La souveraineté populaire, ce n’est pas de l’histoire ancienne

mardi 27 juillet 2021.
 

Le mouvement des gilets jaunes a revivifié un concept promu par Rousseau : la souveraineté du peuple. Souvent galvaudée ou trahie, elle suscite des sentiments ambivalents chez les élites politiques, et des craintes diverses.

« Monsieur le président de la République, vous vous êtes adressé au peuple souverain de France ce lundi 31 décembre 2018 à 20 heures pour exprimer vos vœux à l’ensemble des citoyens… » La lettre adressée début janvier par les « gilets jaunes » à Emmanuel Macron, en réponse à son allocution télévisée, commençait en ces termes. Dans les manifestations comme sur les ronds-points, la même expression revient sans fin, comme pour interpeller le pouvoir en place : « Macaron, le peuple souverain s’avance », s’affiche sur plusieurs pancartes. D’autres, plus sobres, se contentent d’un « Peuple souverain » ou « Le pouvoir au peuple ». Sur une route, au dos d’un gilet, on trouve aussi inscrit au marqueur en forme de programme : « VIe République. Démocratie directe. Le peuple souverain ». Une exigence démocratique si centrale qu’on en trouve la trace dès novembre 2018, chez un des leaders du mouvement qui déclare alors sur un plateau : « Le peuple souverain n’a pas à demander l’autorisation de manifester ».

Depuis, elle s’est traduite dans l’idée de référendum d’initiative citoyenne – synthétisée par l’acronyme RIC – qui a fait son chemin dans le mouvement et au-delà, jusqu’à interroger certaines formations politiques. À commencer par le groupe La France insoumise, qui a présenté à l’Assemblée une proposition de loi en vue de mettre en place plusieurs référendums d’initiative citoyenne.

Le réveil d’un idéal politique

Très en verve ce jour-là, Jean-Luc Mélenchon a adopté un ton incantatoire pour défendre l’idée, sans toutefois réussir à convaincre une majorité de députés : « Les RIC viendront. Ils sont inéluctables. C’est un franchissement démocratique comme l’ont été auparavant le droit du peuple de voter, le droit des femmes de voter, le droit des juifs d’être citoyens ». Il a convoqué Saint-Just, Jaurès et même la république romaine : « Quand on aperçoit une élection avec 50% d’abstention, cela signifie qu’une nouvelle fois, comme en 492 avant notre ère, le peuple s’est retiré sur l’Aventin. C’est le moment de répondre à cette crise ». Quant à Bastien Lachaud, rapporteur de cette proposition, il en a rappelé le principe au micro : « Le souverain, c’est le peuple. Vous avez grand tort de mépriser la voix du peuple. C’est la peur du peuple qui vous guide ».

Que l’idée se propage à la gauche radicale n’a rien d’étonnant. Mais elle s’est aussi répandue dans la gauche sociale-démocrate, via le think tank Terra Nova, réputé proche du Parti socialiste. « J’ai été surpris par la rapidité avec laquelle ce thème du RIC s’est imposé non seulement dans le discours des gilets jaunes, dans leurs revendications, mais aussi dans l’espace public », souligne le politologue Loïc Blondiaux, qui a corédigé une note pour Terra Nova sur « Le référendum d’initiative citoyenne délibératif ». En dépit des « risques » associés à cette procédure, les auteurs de ce texte ne jettent pas le bébé avec l’eau du bain : combiné avec la démocratie participative, ce principe pourrait bien accomplir le rêve d’une démocratie directe « toujours savamment corsetée, voire empêchée », laissent-ils entendre.

« Ce qui importe à Rousseau, c’est que le peuple ratifie les lois, pas qu’il exerce quotidiennement l’autogouvernement. »

Céline Spector, professeure de philosophie politique

« Qu’un think tank comme Terra Nova, qui a certes défendu un certain nombre d’innovations politiques, ait produit un tel rapport témoigne de la diffusion de ce thème. Mais cela montre aussi que nous sommes dans un moment de crise où les tenants du pouvoir vont être obligés de répondre au désir des citoyens par des réformes qui modifient plus ou moins substantiellement le système actuel », poursuit Loïc Blondiaux. Ainsi ceux qui s’opposent au RIC ont-ils été obligés de faire des propositions. La Fondation Jean Jaurès, elle aussi proche du Parti socialiste, a publié une contribution de Jacques Lévy qui livre « une analyse critique de la démocratie directe » et formule des pistes pour la mise en place d’une « démocratie interactive ». Même La République en marche n’a pas pu faire la sourde oreille et a bien été obligée de trouver une échappatoire à la crise démocratique en mettant en place le grand débat national.

