Les Afghans étaient un peuple magnifique.

mardi 17 août 2021.
 

Le mot qui vient, c’est « fier » bien sûr, mais « fraternel » est peut-être un encore meilleur mot pour les qualifier. Qu’en reste-t-il après 40 ans de guerre ? J’en sais rien. Qui le sait ?

Après mille ans de bouddhisme parsemé de quelques influences hellènes, l’Afghanistan fut peu à peu converti à l’Islam vers la fin du premier millénaire. Au carrefour de la route de la soie, son histoire est marquée d’innombrables invasions, qui font qu’aujourd’hui encore, les afghans comptent en leur sein une mosaïque de peuples dont les origines sont liées à celles de ces différents envahisseurs.

La clef pour comprendre l’Afghanistan est ethnique. L’Afghan est pachtoun, tadjik, ouzbek ou hazara avant d’être afghan. Il s’identifie à son ethnie - mieux - à sa tribu ou à sa vallée. Ses valeurs tournent avant tout autour de la famille, de l’autorité traditionnelle des mollahs et de celle des chefs tribaux (khans).

Au début du XVIIIe siècle, l’Afghanistan était gouverné à l’ouest par l’Empire safavide d’Iran, et à l’est par les Moghols, dont l’empire s’étendait de Kaboul jusqu’à Delhi. La ville de Kandahar, capitale des tribus pachtounes, prit ainsi une importance stratégique majeure. Après la dislocation de l’empire Perse, Ahmad Khan y est élu en 1747 roi d’Afghanistan (date à laquelle on attribue généralement la fondation de l’Afghanistan) par une assemblée de chefs pachtouns. Ses conquêtes militaires l’amèneront ensuite jusqu’à Delhi. A sa mort, l’Afghanistan est le plus grand empire musulman du monde après l’empire ottoman. L’établissement d’un pouvoir pachtoun depuis cette date est d’une importance capitale pour comprendre l’histoire contemporaine de l’Afghanistan, qui a depuis toujours été gouverné par des émirs et des rois pachtouns (lesquels pachtouns représentent 50% de la population), au détriment des autres ethnies.

A la mort d’Ahmad Khan et après le règne agité de son fils, l’Afghanistan sombre dans l’instabilité politique et les guerres claniques : elle se morcelle de fait en système d’émirats et de chefs de clans. L’empire russe et la Grande-Bretagne vont alors se disputer son contrôle pendant près d’un siècle. La deuxième guerre anglo-afghane entérine en 1893 la "ligne Durand" (actuelle frontière entre Afgha et Pakistan) comme frontière avec l’Empire Britannique. Les anglais à l’époque ont décidé de soutenir Abdur Rahman (pourtant armé par les russes) en misant sur son désir de gouverner un pays pachtoun unifié, afin de faire de celui-ci un état-tampon solide entre les empires russe et britannique. En échange de quoi il accepte cette ligne Durand, qui pourtant partage l’ex-pays pachtoun (Pashtunistan) en deux. Sauf qu’il sera le seul émir à l’accepter. En outre, s’il a toute latitude sur les affaires intérieures, il abandonne la souveraineté extérieure à l’empire britannique.

En 1919 et après la troisième guerre anglo-afghane, l’Afghanistan devient totalement indépendant. En 1933 a lieu l’avènement du roi Mohammad Zaher Shah, qui règnera jusqu’en 1973. Par l’intermédiaire de Sardar Daoud Khan, cousin du roi et ministre de la guerre, l’Afghanistan se met à régulièrement demander la restitution de son ancien territoire pachtoun, coupé donc en deux par la ligne Durand. De l’autre côté de la frontière, on se méfie des afghans : on est souvent au bord du conflit armé, d’autant qu’un mouvement séparatiste "pathan" (les pachtouns du Pakistan sont appelé pathans) veut lui aussi réintégrer l’Afghanistan.

En 1953, Sardar Daoud Khan, devenu entretemps premier ministre, se rapproche de l’URSS et établit un programme de modernisation économique et social avec l’aide soviétique. Mais suite à un énième conflit avec le Pakistan et à une opposition croissante à son autorité autocratique, il sera forcé de démissionner en 1963. Zaher Shah instaure alors des éléments de démocratie, comme une assemblée législative, dont une partie des membres est élue par le peuple. Les partis politiques sont autorisés. Le PDPA (Parti Démocratique Populaire d’Afghanistan) est pro-soviétique, il est créé par Nur Mohammad Taraki et se scinde ensuite en deux factions, le "Khalq" de Taraki et le "Parcham" de Brabak Karmal.

En 1973, Daoud fait un coup d’état contre son cousin le roi Zaher, et instaure la première république d’Afghanistan. Mais il s’avère trop nationaliste au goût des soviétiques et semble vouloir "pachtouniser" le pays. En 1977, il finit d’ailleurs par faire adopter une constitution qui interdit les partis politiques et fait de l’islam la religion d’état. L’URSS intensifie alors ses relations avec l’ex-PDPA.

