La privatisation des fonctions étatiques au niveau national et au niveau local

mardi 9 novembre 2021.
 

Un autoritarisme gouvernemental qui masque un effondrement de l’État en cours.

La république en marche de la privatisation macronienne des fonctions étatiques continue le processus de désagrégation de l’État.

L’état social avec ses services publics est particulièrement ciblé.

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Nous présentons ici deux articles qui constituent une suite du numéro 10 de notre chronique du pillage des biens publics que nous avions intitulés : la privatisation de l’État http://www.gauchemip.org/spip.php?a...

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Premier article

Quand l’État paie pour disparaître

Source : Monde diplomatique novembre 2021

https://www.monde-diplomatique.fr/2...

Commander des masques, organiser les campagnes de vaccination… De plus en plus de missions de service public sont confiées à des cabinets de conseil, tel l’américain McKinsey. Le coût exorbitant de ce recours est pourtant exclu de la discussion démocratique, tout comme la perte de savoir-faire de la fonction publique qui en découle.

par Arnaud Bontemps, Prune Helfter-Noah & Arsène Ruhlmann

« Bienvenue chez VFS Global, le partenaire officiel des autorités françaises à Alger », proclame le site d’un prestataire chargé de trier les dossiers de visas pour la France (1). Depuis dix ans, Paris lui confie le traitement des demandes qui lui sont adressées dans certains pays du monde, comme l’Algérie. Mais l’externalisation des fonctions régaliennes touche tous les pans de l’action publique, au point que peu y échappent, de la médiation culturelle à l’aide sociale à l’enfance. La situation a pris un tour singulier depuis une dizaine d’années : les pouvoirs publics lancent désormais des appels d’offres dits « d’assistance à maîtrise d’ouvrage » pour sélectionner des prestataires à même de les aider à… sélectionner ou gérer des prestataires.

La plupart des Français ont découvert que la mise sous pli et la distribution de la propagande électorale avaient été confiées à des prestataires privés lors des régionales de juin 2021 : de nombreux électeurs ont été privés des documents — brochures, bulletins, enveloppes de vote… — nécessaires au bon exercice de leur droit de vote. Certains ont également à l’esprit la décision de sous-traiter le remplacement du logiciel de paie des militaires Louvois, qui a coûté 283 millions d’euros au contribuable sans jamais fonctionner et a finalement été abandonné. Mais les exemples abondent, parfois tout aussi problématiques : l’externalisation d’une partie de la flotte d’hélicoptères de l’armée ; le recours aux voitures radar privées pour superviser le stationnement en ville ; la gestion des remplacements des enseignants du premier degré, confiée à la start-up Andjaro ; sans oublier certains consulats protégés par des sociétés de sécurité internationales, parfois sans la moindre présence de gendarmes.

Le recours à l’externalisation est souvent présenté comme une manière d’adapter les services publics aux besoins et contraintes du XXIe siècle, ainsi que l’affirment des institutions comme la Commission européenne, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ou, en France, le secrétariat général à la modernisation de l’action publique, puis de la transformation publique, qui y est même en partie consacré. Il s’inscrit en réalité dans une longue histoire de recours à des entreprises privées pour assurer l’exécution de certaines des missions de la puissance publique. Dès le XVIIe siècle, la monarchie confie la construction de canaux de navigation à des investisseurs privés, tout en gardant la haute main sur la propriété des réseaux de navigation intérieure, inaugurant ainsi le régime de ce qui deviendra des « concessions » de service public. La pratique se développe au XIXe siècle, notamment au niveau territorial, et certaines des plus grandes inventions techniques du siècle se répandent en France par ce biais : des chemins de fer (auprès d’un cartel de grandes compagnies) à l’éclairage public, en passant par le gaz ou l’alimentation en eau potable.

Une administration sous-dotée En partie, les grandes nationalisations des années 1930 à 1950 contribuent à revenir sur cette pratique. De nouvelles entreprises voient le jour qui replacent la gestion et la commercialisation des réseaux d’électricité, de gaz ou encore de chemin de fer sous la tutelle directe de l’État. Un temps jugée inefficace, voire archaïque, la logique de l’externalisation n’avait pas dit son dernier mot. Elle redevient synonyme de modernité à partir des années 1970, aux États-Unis et au Royaume-Uni, avant de conquérir la France au tournant des années 1980 sous l’influence des théories dites du new public management (« nouvelle gestion publique »).