Le climat était propice à l’émergence d’une telle revendication : « Cette volonté de remplacer la représentation par des formes de démocratie purement directes caractérise souvent les lendemains d’échec. En raison de l’incapacité des clubs à influencer la politique, au moment de la IIème République, on a vu émerger la proposition que tous les sujets soient directement gérés par les citoyens. Le RIC intervient lui aussi sur fond d’échec démocratique et de sentiment de déconnexion entre les partis et les citoyens », analyse le politologue Samuel Hayat. Mais si le référendum d’initiative citoyenne suscite autant de réactions, sans doute est-ce parce qu’à travers lui, les gilets jaunes ont réveillé un vieil idéal politique qui agite l’histoire de France depuis le XVIIIème siècle.

Le rousseauisme des gilets jaunes

De fait, la souveraineté populaire a pour ancêtre le concept de « volonté générale » forgé par Rousseau dans Du contrat social en 1762. « Les gilets jaunes formulent un idéal politique dans lequel le peuple serait en mesure d’exprimer sa volonté à tout moment, de manière transparente, à travers le RIC, et mettent ainsi en scène dans leurs discours quelque chose qui ressemble beaucoup à l’idéal de volonté générale de Rousseau », avance Loïc Blondiaux. À ses yeux, les révoltés des ronds-points n’ont pas besoin de citer le philosophe des Lumières pour être « parfaitement rousseauistes dans leur inspiration et leurs revendications ! »

Christophe Miqueu, maître de conférences en philosophie politique à l’université de Bordeaux, confirme : « Le RIC vise une autre conception de la démocratie que celle que nous appelons représentative. L’idée est de proposer un mécanisme institutionnel, dont les contours restent à discuter dans le détail, qui rendrait précisément possible une implication beaucoup plus intense et régulière de la communauté des citoyens, autrement dit l’ensemble de celles et ceux qui à égalité constituent – par le lien civique qui les unit dans l’exercice de la souveraineté – le peuple souverain ». Une critique des systèmes de représentation héritière de l’esprit de Rousseau et qui « sait que dès lors que la souveraineté populaire est déléguée, elle n’existe plus comme volonté générale », explique encore Christophe Miqueu. Que dénoncent les gilets jaunes, sinon un régime qui confisque la souveraineté populaire et empêche le peuple d’influencer les décisions principales, à l’heure où les gouvernants sont soumis aux pouvoirs non-élus que sont les marchés, les banques et les grandes entreprises ?

« La peur de la plèbe crée chez les élites sociales une tentation antidémocratique permanente dont Emmanuel Macron est l’incarnation. »

Samuel Hayat, politologue

« On est dans une galaxie rousseauiste, mais la souveraineté populaire se reconquiert cette fois non pas seulement contre les professionnels de la politique, mais aussi contre la bureaucratie, les experts, l’Union européenne, les pouvoirs non-élus qui ont été les promoteurs des transitions néolibérales », précise Samuel Hayat. « Jusque très récemment, les deux revendications se paralysaient l’une l’autre. Celle qui était contre les marchés passait pour une revendication populiste qui nécessitait des partis puissants pour s’opposer à Bruxelles. Celle qui s’opposait aux élites politiques traditionnelles s’appuyait au contraire sur le recours à l’expertise citoyenne ou scientifique des associations et des ONG, poursuit-il. La nouveauté, c’est que ces deux critiques se rejoignent aujourd’hui car Emmanuel Macron est une synthèse entre le monde de la politique traditionnelle et celui de l’expertise néolibérale. »

Quoi qu’il en soit, quand Rousseau en fait un cheval de bataille, vingt-cinq ans avant la Révolution française, l’application du concept de souveraineté du peuple est déjà une petite révolution en soi. Car elle rompt non seulement avec les origines théologiques d’une notion forgée par les religions monothéistes, qui attribuaient à Dieu l’autorité en dernière instance, mais aussi avec son emploi laïcisé au XVIème siècle par des auteurs comme Jean Bodin et Thomas Hobbes, qui transfèrent cette compétence au monarque. À partir du XVIIIème siècle, la souveraineté ne définit plus ni le pouvoir de Dieu, ni celui du roi, mais celui du peuple, qui en devient soudain le dépositaire légitime. « La Révolution a fait redescendre cette notion du monarque au peuple, un peuple considéré comme homogène et doté d’une volonté qui est source ultime du pouvoir », relève le politologue Yves Sintomer.

