » Le renversement de tendance apparaît bien modeste.

Et ce bilan suscite une réponse cinglante du député Marleix : « La réponse par l’“attractivité” recherchée auprès d’investisseurs étrangers, qui est l’alpha et l’oméga de la politique d’Emmanuel Macron, si elle facilite une augmentation de capital à un moment donné, entraîne aussi une perte de contrôle à terme. » Politiquement, ce thème des investissements étrangers est aujourd’hui sensible pour le président français : lorsqu’il était ministre de l’économie, M. Macron a en effet autorisé de nombreuses opérations de rachat de groupes français par des entreprises étrangères. Au-delà du cas emblématique d’Alstom (3), on peut citer le parapétrolier Technip, vendu à l’américain FMC, le cimentier Lafarge au suisse Holcim, ou encore le groupe de télécommunications Alcatel-Lucent au finlandais Nokia. À chaque occasion, ces opérations ont été présentées par l’État et le ministre comme des « mariages entre égaux ». En réalité, ces fusions se sont apparentées à des prédations.

Au point que, depuis deux ans, le gouvernement s’est décidé à élargir le « décret Montebourg », qui, en 2014, avait ouvert la voie au contrôle des investissements étrangers en soumettant à l’aval de Bercy des opérations visant des acteurs de secteurs stratégiques comme la défense, la sécurité, l’eau, l’énergie ou les transports. Désormais, l’aérospatiale, l’hébergement de données, la presse, la sécurité alimentaire, les technologies quantiques, le stockage d’énergie et les biotechnologies relèvent de ce décret.

Malgré ces nouvelles dispositions, la logique des effets d’annonce semble primer sur toute stratégie de fond. « Le gouvernement ne semble pas savoir ce qui est vraiment sensible : pourquoi bloque-t-on le rachat de Carrefour [par le groupe québécois Couche-Tard] et pas celui de Linxens ? [entreprise spécialisée dans les semi-conducteurs, rachetée par un groupe chinois en 2018], s’interroge ainsi Mme Claude Revel, ancienne déléguée interministérielle à l’intelligence économique, entre 2013 et 2015. Notre souveraineté n’est que défensive alors qu’il faudrait financer beaucoup plus nos pépites souveraines et l’innovation stratégique (4). » Après nous avoir vanté le bilan du gouvernement, la ministre Pannier-Runacher concède ainsi : « L’investissement productif est notre point faible. » Elle précise : « Le plan de relance ne permet pas de financer des entreprises en difficulté. »

La presse libérale dénonce une « nouvelle pensée unique » Dans cette bagarre internationale où tous les coups sont permis, y compris entre « alliés », la France s’est peu à peu désarmée sur le plan industriel, préférant miser depuis trente ans sur une « économie de services ». M. Marleix se souvient des propos tenus au début des années 1990 par un collaborateur de l’ex-ministre socialiste de l’industrie puis de l’économie Dominique Strauss-Kahn : « L’industrie, c’est fini, la mondialisation appelle la spécialisation des économies, nous devons devenir une économie de services, comme l’ont fait les Anglais avec la finance. »

Depuis le début de la pandémie de Covid-19, changement de discours : en novembre 2021, les responsables politiques s’affichent ainsi en nombre au salon du made in France qui s’est tenu à la porte de Versailles, à Paris. En guise de stratégie pour le pays, chacun y va de son image symbolique. Le magazine économique Challenges, particulièrement libéral, s’inquiète ainsi d’une « nouvelle pensée unique ». Même M. Yannick Jadot, candidat écologiste à la présidentielle, évoque les questions industrielles : « La souveraineté de la France est au cœur de mon projet. On ne peut pas être aussi dépendant stratégiquement d’un pays comme la Chine, dont on sait que c’est la pire dictature au monde aujourd’hui (5). »