À partir de 1995, l’externalisation passe du statut d’outil à celui de boussole politique dans le projet, partagé par l’ensemble des gouvernements français successifs, de « réforme de l’État ». Dotée de toutes les vertus dans les discours publics, l’externalisation constitue une lame à double tranchant pour le pouvoir : d’un côté, elle offre une réponse court-termiste à la cure d’austérité qu’il impose aux administrations qui, ne pouvant plus recruter, se voient contraintes d’y recourir ; de l’autre, elle permet d’évider le service public de l’intérieur, tandis que les grandes privatisations lancées en 1986 puis à partir de 1997 (Air France, autoroutes…) complètent le tableau sur le flanc extérieur.

Un tournant s’opère avec la révision générale des politiques publiques (RGPP), menée entre 2007 et 2012. Concrétisation d’une annonce de campagne de M. Nicolas Sarkozy qui promet le « non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux », la RGPP se traduit par une banale course aux économies, dans tous les domaines. Elle innove toutefois dans la mesure où sa mise en œuvre implique des cabinets de conseil internationaux, souvent d’origine nord-américaine, tels que McKinsey & Company ou le Boston Consulting Group (BCG), jusque-là habitués à intervenir dans des pays ne disposant pas d’une administration forte. D’abord accueillies avec réticence par les grands corps chargés de les encadrer, ces prestations jusqu’alors presque inédites en France à ce niveau de l’État se banalisent. Le marché du conseil en secteur public gonfle à mesure que les effets de la « réforme de l’État » sur le fonctionnement des administrations se font sentir. De la conception stratégique, comme la rédaction de l’exposé des motifs d’un projet de loi (2), jusqu’à des missions opérationnelles de réforme du permis de conduire, de changement du logiciel de paie des militaires, presque plus aucun interstice n’échappe aux cabinets de conseil face à une administration volontairement sous-dotée et donc souvent dépassée.

Phénomène ancien, l’externalisation reste entourée d’un flou conceptuel, en dépit de sa généralisation : comme si la banalité du phénomène s’accompagnait d’une prévention à l’analyser. Une grille de lecture purement juridique, portant sur la nature des contrats signés entre l’État et ses prestataires, éclaire peu la nature du dispositif : elle conduit à distinguer le recours à un cabinet de conseil de la sous-traitance de la gestion de l’eau par une commune, mais à le confondre avec un achat de stylos. Or, bien que relevant de deux modalités contractuelles distinctes — d’un côté un marché public (de fourniture de biens ou de services), de l’autre une délégation de service public —, les deux premiers exemples découlent d’une même logique politique : confier à un acteur privé la réalisation de tout ou partie de l’action publique.

En additionnant les comptes de l’État, des collectivités territoriales et des hôpitaux publics, le montant des externalisations s’élève en 2019 à 160 milliards d’euros, c’est-à-dire 7 % du produit intérieur brut (PIB) ou l’équivalent du quart du budget de l’État. Au total, environ les deux tiers proviennent des délégations de service public (3), des contrats passés avec des opérateurs privés qui réalisent un service public à la place de l’État, comme dans les transports urbains ou la gestion de l’eau ; le reste regroupe des prestations de service (conseil, gestion, nettoyage, etc.) (4). Un montant aussi considérable n’a pourtant jamais donné lieu à un débat public ou à une information aux parlementaires. Plus étrange encore : il ne fait l’objet d’aucun discours électoral.

Son ampleur pèse sur le fonctionnement des services publics ainsi que sur la capacité de la puissance publique à agir et à prendre des décisions de manière souveraine. La crise du Covid-19 a montré les faiblesses de bien des États européens et la dépendance qu’ils entretenaient vis-à-vis d’entreprises privées, le plus souvent étrangères. On a beaucoup parlé des difficultés de Paris pour s’approvisionner en masques, en respirateurs, en vaccins, mais cette dépendance concerne également la gestion des données personnelles ou les services informatiques utilisés par l’État, à l’image du projet de Health Data Hub, qui vise à rassembler toutes les données de santé des Français dans un même serveur géré par la société américaine Microsoft, et qui soulève d’évidents problèmes de confidentialité.