Du plébiscite au référendum

« Cette forme de souveraineté ne pouvait revenir qu’au peuple et non pas à un monarque, ni même à une assemblée de représentants. Il fallait que le peuple soit le sujet et l’objet des lois. Le modèle est celui de Genève avant sa corruption, avec un "grand conseil" ou "conseil général" où étaient regroupés tous les citoyens qui prenaient la parole dans une forme de démocratie directe », explique Céline Spector, professeure de philosophie politique. Même si, selon elle, les limites de cet exercice sont déjà pensées comme telles. « Pour Rousseau, il n’a jamais été question que chacun décide de toutes les actions du gouvernement. Ce qui lui importe, c’est que le peuple ratifie les lois, pas qu’il exerce quotidiennement l’autogouvernement. Dans son esprit, le législateur est un personnage un peu mythique qui ne se confond pas forcément avec celui qui met en œuvre les lois. »

Reste que la Révolution de 1789 grave dans le marbre cette idée de souveraineté populaire. Pour s’en convaincre, il suffit de se référer à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui souligne que « tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à la formation [de la loi] ». Quelques années plus tard, en 1793, la Constitution de l’An I – qui ne sera jamais appliquée – reconnaît la démocratie directe sous l’influence des travaux de Condorcet, en confiant à des « assemblées primaires » le pouvoir de censurer la loi dans les quarante jours suivant la proposition des députés.

« La conception d’une démocratie sans médiation est une vision d’horreur, qui mène forcément à l’autoritarisme. Les partis politiques, la séparation des pouvoirs, l’État de droit sont indispensables à la structuration des conflits. »

Loïc Blondiaux, professeur de science politique

Il faut cependant attendre la toute fin du XVIIIème siècle, sous le Premier Empire, pour voir se concrétiser des procédures d’appel au peuple. Bonaparte soumet par exemple la Constitution de 1799 et ses modifications à des plébiscites – du latin « plebs » (peuple) et « scitume » (décision). Sauf qu’il s’agit moins alors de rendre de la puissance d’agir aux citoyens que de légitimer le pouvoir napoléonien, ce qui jette un discrédit durable sur le dispositif, accusé à juste titre de sacraliser la figure du chef et de servir à contourner les décisions prises par les députés. Au XIXème siècle, le principe de la démocratie directe resurgit, au cœur de la Commune de Paris, dans la Déclaration au peuple français publiée dans le Journal officiel, le 20 avril 1871. Elle évoque « l’intervention permanente des citoyens dans les affaires communales par la libre manifestation de leurs idées ».

Et plus tard, dans l’entre-deux-guerres, c’est le référendum qui est réhabilité sous la plume du juriste Raymond Carré de Malberg, qui propose en 1931 de s’en servir pour contrôler l’action du Parlement. Mais ce n’est qu’en 1958 que cette procédure revient sur la scène politique, taillée sur mesure pour le général De Gaulle : l’article 3 de la Constitution de la Vème République affirme en effet que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum [...] ». Ces dernières années, enfin, c’est l’Union européenne qui a prétendu donner un second souffle à la souveraineté populaire. En théorie, le traité de Lisbonne permet en effet à des citoyens qui parviennent à réunir au moins un million de signatures, provenant a minima de quatre pays de l’Union, de soumettre leur initiative à la Commission européenne. Sauf que rien n’oblige celle-ci à y donner suite. Quant au « référendum d’initiative partagée » consacré par la réforme constitutionnelle de 2008, il nécessite le soutien de 185 parlementaires et 10% des inscrits sur les listes électorales. Soit… 4,6 millions d’électeurs. Autant dire qu’aucun « RIP » n’a encore été organisé.

Élites et haine de la démocratie

Cette situation signe toute l’ambiguïté des sentiments que suscitent les réinventions démocratiques : « Ce qui est loué en théorie n’est pas pour autant accepté en pratique… Confier le pouvoir au peuple n’a pas simplement suscité de la méfiance, mais bel et bien une lutte acharnée des classes dominantes, refusant depuis la Révolution française de laisser au peuple souverain la souveraineté effective de son pouvoir », estime Christophe Miqueu. En témoigne une conflictualité inhérente au mouvement démocratique que l’on retrouve dès la Révolution française avec la sans-culotterie, durant la révolution de 1848, pendant la Commune de Paris en 1871 ou encore au moment du Front populaire.

