L’unité de la gauche : entre division et union de 1960 à 1968

jeudi 21 octobre 2021.
 

En raison de l’état actuel du parti qui s’en dit l’héritier, le congrès d’Épinay, dont on a fêté en juin dernier les quarante ans, n’a pas été célébré comme il méritait. C’est pourquoi nous proposons, sur la question du renouveau socialiste et du programme commun (1971-1972), une rétrospective en plusieurs volets. Le premier ("la gauche française, entre division et union 1965-1968) traite de l’état de la gauche dans la seconde partie des années 1960.

Depuis la scission de Tours, en 19201, la seule tentative de rapprochement concret entre socialistes et communistes en France a découlé de la politique de « front unique ouvrier », laborieusement élaborée au sein de la l’Internationale communiste en 19212. La rapide dégénérescence bureaucratique de la IIIe Internationale eut pour conséquence la mise en place, dès le milieu des années 1920, de la tactique dite du « front unique à la base »3, qui empêchait en pratique toute lutte commune avec les socialistes et éloignait de ce fait toute perspective unitaire. Les errements ultra-gauche de la « troisième période » et la théorie délirante du « social-fascisme », promue par Staline en personne, ne firent que confirmer cette division du mouvement ouvrier international4.

Guerre froide à la française

Après le mirage du Front populaire, où l’unité de la gauche s’était diluée dans une alliance avec des formations bourgeoises – dont le Parti radical – au nom de l’unité nationale, la rupture se fit encore plus nette, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, en raison de l’apparition des « blocs ». Face à un PCF de nouveau contraint par Moscou au sectarisme le plus extrême, la SFIO fit le choix de l’Ouest dès 1947, ce qui lui imposait des alliances dites de « Troisième force » avec des partis de droite et semblait justifier les oukases communistes.

La mort de Staline suscita un très relatif dégel qui permit pour un temps aux communistes de sortir de leur ghetto, mais le retour de De Gaulle et la mise en place d’institutions à sa mesure changèrent la donne à gauche. En juin 1958, la SFIO se rallie à la Croix de Lorraine au nom de la défense de la République contre les factieux, ce qui suscite, dès l’année suivante, la plus grave scission de son histoire : la minorité hostile à la guerre d’Algérie et à la Ve République s’en va fonder le PSA, ancêtre du PSU5. Cette balkanisation de la gauche socialiste ne profite pourtant pas, malgré son hostilité à De Gaulle, au PCF qui doit se cantonner à gérer les remous que suscitent en son sein la crise du mouvement communiste international et le divorce entre le Chine et l’URSS. Au début des années 1960, à gauche, l’unité paraît bien loin…

Du divorce au rapprochement

La montée en force de la perspective unitaire a lieu dans les années 1962-1963, tant il paraissait évident, à la base, que le gaullisme triomphant exigeait une riposte collective de toute la gauche. En 1962, quoique séparément, la SFIO et le PCF mènent campagne pour le « non » au référendum proposant l’élection du président au suffrage universel. Malgré l’échec du « cartel du Non », constitué des socialistes, des radicaux et des républicains modérés, deux vérités deviennent manifestes à une échelle de masse : l’opposition socialiste à De Gaulle est possible et elle impose un rapprochement avec le PCF. Pour Jean Poperen, « il y a assez de “non” pour encourager l’opposition de la SFIO, pas assez pour sauver le Cartel »6. Fort des 62 % obtenus pas le « oui », De Gaulle a gagné le référendum, mais il n’a pas réussi à transformer le scrutin en acclamation plébiscitaire, puisque près de 40 % des votes exprimés s’opposent au régime personnel.

Peu après la proclamation des résultats, lors du BN de la SFIO tirant les leçons de l’échec du plébiscite, Mollet franchit le gué en affirmant : « La coalition des “démocrates” a échoué. Les troupes des indépendants et du MRP n’ont pas suivi : elles vont passer chez De Gaulle. Nous ne ferons pas le “Front populaire”, mais nous devons penser à des arrangements électoraux avec les communistes »7. Cette déclaration n’a rien de tonitruant, mais, pour une SFIO qui craint plus que tout de se faire « plumer » par les « cosaques », c’est déjà beaucoup… Aux élections législatives de novembre, des accords de désistement sont conclus dans les circonscriptions où les candidats socialistes et communistes pouvaient se maintenir au second tour. Ce timide, mais réel, rapprochement électoral assure une forte progression en sièges de la gauche (64 pour la SFIO et 41 pour le PCF) malgré le recul en voix des socialistes (12,5 % des voix au premier tour, contre près de 22 pour les communistes).