Mais les conséquences d’une externalisation aussi massive ne se réduisent pas à la somme de ses parties. De recul en détricotage, les mouvements de sous-traitance évident les missions des administrations, provoquent une disparition de savoir-faire et privent les agents publics du « sens » de leur mission — celui qui les avait dans bien des cas conduits à choisir de servir l’État. Car c’est probablement la première des difficultés de cette externalisation aujourd’hui endémique : le recours à des prestataires externes entraîne une perte de savoir-faire, et la puissance publique s’avère désormais incapable de mettre en œuvre nombre de ses politiques de façon autonome.

À ce titre, l’externalisation croissante dans les centres hospitaliers a montré ses effets en période de crise, où la nécessité de modifications organisationnelles rapides et d’ampleur s’est heurtée à la rigidité des contrats existants dans les domaines de la restauration, de la blanchisserie ou du bionettoyage. Lorsqu’il s’agit de fonctions de conception des politiques publiques ou régaliennes comme la santé, le contrôle ou la sécurité, l’externalisation aboutit à un recul de la souveraineté et de la capacité de pilotage du service public sur ses propres missions. Se pose ainsi désormais la question de savoir si le délégant conserve une compétence suffisante pour piloter le délégataire et concevoir le cahier des charges de la délégation.

Le champ du numérique offre un exemple frappant de l’absence d’une volonté publique de se doter de compétences solides en interne, et pour lequel le recours à l’externalisation ne constitue qu’un palliatif de très court terme (mettre en place rapidement des projets informatiques ou sites Internet) sans interroger la perte de capacité technique des administrations sur le long terme. Contrôler un marché informatique, par exemple, suppose un minimum de connaissances à la fois techniques et en matière de gestion de projet. S’en priver expose au risque de passer à côté des principaux enjeux de la question soulevée, et de promouvoir un service inadapté aux besoins des usagers et des citoyens.

Effet cliquet Ainsi , tout un patrimoine immatériel des services publics, de « compétences métier », de savoir-faire d’organisation, voire parfois de réflexion stratégique, se trouve fragilisé. Le recours aux prestataires privés fonctionne comme un « cliquet » à la fois technique et budgétaire, qui interdit tout retour. Car en pratique, une fois des économies réalisées en externalisant un service, il devient quasiment impossible d’obtenir une rallonge budgétaire les années suivantes pour revenir en arrière. En outre, envisager une « réinternalisation » d’activités nécessite souvent la reconstruction entière de compétences ou de savoir-faire perdus pour la puissance publique. Ce qui s’avère d’autant plus délicat que l’externalisation est ancienne (dix, quinze, voire quarante ans pour certaines activités qui furent un jour internalisées). Le piège peut ainsi se refermer : tout marché public passé conduit à une réduction pérenne de la sphère publique ainsi que des moyens des administrations y ayant recours.

Finalement, la multiplication des intermédiaires réduit l’efficacité de l’action publique. Les agents éprouvent de plus en plus de difficulté à saisir le sens de leur travail. Les usagers et les citoyens se trouvent confrontés aux services clients externalisés de sous-traitants à l’étranger, sans possibilité d’en référer aux personnes décisionnaires et responsables de la fourniture du service dont ils ont besoin. Et les salariés des sociétés sous-traitantes subissent la précarité de conditions de travail dégradées, à l’image des femmes de ménage ou des agents de gardiennage. Soulevant une question : ne serait-il pas temps de renverser la logique de l’externalisation, avant que la perte de souveraineté de l’État la fasse passer du rang de choix stratégique à celui de nécessité ?

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Arnaud Bontemps, Prune Helfter-Noah & Arsène Ruhlmann

Respectivement fonctionnaires et consultant, membres du collectif Nos services publics.

Notes

(1) Le présent article est tiré d’une note publiée par le collectif Nos services publics.

(2) Cf. Anne Michel, « Quand l’État décide de sous-traiter la rédaction de “l’exposé des motifs” de la loi “mobilités” », Le Monde, 29 novembre 2018.

(3) La décision de prendre en compte les délégations de service public relève d’un choix méthodologique détaillé ici : « Montant des externalisations : un choix méthodologique ».

(4) « 160 Md€ d’externalisation par an : comment la puissance publique sape sa capacité d’agir » (PDF), Nos services publics, avril 2021.

