« Anéantir » de Houellebecq : des propos odieux en mode crème

dimanche 16 janvier 2022.
 

Dans le dernier roman de Michel Houellebecq, Solène Signal est une redoutable communicante, cynique et prête à tout pour faire élire son candidat à l’élection présidentielle de 2027.

Alors qu’un des principaux personnages du livre, Bruno Juge, ministre de l’économie et du budget, est inspiré du ministre Bruno Le Maire, on se demande surtout aujourd’hui qui a inspiré la « Solène Signal » aux commandes de la campagne de promotion du huitième roman de Michel Houellebecq, Anéantir (Flammarion), tant celle-ci a été rondement menée.

Une semaine avant la parution prévue pour le 7 janvier, donc avant que les lecteurs puissent acheter le livre et se faire leur propre opinion, le ton est en effet donné. En tout cas pour les journaux qui, contrairement à Mediapart, ont eu le privilège de recevoir en amont un exemplaire de l’ouvrage.

Son emballage cartonné semblable aux « hard cover » anglo-saxons et son grammage épais ont d’ailleurs été choisis par l’auteur lui-même, sur le modèle de « L’album blanc » des Beatles : logique pour l’écrivain star de la littérature française ainsi qu’il est (presque) unanimement célébré.

Le romancier est mis en « une » de Libération, qui vante un roman oscillant « entre tragique et ironie ». Le Figaro titre « Houellebecq, miroir vrai de notre temps » et consacre plusieurs pages à ce « grand roman sur les maux de notre société ».

Mais la palme revient au Monde, qui avait déjà célébré dans le précédent roman de Houellebecq, Sérotonine, une « phénoménologie de la fellation ». D’abord avec un article dans lequel Bruno Le Maire exprime son contentement d’avoir inspiré l’un des principaux personnages du livre – personnage qui, évoquant le projet d’une cérémonie mondiale d’hommage à cinq cents migrants tués et filmés en détail à l’occasion d’un attentat, n’hésite pas à commenter ainsi : « Au moins c’est en pleine mer, il n’y aura pas leurs putains de bougies… »

Ensuite, avec deux entretiens-fleuves titrés respectivement « La mort, je m’en fous » et « C’est avec les bons sentiments qu’on fait de la bonne littérature ».

Manquerait-on de sens de l’ironie ou attentera-t-on à la liberté de la littérature en relevant que le roman de Houellebecq déborde moins de « bons sentiments » que de l’ensemble des lieux communs réactionnaires de l’époque, qu’on trouve régulièrement en couverture de Causeur ou Valeurs actuelles ?

Anti-véganisme (la « mutation végane, survenue chez Prudence dès 2015, au moment même où le mot faisait son apparition dans le Petit Robert » située à l’origine de la déréliction du couple qu’elle forme avec Paul Raison, haut fonctionnaire de Bercy et principal personnage du livre), antiféminisme incarné notamment par le magazine Sorcellerie Magazine, haine des syndiqués qui s’attachent à leurs règles et privilèges au détriment des malades des Ehpad parmi lesquels se trouve le père de Paul, moquerie des « gros-mous humanistes » qui veulent faire barrage au Rassemblement national, mépris de classe vis-à-vis du personnage de Madeleine, ou encore dénonciation du déclin d’un monde teinté d’une « ambiance pseudo-ludique, mais en réalité d’une normativité quasi fasciste ».

Mais tous ces propos nauséabonds sont distillés par petites touches, comme en mode mineur. Michel Houellebecq ne se fait pas l’apôtre du « grand remplacement » cher à Renaud Camus, il se contente de déplorer le « petit remplacement » que constate Paul, en retournant à Belleville-sur-Saône : « Il fut surpris d’avoir la sensation que cette petite ville avait changé, alors qu’il ne s’en souvenait en réalité pratiquement pas. Il mit quelque temps à en comprendre la raison, il y avait des Arabes, beaucoup d’Arabes dans les rues, et cela c’était certainement une innovation par rapport à l’ambiance générale du Beaujolais, et de la France tout entière. »

Un roman en forme de manuel de réassurance pour vieux mâles blancs misogynes qui débandent.