En 1978, Daoud est renversé par le PDPA avec l’aide de soutiens dans l’armée. Taraki se retrouve alors au pouvoir, aidé par son bras droit Hafizullah Amin. Un coup d’état qui aurait pris de court les soviétiques eux-même, à ce qu’il se dit. Taraki tente d’instaurer des réformes radicales, mais celles-ci sont mal vues par le peuple très traditionaliste. Le peuple gronde et partout dans le pays des révoltes sont brutalement réprimées (5000 morts à Hérat). Le mécontentement menace de s’étendre jusqu’au rejet du "grand frère" soviétique. Ces aimables péripéties débouchent sur l’assassinat de Taraki et la prise de pouvoir par Amin... Amin dont il se dit que l’URSS le suspecterait d’avoir des liens avec les États-Unis (...) Bref, Brejnev décide d’envoyer ses troupes en Afghanistan en 1979, et installe à la tête du pays Brabak Karmal (le leader donc de l’autre faction du PDPA). Cette invasion a pour effet de déclencher une véritable "guerre sainte" contre l’envahisseur étranger et "infidèle".

Notons que depuis les années 60, des mouvances pachtounes radicales refusaient déjà tout rapprochement avec le modernisme occidental et soviétique. Elles avaient été réprimées par Daoud, et leurs chefs avaient du s’exiler au Pakistan (c’est de là que naîtront petit à petit les talibans). L’entrée de l’armée soviétique en Afghanistan favorisera leur soutien par le Pakistan, lequel voyait d’un mauvais œil les éventuelles prétentions du géant soviétique. A l’époque, il se disait par exemple qu’un des buts des soviétiques était l’accès à un port en eau profonde sur l’Océan Indien... ceci impliquant un jour ou l’autre l’annexion du Baluchistan pakistanais (voir carte). Le Pakistan devait en fait éradiquer une double menace : soviétique d’abord, mais aussi afghane, en rapport aux revendications sur l’ancien Pashtunistan. Il voulait d’une part s’assurer d’une profondeur territoriale face au supposé ennemi de toujours, l’Inde ; et de l’autre sa stratégie semble avoir été de chercher à mettre au pouvoir en Afghanistan un régime qui lui serait inféodé : c’est ainsi qu’il aurait favorisé le retour aux affaires des pachtouns les plus radicaux, dont l’accès au pouvoir ne pouvait que perpétuer les divisions ethniques, mettant le futur pouvoir afghan en situation de dépendance vis-à-vis du grand frère pakistanais (lourdement militarisé). Il misa pour cela sur un chef de guerre pachtoun : Gulbuddin Hekmatyar.

Mais les principaux résistants à l’occupant soviétique furent tadjiks et ouzbeks, soit les ethnies du Nord. Les pachtouns, soutenus et armés par le Pakistan (avec l’aide des USA et de l’Arabie Saoudite), ont été bien moins efficaces dans la lutte contre les soviétiques.

En 1989, Gorbatchev ordonne finalement le retrait d’une armée russe incapable de contrôler le pays et réduite progressivement à rester cloitrée dans ses bastions. Il garde néanmoins Mohammed Nadjibullah à la tête du pays, un allié qui avait remplacé Karmal en 1986. Les moudjahidines eux, continuent le combat pour en finir avec les russes. En 1992, Kabul est pris par le tadjik Ahmad Shah Massoud, principal héros de la guerre contre l’occupant, à la tête de "l’Alliance du Nord", une coalition récemment mise en place de chefs de guerre du nord (non-pachtouns donc). Fin définitive de l’épisode russo-soviétique. Bilan de dix années de guerre : plus d’un million de morts, 3 à 5 millions de réfugiés.

Un gouvernement est alors formé sous l’égide du tadjik Burhanuddin Rabbani. Il se constituera autour des différents chefs de guerre de "l’Alliance du Nord". A partir de là, il faut beaucoup de prudence pour organiser un récit cohérent de la situation tant les alliances et les trahisons se succèdent à Kabul, au milieu des combats entre factions rivales, toujours sur fond de vieilles rivalités entre pachtouns et autres ethnies, rivalités exacerbées par les différents chefs de guerre. Massoud a libéré Kabul, mais pour éviter un bain de sang, il s’est allié à l’ouzbek Dostom, ex-milicien et commandant de la garde prétorienne du régime de Kabul. Mais ça n’évitera en rien les successions d’exactions. D’autant que Hekmatyar débarque du Pakistan et vient récupérer les marrons du feu avec ses propres troupes. Il tirera des roquettes sur la ville pendant des mois. La situation à Kabul est terrible : les structures de l’armée sont détruites, il n’y a plus de police, les services secrets ont été anéantis, toute l’administration s’est écroulée. Kabul est morcelée en différents quartiers "ethniques". Des moudjahidins entrent de partout en ville, des milliers de prisonniers de droit communs sont mystérieusement libérés, les gens pillent les dépôts d’armes, tout le monde est armé. Les exactions provoquent des dizaines de milliers de morts. A un moment, Dostom retournera une deuxième fois sa veste en se ralliant à Hekmatyar, pour supplanter l’Alliance du Nord. Massoud accepte finalement d’être évincé du gouvernement, et un compromis est signé où Hekmatyar devient premier ministre.