Un temps engagé dans cette élection, M. Arnaud Montebourg reste décidé à faire de la souveraineté industrielle l’une des thématiques du débat : « Nous refuserons les règles européennes absurdes et intrusives qui nous empêchent de financer et d’utiliser la commande publique », annonce l’ancien ministre (6). Un discours qui se rapproche de la volonté ancienne de M. Jean-Luc Mélenchon de désobéir à l’Union européenne pour restaurer l’« indépendance de la France ». De l’autre côté du spectre politique, M. Éric Zemmour, le candidat d’extrême droite, prétend vouloir lutter contre le « grand déclassement » et commence à se former aux dossiers industriels en écoutant les conseils amicaux de M. Loïk Le Floch-Prigent, proche de l’ancien président François Mitterrand et ancien patron du géant de la chimie Rhône-Poulenc, puis du groupe pétrolier Elf Aquitaine.

« Les Chinois ont compris qu’il fallait produire pour être respecté » Dans son clip de candidature, M. Zemmour n’a pas hésité à intégrer des images du Concorde ou du train à grande vitesse (TGV), deux réalisations industrielles qui ont fait la fierté de la France. On retrouve ces deux références dans le clip de M. Macron annonçant son « plan “France 2030” », accompagnées d’images du paquebot France et de la construction de centrales nucléaires. Conscient de sa fragilité dans le domaine, le président français prévoit ainsi 30 milliards d’euros d’investissements pour « faire émerger dans notre pays et en Europe les champions de demain » dans plusieurs domaines prioritaires : les composants électroniques, les « avions bas carbone », les biomédicaments, l’exploration des fonds marins, la sécurisation de l’accès aux matières premières stratégiques… Face à l’étendue des enjeux, les 30 milliards d’euros semblent peu de chose. Depuis sept ans, la Chine a investi plus de 180 milliards de dollars (160 milliards d’euros) dans le secteur des semi-conducteurs. Le président Xi Jinping a annoncé, en 2020, vouloir investir dans les six prochaines années 1 400 milliards de dollars dans les technologies stratégiques. De son côté, la Corée du Sud prévoit d’investir jusqu’à 450 milliards de dollars dans les semi-conducteurs durant les dix prochaines années.

Le président français sait que ses opposants comptent expliquer ses difficultés à relancer l’emploi industriel en rappelant ses états de service comme ancien banquier d’affaires. En imposant cet été à Électricité de France (EDF) le rachat à General Electric des anciennes activités nucléaires d’Alstom, notamment les turbines Arabelle qui équipent les réacteurs EPR, l’Élysée a abattu sa première carte (7). Et celle-ci est un atout majeur tant l’entreprise Alstom est devenue un symbole de la désindustrialisation du pays. M. Macron s’est déplacé récemment à Belfort pour marquer le coup et retourner le symbole à son avantage. L’opération de rachat coûtera finalement plus de 1 milliard d’euros au groupe public EDF. Or est-il bien utile de racheter aujourd’hui cette technologie, si les brevets ont pu être copiés entre-temps par les Américains comme par les Chinois ?

Alstom est devenue l’illustration du déclassement industriel de la France. « La vente d’Alstom, c’est une catastrophe ! » Cette phrase est de Mme Édith Cresson. Première ministre en 1991 et 1992, l’ancienne responsable socialiste a également été ministre du redéploiement industriel dans les années 1980 et maire de Châtellerault, une ville accueillant de nombreuses usines. Elle se souvient de ses difficultés quand elle était en poste : « Les énarques disaient : “L’industrie, c’est fini, maintenant c’est les services.” C’est totalement stupide. Un pays qui veut être indépendant a besoin d’avoir sa propre industrie. Pour les énarques, l’industrie c’était quelque chose de sale, avec des ouvriers ! Or services et industries, ça fonctionne ensemble. Les Chinois ont d’ailleurs compris qu’il fallait produire pour être respecté. »