Le personnage principal a bien sûr le droit de préférer l’ancien Beaujolais au nouveau (« Le Beaujolais offrait la situation devenue exceptionnelle d’une campagne vivante, il y avait des petits commerces, des médecins, des taxis, des infirmières à domicile […] Depuis quelques décennies, la France s’était transformée en juxtaposition hasardeuse de conurbations et de déserts ruraux. ») et Houellebecq d’écrire un roman en forme de manuel de réassurance pour vieux mâles blancs misogynes qui débandent et craignent de finir en Ehpad.

Mais si l’on écarte la piste du masochisme de journalistes pourtant brocardés à longueur de texte (« Indy était à l’époque une relativement jeune journaliste – dans la mesure où une journaliste peut être jeune »), comment comprendre la célébration d’une littérature qui radote les mêmes choses de livre en livre ?

La dernière phrase prononcée par Paul (« Je ne crois pas qu’il était en notre pouvoir de changer les choses ») est quasi identique à celle du narrateur du précédent livre, Sérotonine (« Qui étais-je pour avoir cru que je pouvais changer quelque chose au mouvement du monde ? »). Et les obsessions du romancier n’ont pas bougé d’un iota : fixation sur la fellation, terreur du déclin, moquerie de la médiocrité humaine, avec encore plus de vigueur si elle se prétend de gauche, progressiste ou féministe.

Surtout, alors qu’il ne faut pas moins d’une crise cardiaque, un suicide et un cancer à Houellebecq pour faire avancer son intrigue familiale et encore une dose d’ésotérisme et de terrorisme international pour mener une narration filandreuse, comment ne pas se demander si la glorification de l’écrivain et de son écriture n’est pas d’abord là pour « couvrir » des propos odieux qu’on assumera alors avec d’autant plus de facilité ?

La presse, la critique se plaisent à prêter à Michel Houellebecq des talents pour écrire de manière réaliste (il étudierait son terrain, et se permet d’ailleurs, à la fin de ses remerciements, de distiller ses précieux conseils : « Au fond, les écrivains français ne devraient pas hésiter à se documenter davantage ; beaucoup de gens aiment leur métier, et se réjouissent de l’expliquer aux profanes »), voire prophétique (depuis qu’il a publié Soumission à la veille des attentats contre Charlie Hebdo).

On se demande pourtant bien pourquoi il faudrait en faire le parangon du réalisme contemporain, au seul motif qu’on trouve au milieu de plus de 700 pages quelques notations justes sur l’ambiance des TGV inOui ou sur nos déprimes de fin d’année (« Certains lundis de la toute fin novembre, ou du début de décembre, surtout lorsqu’on est célibataire, on a la sensation d’être dans le couloir de la mort »).

Car Michel Houellebecq n’a cure du réel, il ne s’occupe que de ses fantasmes de plus en plus répétitifs. Un peu comme dans les romans de Marc Lévy, où tout ressemble à des stéréotypes sortis de films américains, si bien qu’on connaît par cœur chaque personnage, chaque situation. Le plaisir vague de la reconnaissance fait l’essentiel du pauvre plaisir de lecture.

Chez Houellebecq c’est pareil, il s’agit juste de mettre, en lieu et place du rêve hollywoodien, la France idéale des Trente Glorieuses, celle de la croissance, de l’industrie florissante, une France où les hommes jouissaient d’un pouvoir incontesté sur les femmes, et où les immigrés étaient fermement sommés de rester à leur place (non pas que les choses aient complètement changé depuis, ce qui est évidemment une partie du problème). Une France dont tout Anéantir roucoule de nostalgie.