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Nos précédents articles

• « Le cauchemar de “l’hôpital du futur” », par Frédéric Pierru (octobre 2019) • « Privatisation de l’école, le fiasco suédois », par Violette Goarant (septembre 2018) • Dossier « Services publics : l’intérêt général à la casse » (avril 2018) • « Quand les avocats d’affaires écrivent les lois », par Mathilde Goanec (janvier 2013) • « “Il est parti où, cet argent ?” », par Julien Brygo (février 2012) • « De l’État-providence à l’État manager », par Laurent Bonelli et Willy Pelletier (décembre 2009) • « Comment l’entreprise usurpe les valeurs du service public », par Danièle Linhart (septembre 2009) • « Défenses européennes en voie d’externalisation », par Philippe Leymarie (novembre 2004)

voir aussi Montant des externalisations : un choix méthodologique

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Deuxième article

LA PRIVATISATION DES FONCTIONS ÉTATIQUES EST-ELLE UN COUP D’ÉTAT CONSTITUTIONNEL ?

PAR THOMAS PERROUD. Quatre Octobre 2018 https://blog.juspoliticum.com/2018/... detat-constitutionnel-par-thomas-perroud/

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Quel l for ien peut-on faire entre la privatisation des fonctions étatiques, la théorie de l’État et le droit constitutionnel ? C’est tout l’intérêt de l’ouvrage de Jon Michaels et son actualité pour la France qui nous a poussé à en rendre compte ici (Constitutional Coup, Privatization’s Threat to the American Republic, Harvard University Press, 2017). L’objectif de l’auteur est d’opérer un tel lien, poursuivant ainsi les recherches qui tentent d’étendre les cadres de pensée du droit constitutionnel aux relations privées, dans le cadre d’une réflexion républicaine – au sens de Philip Pettit – pour laquelle le but de la séparation des pouvoirs est le contrôle de et la protection contre tout pouvoir arbitraire. Cette réflexion est particulièrement d’actualité pour la France, qui connaît aujourd’hui un mouvement de privatisation important à l’échelon local comme à l’échelon national. On essaiera ici d’exposer les principales idées du livre avant d’envisager leur application à la France.

Les États-Unis ont en effet dû faire face depuis les années 80 à un phénomène massif : privatisation des prisons, de la police, des armées, des villes, des espaces publics, et des services publics, de la fonction publique et même de la réglementation (avec l’utilisation massive des standards privés). Le Royaume-Uni a suivi un mouvement similaire. La France a longtemps été protégée par une conception des fonctions régaliennes qui permettaient de sanctuariser certaines compétences dans le giron de l’État, même si le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel se sont évertués à neutraliser l’alinéa 9 du préambule de la Constitution de 1946 pour autoriser les privatisations des années 1980 et 2000 (notamment des autoroutes, avec le succès que l’on sait), et ce sans prévoir de contrôle – problème que nous avons évoqué dans un précédent billet. Le Conseil d’État, comme le Conseil constitutionnel, s’assuraient cependant que les fonctions régaliennes restent dans le giron de l’État. On peut aujourd’hui sérieusement questionner la permanence de cette jurisprudence à l’heure où les collectivités locales privatisent les parcmètres, la verbalisation du stationnement et des excès de vitesse. À chaque fois, l’argument avancé est celui de l’efficacité : elle fournirait un service de meilleure qualité au meilleur coût – résultat fortement remis en cause par des recherches importantes (Christopher Hood et Ruth Dixon, dans A Government that Worked Better and Cost Less ? OUP, 2015).

Face à ce mouvement continu, l’objectif de Jon Michaels est bien d’expliquer en quoi l’État est différent de McDonald. Le marché, l’entreprise ne sont pas des instances démocratiques ou délibératives. La tendance contemporaine de fusion du marché et de l’État ou, pour reprendre l’expression de Jon Michaels, de faire du gouvernement un « politicized business », a pour effet de marginaliser l’expertise des fonctionnaires et le rôle de la société civile dans l’élaboration des politiques publiques, de rendre l’État plus autoritaire. Là est l’apport décisif de Michaels : « le mélange du gouvernement et des forces du marché entraîne un accroissement du pouvoir de l’État au détriment du secteur privé, menaçant de déstabiliser l’ordre démocratique libéral. Plus fondamentalement, ce mélange accroît le pouvoir de l’exécutif aux dépens du Congrès et de la fonction publique, menaçant les séparations constitutionnelle et administrative des pouvoirs » (p. 126). Autrement dit, l’idéal de gouvernement limité est contradictoire avec celle d’un gouvernement privatisé car les fonctions privatisées se retrouvent en dehors des modes de contrôles élaborés par les théories constitutionnelle et administrative traditionnelles. Ces fonctions sont aussi au-delà des mécanismes du droit privé, lesquels doivent être pris en compte dans une réflexion sur la lutte contre l’arbitraire privé.