À ses débuts, l’entreprise Alsthom (devenue Alstom en 1998) est un joyau. Ferroviaire, turbines hydrauliques, turboalternateurs, grands réseaux électriques : le conglomérat, qui s’appelait la Compagnie générale d’électricité (CGE), intervient, après 1945, dans tous les domaines et assure la souveraineté industrielle d’un pays tout juste sorti de la seconde guerre mondiale. À l’image d’autres conglomérats étrangers, comme Siemens en Allemagne, General Electric aux États-Unis (8), les keiretsu au Japon ou, plus tard, les chaebol en Corée du Sud, notamment Samsung (9). Dès les années 1920, Pierre Azaria, le fondateur de la CGE, estime que « la concentration des industries françaises est la seule réponse possible à la puissance des firmes américaines et allemandes dont l’entente fait peser une grave menace sur l’indépendance des États (10) ».

Dans les années 1970, la CGE fusionne avec les Chantiers de l’Atlantique de Saint-Nazaire, d’où est sorti le paquebot France. C’est l’époque des grands programmes industriels suscités par les pouvoirs publics, celle de la France conquérante des « trente glorieuses ». Au début des années 1980 advient la consécration : les rames de TGV sortent des ateliers Alsthom, et si la CGE, associée à General Electric, n’a pas été retenue pour la construction de nouveaux réacteurs nucléaires (confiés à Framatome et à l’américain Westinghouse), l’entreprise récupère le quasi-monopole de la fabrication des turboalternateurs pour centrales nucléaires. La CGE, rebaptisée Alcatel Alsthom, rachète ensuite les actifs télécommunications de l’américain International Telephone and Telegraph (ITT). Le groupe français est au faîte de sa gloire, mais il va être très rapidement dépassé par les nouveaux géants technologiques de la Silicon Valley. En 1995, le polytechnicien Serge Tchuruk prend la tête du conglomérat, poussé par l’ancien patron de la CGE Ambroise Roux, l’un des « parrains » du capitalisme français d’après-guerre. Il entame la dislocation financière du groupe : Alstom et Alcatel sont séparés. M. Tchuruk se gargarise alors de la stratégie de la « fabless » (contraction de « fabrication » et de less [« moins »]), c’est-à-dire une société sans usines, qui sous-traite l’intégralité de sa production. Alcatel, qui détenait près d’une centaine de sites, dont une vingtaine en France, souhaite ne plus en posséder qu’une douzaine. C’est le début de la fin. En 2014, Alstom est vendu à General Electric. Un an après, Alcatel-Lucent passe sous la coupe du finlandais Nokia.

« L’ambition n’existe plus dans le système politique et bancaire français » Dans l’entre-soi du capitalisme parisien, de nombreux acteurs ont alors profité de cette vente d’Alstom à General Electric (pour 12,35 milliards d’euros). Une situation ancienne : « Lorsque le général de Gaulle arrive au pouvoir en 1958, il porte une pensée de souveraineté », explique M. Christian Harbulot, spécialiste en intelligence économique et directeur de l’École de guerre économique à Paris. « Ceux qui ont flingué sa stratégie, c’est le capitalisme français et ses grands patrons qui n’ont pas voulu le soutenir dans sa démarche », assure-t-il. Cinquante ans plus tard, à l’époque du capitalisme néolibéral, toute ingérence de l’État est considérée comme une hérésie, tant par les médias que par les hauts fonctionnaires de Bercy et par l’Union européenne. Peu importe si le groupe en question bénéficie, en grande partie, de commandes publiques : « L’élite qui entoure Macron ne croit plus que la France peut avoir une politique qui assure son indépendance. L’ambition n’existe plus dans le système politique et bancaire français », juge M. Marleix, qui a saisi, en 2019, le parquet national financier en dénonçant dans la vente d’Alstom à General Electric un éventuel « pacte de corruption ». M. Montebourg, lui, a expliqué que « tout Paris a été loué ».