Pincée d’ésotérisme cryptique

Que l’on y regarde de plus près. Dans Anéantir, il y a un gentil héros qui ne va pas très bien, Paul, qui travaille au ministère de l’économie. Il y a sa gentille femme, Prudence : elle est fonctionnaire à la direction du Trésor, mais ce qui intéresse surtout le narrateur, c’est qu’elle porte des mini-shorts et qu’elle « pompera » son époux jusque sur son lit de mort. Certes, elle a droit à une esquisse de vie intérieure sous forme d’un intérêt improbable pour la Wicca (un mouvement spirituel proche du druidisme, pour le dire vite), reste qu’on ne saura pas grand-chose d’elle en dehors des petits plats qu’elle prépare pour son époux et des caresses sexuelles qu’elle prodigue au même, en mini-short, c’est le top.

Il y a la sœur de Paul, Cécile, chrétienne un peu illuminée (ah, les mystères de la foi) mais dévouée, excellente cuisinière, et son mari, Hervé : son passé de militant d’extrême droite lui permet d’avoir de précieux contacts quand il s’agira de trouver des vrais bonshommes, des gars droits, sérieux, solides, pour arracher le père de Paul et de Cécile à l’horreur de l’Ehpad. Dans cette action on pourra même compter sur « Maryse, la petite noire », une infirmière d’origine béninoise qui aura le bon goût de disparaître une fois qu’elle aura joué son rôle sacrificiel.

Mais alors si tout le monde est tellement merveilleux, on ne peut donc compter que sur la maladie, la mort et la dépression de Michel Houellebecq pour trouver des accidents qui nourrissent l’intrigue du roman ? Le livre est donc assaisonné d’une pincée d’ésotérisme cryptique, tout droit sorti du Da Vinci Code, qui nous vaut quelques frissons planétaires et une poignée d’illustrations mystérieuses ; mais la piste tourne très vite court : sans doute n’était-elle qu’un moyen de satisfaire au goût contemporain pour le complot, et puis ni le terrorisme international ni la mort des migrants n’intéressent vraiment Michel Houellebecq.

La belle-sœur honnie

Il faut donc à Anéantir une méchante à sa mesure, une méchante abjecte, une vraie, qui n’est motivée que par des passions basses et mauvaises. Ce sera la belle-sœur du héros (notez que ç’aurait pu être la belle-mère). Elle s’appelle Indy : on remarquera qu’elle est la seule à ne pas avoir droit à un prénom franco-français, on aurait dû se méfier. Car Indy a de multiples tares : non seulement elle est journaliste, féministe, mais elle est aussi une « salope », « une merde vénale » prête à tout alors qu’elle est une ratée, et pire encore : elle a dix ans de plus que son mari, qu’elle cherche à dominer par tous les moyens.

La preuve : elle a eu recours à la GPA pour faire un enfant, et « sans doute » par « la volonté d’affirmer son indépendance d’esprit, son anticonformisme, son antiracisme », elle a choisi « un géniteur de race noire » (car la race, ça existe, dans le charmant petit monde de Michel Houellebecq, mais pas au sens de Colette Guillaumin, hein), si bien que le frère de Paul est affublé d’un fils, « leur petit merdeux de fils », dont la peau avait « encore foncé par rapport à la dernière fois » : « Ce n’était pas une question de racisme, [Paul] n’avait jamais ressenti de répulsion, ni d’attraction particulière pour les personnes de peau noire ; mais là, quand même, il y avait quelque chose qui n’allait pas. »

Sans doute pas plus que son héros Paul, Michel Houellebecq ne se pense raciste ; la preuve, semble clamer le roman, Anéantir vote Bruno Le Maire. Dans cette légère anticipation – on est en 2027 - qui ressemble à s’y méprendre à notre situation préélectorale actuelle, Bruno Juge, ministre de l’économie, des finances et du budget, constitue, nous affirme le roman, un modèle exemplaire de gestion politique sérieuse, dévouée, technique, efficace ; Bruno est l’homme grâce auquel « l ’économie française était […] redevenue puissante et exportatrice » tandis que « le niveau de productivité du travail avait augmenté dans des proportions hallucinantes ».