Sauf qu’Hekmatyar vient de tomber en disgrâce aux yeux de l’Arabie Saoudite, pour avoir commenté de façon non conforme à ses yeux l’invasion de l’Irak au Koweit. L’Arabie Saoudite n’en veut plus et menace le Pakistan de lui couper les vivres ! C’est à ce moment que le Pakistan se rabat sur les talibans, d’anciens élèves des madrassas (écoles coraniques), en général des exilés ou fils d’exilés afghans, organisés désormais en mouvement. Au Pakistan, le mouvement taliban est manipulé par l’ISI (services secrets pakistanais), il a par la suite conquis son indépendance, et prospère sur le marasme social et identitaire d’un pays confronté à une conjoncture économique désastreuse, où le chômage des jeunes par exemple atteint des proportions affolantes. Les talibans débarquent donc en 1994 en Afghanistan. Ils prennent rapidement Kandahar puis l’ensemble du pays en 96, après deux ans de combat dont un an pour le seul siège de Kabul, parachevant ainsi de transformer cette ville en un champ de ruines. Ensuite la terreur s’installe. Des patrouilles contrôlent en continu la longueur des barbes et la décence des tenues, sous peine de coups de fouet et autres tortures. Les filles sont interdites d’école, les femmes de soins médicaux. Mutilations et lapidations en place publique sont le seul spectacle autorisé. Les talibans se sont abattus comme des charognards sur un pays exsangue qu’ils n’avaient pas même contribué à libérer, sans laisser le moindre répit aux afghans pas même sortis de treize années de guerre. Les Afghans avaient chassé la deuxième plus grande armée du monde, ils ont fini par se voir privés de leur victoire par des puceaux cruels mortifères, débiles et sanguinaires. Les talibans ont volé leur histoire aux afghans.

Enfin, cerise sur le gâteau, l’assassinat de Massoud le 9 septembre 2001. Massoud était venu en France peu avant pour dénoncer les accointances entre le Pakistan et les talibans, et aussi parler des menaces que les talibans représentaient. Personne ne l’a écouté. Personne n’a même cru bon de prononcer le mot "Pakistan" lors de sa visite. En guise de réponse, on a envoyé de l’aide humanitaire... Massoud, peut-être le dernier héros, adulé à juste titre par les Afghans. Sans doute qu’il fallait l’assassiner pour éliminer le seul nom susceptible de rassembler un jour l’ensemble du pays contre les talibans. Lui mort, la voie était libre, et en particulier pour le 11 Septembre. En tous cas, c’est le surlendemain de sa mort que l’opération 11 septembre a eu lieu.

Que faire ? Quitter l’Afghanistan en l’état actuel revient à le laisser aux talibans, et cette fois en conscience, en toute connaissance de cause quant à ce qu’il pourrait advenir. Comment sortir de ce bourbier sans que ces gens ne reviennent au pouvoir, telle est l’équation impossible à résoudre (à moins de considérer qu’ils aient pu changer, mais qui pourrait y croire quand chaque semaine des bombes sont posées dans des mosquées, voire jusque dans des jardins d’enfants ?). Il y avait bien une solution à une époque. Elle aurait constitué à faire voter une constitution qui transforme l’Afghanistan en confédération, où chaque ethnie aurait eu une très large part d’autonomie et aurait vu son mode de vie préservé : personne ainsi n’aurait "perdu la face". Cette solution a été envisagée, mais pas par l’Otan qui ne l’a même jamais évoquée. Pourtant elle aurait permis aux américains de montrer à l’opinion publique que cette intervention n’était pas forcément une guerre coloniale, et aussi de lui faire accepter une si longue occupation militaire. En lieu et place, les américains sont parti en laissant la bombe à retardement talibane derrière eux...

Ça s’est fini avec les négociations de Doha, où américains et talibans on prétendu discuter de paix. Mais comment parler de paix avec des gens qui semblent vénérer la guerre voire la mort ? Avec des gens qui, visiblement, aiment à ce point la guerre ? J’entends bien des spécialistes nous dire que les talibans veulent le pouvoir, et sans doute que certains y sont sensibles. Mais pour ce que j’en pense, pas tous. Il n’est pas impossible que nombre d’entre eux préfèrent la guerre. C’est en tous cas à mon avis cette notion qui a semblé échapper aux américains lors des négociations de Doha, pendant lesquelles nombre de talibans se sont autorisés à commettre des massacres en plein négociation ! Oui, je pense que beaucoup de talibans adorent la guerre.

Les Afghans étaient un peuple magnifique. Le mot qui vient, c’est « fier » bien sûr, mais « fraternel » est peut-être un encore meilleur mot pour les qualifier. Qu’en reste-t-il après 40 ans de guerre ? J’en sais rien. Qui le sait ? Le seul et dernier espoir est que les talibans aient quand même un peu évolué depuis vingt ans. Sinon ce qui fut l’Afghanistan sera mort pour toujours.

Paix aux Afghans.


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