Le concept le plus novateur, que crée Michaels, est celui de séparation administrative des pouvoirs. L’apport concret de ce concept est de permettre de relégitimer l’État administratif en contestant la vision de l’Administration comme un pouvoir unitaire et monolithique. L’argument récurrent des Républicains américains étant précisément que les agences détiennent trop de pouvoir. Le concept de séparation administrative des pouvoirs doit permettre de contester cette affirmation : l’État administratif traditionnel comprend en lui-même des contre-pouvoirs entre, d’un côté, les dirigeants des agences qui sont nommés par le président, et dont le rôle est de fixer les orientations politiques, les fonctionnaires qui mettent en œuvre ces politiques de façon indépendante des premiers grâce à leur statut, et le public qui peut participer à l’élaboration des décisions publiques. Pour le public français, il est nécessaire de préciser que le Congrès américain a voté, en 1946, un texte central, l’Administrative Procedure Act, qui encadre l’ensemble des procédures que doivent suivre les agences fédérales américaines et qui confère au public un droit de participer à l’ensemble des décisions de portée générale prise par l’Administration fédérale — il n’existe aucun équivalent de cette disposition générale en France. Il y a donc bien, pour l’auteur, une séparation des pouvoirs entre les dirigeants, les fonctionnaires et le public, séparation qui préside à l’élaboration des politiques. Ainsi, le pouvoir n’est pas concentré, il est bien fragmenté, contrairement à ce que les critiques de l’Administration peuvent bien avancer.

Une autre réponse aux critiques de l’État social, du Big Government, est de montrer que l’État mis en place à partir de la révolution des années 1980 est en réalité plus interventionniste, plus présent, plus coûteux. La fusion des pouvoirs de l’État et du marché constitue en effet la plus grande menace pour nos libertés. C’est ce qu’il montre en retraçant l’histoire des privatisations successives qui concernent progressivement des tâches toujours plus proches du cœur de la souveraineté étatique.

L’histoire de la privatisation que dresse l’auteur est assez connue dans son volet d’histoire des idées : les influences respectives de Milton Friedman, de James Buchanan, de Gordon Tullock ou de Friedrich Hayek sont très bien décrites. De même, il est très intéressant de constater la stratégie des lobbys d’affaires pour conquérir les universités afin d’organiser la riposte intellectuelle contre l’économie politique issue du New Deal — il faut tout de même avoir à l’esprit que Friedrich Hayek n’a pu rentrer à l’Université de Chicago en 1950 qu’en raison de la promesse formulée par une fondation conservatrice de couvrir son salaire pendant dix ans (qui fait d’ailleurs penser à la méthode que déploie Marion Maréchal Le Pen actuellement). Il développe aussi un aspect moins connu de cette histoire : c’est d’abord à l’échelon local que le mouvement de privatisation a commencé, car les collectivités locales ont été profondément affectées par la crise économique des années 70, d’une part, et par le fameux exode des classes moyennes vers les banlieues, d’autre part, qui priva les grandes villes de ressources fiscales, tout en laissant les centres-villes dans la pauvreté. Les villes ont donc servi de laboratoire de la privatisation, et c’est à partir de cette expérience que les premiers articles ont plaidé pour la privatisation des fonctions de l’État fédéral [2]. La seconde conquête importante fut de convertir les démocrates au credo de la privatisation : c’est la présidence de William Clinton qui permit d’opérer ce tournant. Cette présidence fut en effet marquée par l’ouverture à la concurrence et la déréglementation des télécommunications et de l’industrie financière, la privatisation de maints services (dont certains étaient même rattachés à l’armée) ainsi que par la diminution drastique du nombre de fonctionnaires dans l’administration fédérale. C’est d’ailleurs lui qui est à l’origine de la privatisation de ce qui deviendra le United States Investigation Services, la compagnie privée dans laquelle Edward Snowden travailla. C’est aussi à cette époque que naissent les premières villes privées.