Du zemmourisme en charentaises

On laissera au roman ses rêveries sur la grandeur retrouvée de la puissance industrielle française, car le problème est surtout que tout le livre exsude une vision rance tendance pourrie du monde. Chacun y trouve fluidement sa place : aux femmes le service (sexuel, culinaire, à la personne), l’indifférence aux enjeux politiques ; aux hommes il revient d’affronter la difficulté du monde ; aux immigrés il appartient de mourir aussi naturellement qu’il appartient aux musulmans de faire peur.

Un roman dans lequel on peut lire « un quartier d’Arabes, qu’elle haïssait et craignait d’instinct » ; « À L’Obs elle avait surtout traité de trans, de zadistes, voire de trans zadistes » ; un roman dans lequel on s’attarde avec délectation sur un massacre d’aristocrates commis par des révolutionnaires en 1792 pour souligner ensuite tout l’intérêt qu’il y a à lire Joseph de Maistre ; un roman dans lequel on écrit en passant, l’air de ne pas y toucher, « le public cultivé était depuis longtemps acquis au principe de la décadence, sous l’effet de penseurs qu’il serait fastidieux d’énumérer », ou « l’entité constituée par un couple, et plus précisément par un couple hétérosexuel, demeure la principale possibilité pratique de manifestation de l’amour » ; et encore « l’immigration avait encore quelques succès en France, se dit Paul, même s’ils étaient devenus rares » ; un roman où « jeunes au look de banlieue » a pour synonyme « racaille », où les femmes ont des intuitions particulières, qui tiennent à la diffusion des phéromones, etc., un tel roman n’a pas besoin de prendre des poses provocantes : tout est là, et tout pue, mais d’une puanteur tranquille.

La bonne littérature n’est pas réductible aux bons sentiments politiques. Mais justement.

Et c’est probablement là le plus inquiétant : ce que Michel Houellebecq écrivait et disait est longtemps passé (à tort) pour les frasques d’un « provocateur », mais désormais, plus besoin de provocation, ou alors c’est de la provoc pépère, du zemmourisme en charentaises. Car tout est hyper normal, dans un monde où la pensée extrémisée a remporté la bataille idéologique. Houellebecq peut benoîtement écrire ses histoires moisies, avec beaucoup de douceur, de tendresse même (le récit réserve un vrai moment d’émotion aux gars du Bloc identitaire qui s’élèvent contre le nihilisme moderne) : son monde a gagné. Dans les médias tout au moins.

Que l’on s’entende bien : la bonne littérature n’est pas réductible aux bons sentiments politiques. Mais justement. Balzac défendait le pouvoir fort et craignait l’égalité, Flaubert était un bourgeois terrifié par le petit peuple, ça ne les a pas empêchés d’écrire de grands romans. Et Houellebecq, ça ne fait pas de doute, se rêve en Flaubert des temps modernes, en romancier du désenchantement contemporain.

Mais dans les romans de Balzac ou de Flaubert, la littérature excède les petites convictions personnelles des auteurs, laissant place à une complexité qui résiste, une épaisseur des personnages, des situations, des intrigues, des descriptions même : il ne s’agit en aucun cas de la transcription d’un message sous forme de fiction. Chez Houellebecq au contraire tout est réduit à une vision du monde si simpliste, tout est tellement unanimement orienté par la même idéologie, que l’on se demande bien où est la littérature.

On peut s’étonner, et même s’alarmer, du fait que le livre soit autant salué par la presse, et en particulier par celle qui n’est pas supposée être de droite. Si l’on veut des récits réalistes d’aujourd’hui, mieux vaut se procurer le dernier album d’Orelsan qui, lui, est à l’écoute de la réalité de son pays, de ses contradictions, plutôt que de se plonger dans ce fatras de vieux fantasmes qu’est Anéantir. Mais après tout, le roman de Houellebecq aura peut-être une postérité : il marque en effet un moment terrifiant, celui où les clichés les plus abjects sont retournés à la banalité du lieu commun

Joseph Confavreux et Lise Wajeman


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