Mais cette « haine de la démocratie » dont parle le philosophe Jacques Rancière est contrebalancée par l’impossibilité pour les élites politiques de refuser ouvertement toute innovation démocratique. « La peur de la plèbe crée chez les élites sociales une tentation antidémocratique permanente dont Emmanuel Macron est l’incarnation. Et en même temps, la démocratie c’est le règne du peuple, de n’importe qui », observe Samuel Hayat. Selon lui, « La France, comme l’Angleterre ou les États-Unis, est un régime né sur une révolution, donc sur l’expression directe du pouvoir du peuple. L’ambivalence vient de là. Les dirigeants ont toujours une haine de la démocratie, mais ils vivent dans des régimes qui tirent leur origine et leur légitimité de ce moment fantasmé d’un peuple qui, dans le passé, s’est rassemblé et a renversé la monarchie. »

« On ne peut pas penser la démocratie directe contre la démocratie représentative. Il faut défendre une perspective mixte. »

Yves Sintomer, politologue

Que la France insoumise n’ait pas tardé à s’engouffrer dans la brèche entrouverte par les gilets jaunes n’a rien d’étonnant. Mais certains chercheurs tempèrent un enthousiasme jugé un peu excessif, tant la démocratie directe prête le flanc à la critique. On peut lui reprocher de conduire au règne de la démagogie et des émotions, de soumettre des questions complexes à des citoyens pas assez formés, de déboucher sur des réponses trop binaires, d’entériner le sentiment d’une classe politique nuisible, d’être instrumentalisée par de puissants lobbies désireux de faire reculer l’intervention de l’État… Et, pire que tout, de se renverser en son contraire : « La conception d’une démocratie sans médiation est une vision d’horreur, qui mène forcément à l’autoritarisme », déplore Loïc Blondiaux. « On peut concevoir la fabrication de consensus à l’échelle locale, dans groupes qui se connaissent et partagent les mêmes valeurs et les mêmes intérêts. Mais dès qu’on est dans des ensembles plus larges, cela devient compliqué. Les partis politiques, la séparation des pouvoirs, l’État de droit sont indispensables à la structuration des conflits », explique le chercheur.

Une fiction dangereuse ?

Certes, les gilets jaunes ont la particularité d’avoir plutôt parlé d’une seule voix, sans faire de différence entre les Français et les étrangers, les assistés et les travailleurs, les pavillons et les cités, comme le fait remarquer la sociologue Isabelle Coutant dans une tribune publiée par Le Monde. « Les classes populaires et les petites classes moyennes réalisent sans doute à travers ce mouvement qu’elles ont plus en commun que ce qui les différencie. Il existe certes des différences entre les uns et les autres en termes de conditions de travail et de rémunération, ne serait-ce qu’entre qualifiés et non qualifiés, ruraux et urbains, hommes et femmes… Mais ces différences sont moindres que les écarts qui les séparent des catégories les plus favorisées », écrit-elle.

Reste que l’idée d’un peuple homogène sur lequel repose la souveraineté populaire est une fiction qui peut s’avérer dangereuse : « Nier l’existence de ces conflits qui traversent la population expose à toutes sortes de manœuvres démagogiques et peut mener à des solutions autoritaires portées par un leader prétendant absorber en sa personne toutes les différences et réconcilier le peuple avec lui-même », ponctue Loïc Blondiaux. Selon lui, les corps intermédiaires sont indispensables pour structurer le débat et faire émerger un consensus. D’ailleurs, même en Suisse, championne de la démocratie directe, les votations citoyennes sont en général menées par des partis ou des syndicats. Très rares sont les cas où des collectifs de citoyens lancent eux-mêmes l’initiative et mènent campagne. Car il faut une organisation militante importante pour récolter 50.000 signatures afin de déclencher un référendum pour rejeter une loi, dans les cent jours qui suivent son adoption, voire 100.000 quand il s’agit d’obtenir un référendum sur une proposition de loi qui sera ensuite débattue au Parlement.

« On ne peut pas penser la démocratie directe contre la démocratie représentative. Il faut défendre une perspective mixte », conclut Yves Sintomer. Et mettre en place des garde-fous pour permettre à cette belle idée de remplir ses promesses, à commencer par celle d’offrir à tous une vie meilleure. Car à en croire Christophe Miqueu, « la démocratie politique est le cadre dans lequel peut s’épanouir la démocratie sociale, dès lors que l’on ne renonce pas à faire du peuple – et non d’un seul ou de quelques-uns – le souverain ».

Marion Rousset


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