Pour le député LR comme pour l’ex-ministre socialiste, cette vente a d’abord permis aux avocats, banquiers d’affaires et communicants de la place de Paris de « se gaver ». Côté Alstom, on compte dix cabinets d’avocats, deux banques conseils (Rothschild & Co, Bank of America Merrill Lynch) et deux agences de communication (DGM et Publicis). Côté General Electric, deux banques conseils (Lazard, Crédit suisse), l’agence de communication Havas et de nombreux cabinets d’avocats. Dans cet entre-soi, si une personne connaît tout le monde, c’est bien M. Macron.

À l’époque, le président-directeur général (PDG) d’Alstom Patrick Kron, d’abord, est un proche de M. David de Rothschild, le patron de la banque d’affaires. Par ailleurs, deux autres personnalités de l’écosystème Rothschild à Paris sont des intimes de M. Macron, alors secrétaire général adjoint à l’Élysée : l’avocat d’affaires Jean-Michel Darrois, conseil d’Alstom à cette période, et M. Serge Weinberg, PDG de Sanofi, qui a accueilli M. Kron comme administrateur de son groupe pharmaceutique. À l’origine, M. Macron avait rencontré MM. Darrois et Weinberg à la commission pour la libération de la croissance française, dite « commission Attali », mise en place par le président Nicolas Sarkozy en 2007 (11). Et les deux hommes ont joué un grand rôle dans l’embauche de M. Macron à la banque Rothschild (12).

Mais l’entre-soi ne s’arrête pas là. M. Bernard Mourad, qui apportera un soutien actif à la campagne de M. Macron en 2017, deviendra le patron à Paris de Bank of America Merrill Lynch. Pour compléter le tableau, on peut aussi citer M. Pierre Donnersberg, patron de Siaci Saint Honoré, un puissant courtier en assurances sur la place de Paris et ami personnel de M. Kron. Lequel est présent quand, en juin 2016, ce patron reçoit la légion d’honneur des mains de M. Macron, alors ministre de l’économie. Des relations qui pèsent car c’est M. Donnersberg, via la Siaci, qui permettra au candidat Macron de boucler in extremis le budget de sa campagne, en lui trouvant un assureur pour débloquer plusieurs prêts bancaires à hauteur de 11 millions d’euros. Interrogé à propos de cette aide particulièrement bienvenue, M. Donnersberg assure que c’est « tout à fait par hasard », car il avait « croisé quelqu’un dans l’entourage de M. Macron à l’époque » qui lui avait parlé « des difficultés pour obtenir un crédit ».

La France exporte des pommes de terre et importe des chips Désormais à l’Élysée, M. Macron change de registre. En septembre 2020, il nomme son allié politique, le centriste François Bayrou, haut-commissaire au plan. Ce dernier ne mâche pas ses mots quant à la désindustrialisation de la France : « Cet abandon ne vient plus aujourd’hui du coût de la main-d’œuvre supposée trop chère en France, mais d’un état d’esprit », déclare-t-il. Ajoutant : « La désertion industrielle constitue une erreur fondamentale » (13).

Dans son récent rapport, le Haut-Commissariat au plan présente la « reconquête de l’appareil productif » comme la « bataille du commerce extérieur » : « Il nous apparaît que les produits de très haute technologie ne doivent pas être les seuls pris en compte dans notre stratégie nationale de reconquête. Nous avons analysé 914 postes de déficit commercial de notre pays, tous ceux dont le déficit s’affiche à plus de 50 millions d’euros en 2019, et on découvre alors les faiblesses françaises. Nombre [d’entre elles] s’apparentent aux déséquilibres économiques imposés aux pays en voie de développement. » En 2021, la France accuse un déficit commercial de 84,7 milliards d’euros, un record historique, du fait notamment de la hausse des importations en énergie et en produits manufacturés. D’autres exemples sont frappants : la France est le premier exportateur mondial de pommes de terre, mais le pays est gravement déficitaire en chips et en flocons de purée, entre autres produits transformés du même secteur agroalimentaire. Le Haut-Commissariat au plan déplore, par ailleurs, que « la France possédait de nombreuses marques et groupes d’électroménager qui ont accompagné le développement de la société de consommation des années 1960 et 1970, elle est désormais importatrice nette de ces équipements. Au total, notre déficit commercial sur les appareils ménagers a augmenté de près de 40 % depuis 2012, passant de 3,21 milliards à 4,46 milliards d’euros ».