Cela faisait en réalité quelques mois que les appels du pied du Parti communiste en direction de la SFIO commençait à rencontrer un écho positif au sein de la direction molletiste. Dès la fin de l’année 1962, Claude Fuzier, le secrétaire de la fédération socialiste de la Seine, avait été chargé par le Premier secrétaire de renouer le dialogue avec le PCF8. Selon Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, Mollet tenait toutefois à ce que « ces contacts demeurassent secrets, estimant, d’après Fuzier, que le parti n’était pas encore prêt à un changement de stratégie »9. Un fossé béant avait séparé les deux partis de si longues années depuis la Libération qu’il paraissait impossible d’effacer, d’un côté comme de l’autre, en quelques mois rancune et préventions. En février 1963, Waldeck Rochet, le successeur désigné de Maurice Thorez au secrétariat général du PCF, mit bien en avant la perspective d’un programme commun qui rassemblerait communistes et socialistes, « non pas seulement aujourd’hui, pour mettre fin au régime de pouvoir personnel, mais demain afin de réaliser la construction du socialisme ». Mais tout au long de l’année se déroula, au dire de Bergounioux et Grunberg, « un débat qui revenait en fait à juxtaposer dans L’Humanité et Le Populaire deux monologues »10. Le premier rapprochement bilatéral SFIO-PCF, voulu tout autant par Mollet que par Waldeck Rochet, ne survécut pas à l’approche de la première élection présidentielle au suffrage universel.

Saut qualitatif

Une nouvelle étape est franchie, mais sur un plan différent, en 1965 avec la candidature unique de la gauche aux élections présidentielles face à un De Gaulle vieillissant. Suite à l’échec d’une tentative « néo-Troisième force » menée par le maire de Marseille, Gaston Deferre, les cartes sont rebattues. Les militants unitaires du PSU avaient déjà mis en place, sous l’égide de Jean Vilar, un « Comité pour une candidature unique de la gauche » et, avant même l’échec final de la candidature Deferre soutenue par L’Express, on commençait à gauche à murmurer le nom de Mitterrand. Comme le note Louis Mexandeau, historien et fidèle parmi les fidèles du futur président, « depuis l’issue du référendum de 1962, il sait qu’il sera candidat » à l’élection présidentielle. Plus que d’autres, il « pressent qu’il s’agira d’une étape décisive dans la reconstruction et le rééquilibrage de la gauche »11.

Constatant, suite à la fin de non-recevoir du MRP et des radicaux, l’échec cinglant de sa perspective de « grande fédération » démocrate, Deferre jette finalement l’éponge le 25 juin. Le 4 juillet, Mitterrand énonce devant son premier cercle les conditions nécessaires pour que sa candidature aboutisse : 1. que la SFIO le soutienne ; 2. que le PCF ne présente pas de candidat ; 3. que Mendès-France s’engage à ses côtés12. Guy Mollet, revenu au centre du jeu socialiste depuis le retrait de Deferre, soutient la candidature Mitterrand qu’il juge conforme à son projet de « petite fédération » démocrate et socialiste. Côté communiste, on juge qu’un soutien à Mitterrand permettrait de rendre plus crédible le processus d’union de la gauche – la seule chose qui importait réellement. Selon Jean Vigreux, Mitterand « n’a pas de grand parti derrière lui, ce qui permet au PCF d’éviter de donner un trop grand poids à la SFIO, et surtout de ne pas s’engager dans une élection présidentielle […] qu’il condamne »13.

Le dirigeant de la toute jeune Convention des institutions républicaines (CIR) – un des nombreux clubs dont l’existence est à la fois un symptôme et une conséquence de la crise de la gauche non-communiste – annonce sa candidature le 10 septembre. Il est soutenu rapidement par la SFIO et par le PCF, puis par le PSU en octobre. La candidature unique est un succès, puisque Mitterrand parvient à mettre De Gaulle en ballottage et distance très largement Lecanuet, le candidat centriste. C’est le premier acte de l’unité de la gauche.