Avec le nouveau millénaire, ce mouvement n’a fait que prendre de l’ampleur pour gagner des secteurs toujours plus proches des missions qui forment le cœur de l’État : le pouvoir réglementaire de l’Administration est ainsi confié de plus en plus à des entreprises chargées de fixer des standards privés, les fonctions de police et de surveillance des activités privées sont exercées conjointement avec des instances privées, la fonction publique est gérée sur la base de contrats privés et de méthodes de management inspirées de l’entreprise, les missions de service public sont mises en œuvre par un recours croissant à la philanthropie. Dans la même veine, l’auteur mentionne la création par l’Administration de sociétés de capital-risque, de start-up — Google Earth fut ainsi développé par une société créée par la CIA, Q-Tel.

Le phénomène le plus frappant aux États-Unis est certainement le recours aux prisons privées ou à des compagnies privées pour mener des opérations armées, ce second phénomène étant d’une perversité sans mesure puisque le recours à ces entités permet de contourner l’autorisation du Congrès pour mener la guerre. Mais le caractère proprement diabolique de ce phénomène est parfaitement illustré par le scandale des tortures dans la prison d’Abu Grahib. Les tortionnaires étaient bien des mercenaires. Le recours à des entreprises privées a permis de mener une guerre plus longue, plus importante. Cet exemple atteste à quel point la privatisation de l’État change profondément le système de modération du pouvoir que la constitution avait élaboré. L’État privé n’est plus un État libéral. De surcroît, ce type d’État change aussi la qualité des relations sociales, qui deviennent elles-mêmes plus dures : une personne privée peut désormais en tuer ou en torturer une autre, ce qui en temps normal relève bien sûr du droit pénal. La privatisation de l’État induit bien un changement de notre constitution sociale. Elle accroît le pouvoir de l’État sur la société de façon inédite et sans contre-pouvoir puisque les mécanismes du droit privé (notamment du droit de la responsabilité qui permet de moraliser nos relations) sont inopérants.

L’État privatisé est par conséquent un État plus étendu, c’est aussi un État plus autoritaire dans le sens où il affermit le contrôle du président sur l’Administration en diminuant le rôle de contre-pouvoir des fonctionnaires. C’est enfin un État plus politique puisqu’il élimine l’expertise de ces derniers. L’argument central de l’auteur est bien que ce phénomène atteint au cœur le projet libéral de contrôle du pouvoir de l’État : « L’efficacité n’est pas le but d’un gouvernement démocratique comme de notre Constitution », pour reprendre les mots du grand juge et président de la Cour suprême Warren Burger [3] que cite Jon Michaels. De même, le juge Brandeis rappelle que « La séparation des pouvoirs est adoptée par la Convention de 1787 non pour promouvoir l’efficacité mais pour prévenir l’exercice d’un pouvoir arbitraire. Son but était, non pas d’éviter les tensions mais, par le moyen des tensions inévitables qui résultent de la distribution du pouvoir gouvernemental parmi les trois branches de l’État, de sauvegarder le peuple du risque de l’autocratie » [4].

L’analyse de Jon Michaels est extrêmement utile pour la France. Le projet de privatisation de l’État n’est pas un projet libéral, c’est bien un projet autoritaire que l’on reconnaît bien dans la volonté de généraliser le recours au contrat dans la fonction publique : en supprimant la sécurité de l’emploi, le gouvernement souhaite réduire les éventuelles résistances et rendre les fonctionnaires plus dociles. Mais la crise la plus profonde est peut-être moins la réalisation de ce programme que l’absence de discours constitutionnel pour s’opposer à ces politiques. La prévention de l’arbitraire est le socle de l’État de droit, la privatisation des fonctions étatiques poursuit l’objectif de priver la société des moyens de contrôler l’État et d’orienter sa politique. Elle rend les citoyens encore davantage étrangers à leur État et révèle donc la véritable nature de ce processus : c’est un processus d’aliénation politique.

** Note

Thomas Perroud, Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)

[1] J. Braithwaite, “On Speaking Softly and Carrying Big Sticks : Neglected Dimensions of a Republican Separation of Powers”, 47 U. Toronto L.J. 305 (1997).

[2] P. E. Fixler, R. W. Poole, The Privatization Revolution : What Washington Can Learn from State and Local Government, Pol’y Rev. 68 (Summer 1986).

[3] INS v Chadha, 462 U.S. 919, 944 (1983).

[4] Myers v United States, 272 U.S. 52, 293 (1926).

Author : Thomas Perroud JP blog, le blog de Jus Politicum, revue internationale de droit constitutionnel. ** HD


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