Dans ce rapport, qui souligne que les parts de marché (à l’export) de la France au niveau mondial ont fondu de moitié, en passant de 6,3 % en 1990 à 3 % en 2019, un mot tabou est lâché : il s’agit de lancer une nouvelle « planification » de l’appareil productif. Ce mot avait été réintroduit dans le débat public, dès la présidentielle de 2017, par M. Mélenchon, qui en appelait à une « planification écologique ». Cinq ans plus tard, le candidat de La France insoumise souhaite créer une « agence pour les relocalisations », afin de « recenser les secteurs industriels indispensables à la souveraineté nationale et à la bifurcation écologique ». Il promet un plan d’investissements massifs « pour changer les modes de production » de 200 milliards d’euros (14).

Ces propositions pourraient séduire jusqu’au… Mouvement des entreprises de France (Medef). Récemment, M. Geoffroy Roux de Bézieux, son président, regrettait qu’« on a[it] trop mondialisé » et qu’« on a[it] perdu le savoir-faire » d’un certain nombre de filières (15). L’entrepreneur souhaite désormais « garder une forme de souveraineté industrielle et économique ». Dans un livre récent (16), il écrit : « Il est par ailleurs un domaine majeur pour l’économie du XXIe siècle où la planification est absolument nécessaire, et qui est totalement absent de la politique économique du général de Gaulle : c’est celui de la transition climatique. (…) Ma réponse peut surprendre de la part d’un entrepreneur libéral, mais je pense que l’État n’est pas illégitime à planifier, au sens non pas de “faire à la place de”, mais de celui de prévoir. » Décidément, au-delà de la pandémie, la rivalité entre la Chine et les États-Unis pousse les « décideurs » à repenser le rôle de l’État et du marché. *

Marc Endeweld

Journaliste. Il vient de publier le livre-enquête L’Emprise. La France sous influence, Seuil, Paris, 2022.

Notes vous (1)« Reconquête de l’appareil productif : la bataille du commerce extérieur » (PDF), Haut-Commissariat au plan, Paris, 7 décembre 2021.

(2) Olivier Marleix, Les Liquidateurs. Ce que le macronisme inflige à la France et comment en sortir, Robert Laffont, Paris, 2021.

(3) Lire Jean-Michel Quatrepoint, « L’Europe en retard d’une guerre industrielle », Le Monde diplomatique, juin 2017.

(4) Challenges, Paris, 15 avril 2021.

(5) La Tribune, Paris, 8 septembre 2021.

(6) Le Journal du dimanche, Paris, 4 septembre 2021.

(7) Cf. « EDF s’apprête à racheter les activités nucléaires de GE », La Tribune, 27 août 2021.

(8) Lire Olivier Vilain, « Comment General Electric a réinventé le capitalisme américain », Le Monde diplomatique, novembre 2006.

(9) Lire Martine Bulard, « Samsung ou l’empire de la peur », Le Monde diplomatique, juillet 2013.

(10) Jacques Marseille (sous la dir. de), Alcatel Alsthom, histoire de la Compagnie générale d’électricité, Larousse, Paris, 1992.

(11) Lire Serge Halimi, « Jacques Attali, magicien », La valise diplomatique, 25 janvier 2008.

(12) L’Ambigu Monsieur Macron, Flammarion, Paris, 2015.

(13) Marianne, Paris, 6 novembre 2021.

(14) L’Avenir en commun, Seuil, Paris, 2021.

(15) « Geoffroy Roux de Bézieux face à Jean-Jacques Bourdin en direct », BFM TV, 6 mars 2020.

** Voir d’autres éléments documentaires sur ce thème à la suite de cet article dans Le Monde diplomatique.

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Annexe

Marc Endeweld, informateur du Peuple https://www.gauchemip.org/spip.php?...

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