Approfondissements

Les deux années suivantes sont marquées par un double mouvement : construction de la Fédération de la Gauche démocratique et socialiste (FGDS) rassemblant la SFIO, les radicaux et les clubs socialisants, mais aussi discussion idéologique entre cette mouvance socialiste en formation et le PCF. Cette poussée convergente est renforcée sur le plan syndical par le pacte d’unité d’action conclu entre la CGT, centrale majoritaire que sa subordination au PCF cantonne sur le simple plan corporatiste, et la CFDT déconfessionnalisée qui est en train de préciser son programme autogestionnaire. Malgré les hésitations et les revirements au sein de la FGDS, mais aussi entre la Fédération et le PCF, l’unité tient bon. Au lendemain du second tour des présidentielles de 1965, Mollet se dit partisan de la fusion des organisations de la FGDS et affirme clairement que « si l’on va vraiment vers une formation de caractère socialiste […], la SFIO est prête à disparaître »14. En octobre 1966, au congrès de Suresnes de la SFIO, Claude Fuzier rappelle qu’« il n’existe pas d’avenir en dehors de l’union de toute la gauche en vue de la prise du pouvoir et du gouvernement en commun ».

Le 20 décembre, un accord est conclu entre la FGDS et le PCF, établissant des constats de convergences, ainsi que des objectifs communs. La seule réelle divergence concerne la politique extérieure. L’alignement du PCF sur l’URSS et l’atlantisme de la vieille SFIO semblent décidément irréductibles l’un à l’autre… En 1967, la gauche conclut un accord de désistement général au second tour et rate d’un siège la majorité à la Chambre. Selon Jean Poperen, « sous la tempête d’équinoxe qui, cette nuit-là, ravage la France, les chefs gaullistes attendent le salut des Comores et des îles Wallis et Futuna. Au petit jour, ils ne gardent la majorité que grâce aux bourgs pourris de l’outre-mer »15…

Cette dynamique unitaire débouche sur la rédaction d’une plate-forme commune FGDS-PCF rendue publique le 24 février 1968. Plus que son contenu, elle est restée dans les mémoires en raison de la « petite phrase » qu’elle contient et qui semble ouvrir une perspective révolutionnaire en cas d’opposition forcenée de la droite et du patronat. En effet, les deux formations se disent « d’accord pour examiner en commun les mesures à prendre pour faire échec aux tentatives de toute nature visant à empêcher un gouvernement de gauche de mettre en œuvre son programme ». Cet apparent dépassement du cadre électoral-parlementaire dans lequel s’est pour l’instant cantonnée la gauche va pourtant exploser en vol, pris dans les bourrasques de Mai…

Jean-François Claudon

1. Sur la scission, on se permet de renvoyer à Jean-François Claudon, 1920 ou la scission. L’année du congrès de Tours, Éditions de Matignon, 2020.

2. Voir Pierre Broué, Histoire de l’Internationale communiste. 1919-1943, Fayard, 1997, p. 201-233 et Jean-François Claudon et Vincent Présumey, Paul Levi. L’occasion manquée, Éditions de Matignon, p. 39-58.

3. La rupture tacite avec la politique du « front unique » a lieu en juin 1924, lors du Vecongrès de l’IC. Cf. Pierre Broué, op. cit., p. 405.

4. Voir ibid., p. 492-499 et p. 527-548, part. p. 527-530 pour le cas allemand.

5. Voir Marc Heurgon, Histoire du PSU, t. 1 (1958-1962), La Découverte, Textes à l’appui, 1994, part. p. 36-44.

6. Jean Poperen, La Gauche française. Le nouvel âge (1958-1965), Fayard, 1972, p. 275.

7. Cité ibid., p. 314.

8. Dans Le Vieux, la crise, le neuf, Flammarion, La rose au poing, 1974, p. 12, Jean-Pierre Chevènement note que « Guy Mollet revenait d’un voyage à Moscou, favorablement impressionné par Khrouchtchev ».

9. Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, Les socialistes français et le pouvoir. L’ambition et le remords, Fayard, Pluriel, 2005, p. 185.

10. L’Humanité du 5 février 1963, puis Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, op. cit., p. 186.

11. Louis Mexandeau, Histoire du Parti socialiste, Tallandier, 2005, p. 343.

12. Ibid., p. 344.

13. Jean Vigreux, « Le Parti communiste à l’heure de l’Union de la gauche », Alain Bergounioux et Danielle Tartakowsky (dirs.), L’union sans unité. Le programme commun de la gauche. 1963-1978, PUR, coll. Histoire, p. 47

14. Cité dans Jean Poperen, L’Unité de la Gauche, Fayard, 1975, p. 11.

15. Ibid., p. 60-61.


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