Claude Jean-Pierre, 67 ans, mort d’avoir rencontré la police

dimanche 20 juin 2021.
 

L’affaire Claude Jean-Pierre. Une nouvelle violence policière passée sous les radars médiatiques en France. Je reviens dans ce deuxième numéro des coulisses du Média sur l’importance de pouvoir traiter de ces affaires qui continuent malheureusement de tristement s’empiler.

C’était un peu plus de six mois après l’affaire George Floyd aux États-Unis, mais l’onde de choc a, dans un premier temps, à peine touché la France métropolitaine. C’est l’enquête patiente de notre journaliste Romain Mahdoud, et la révélation d’images de vidéosurveillance qui a relancé une enquête judiciaire au point mort. Dans le cadre de notre rubrique “Les coulisses du Média”, diffusée en format newsletter, nous avons voulu revenir avec Romain sur sa démarche et son travail.

Q1. Entre ton premier contact avec le sujet et la publication des images qui ont fait bouger l’enquête, plusieurs semaines se sont écoulées. Pourquoi ? Qu’est-ce qui a débloqué les choses ?

Salut Théo, oui alors d’abord je vais revenir un peu sur ce qui s’est passé dans cette affaire.

Claude Jean Pierre avait 67 ans lorsqu’il a été interpellé le 21 novembre dernier. C’était un contrôle de gendarmerie, ça s’est passé à Deshaies en Guadeloupe.

Claude Jean Pierre avait bu et les gendarmes l’ont contrôlé. Ils lui ont fait passer un test d’alcoolémie et ça aurait pu s’arrêter là mais quelques minutes plus tard ils l’ont sorti de la voiture très brutalement, ce qui a entraîné la rupture de deux cervicales, et il est mort deux semaines plus tard à l’hôpital.

Pour en revenir à la raison pour laquelle ça a été si long, tu parlais de semaines Théophile mais ça a pris plusieurs mois en réalité entre le premier contact et la publication de notre enquête.

Ca a été très long car dans ce genre d’affaires il faut un travail de fond pour gagner la confiance de ses sources surtout dans ces affaires où les médias ne sont pas forcément exemplaires. Il y a beaucoup de personnes qui jouent gros, que ce soit du côté des gendarmes donc de l’État finalement ou du côté des proches qui cherchent à obtenir justice pour Claude Jean Pierre et à connaître la vérité pour enfin faire leur deuil correctement.

C’est aussi des affaires où il y a beaucoup d’interlocuteurs, en plus là dans notre cas cela se passe en Guadeloupe donc très loin de la France hexagonale ce qui complique aussi la communication. Il faut contacter les représentants du pouvoir judiciaire sur place, donc le tribunal de Basse Terre, et il y a aussi une procédure en cours à l’Inspection Générale de la Gendarmerie nationale. Puis il y a les avocats, les proches de la victime aussi évidemment.

Et en plus de ça, il y a très peu d’informations qui tournent à cause du secret de l’instruction puisque dans le cadre de cette affaire il y a une instruction qui a été ouverte en janvier. Souvent, suite à l’ouverture d’une instruction, c’est presque impossible d’obtenir des informations officielles sur le sujet qui nous intéresse pour faire avancer l’enquête. Nous avons finalement réussi à nous procurer la vidéo pendant le mois de mai et c’est quand même une satisfaction de se dire qu’on n’a pas travaillé pour rien, et qu’on va enfin pouvoir sortir ces documents pour faire bouger les choses et faire avancer l’affaire.

Q2. Quelles ont été les réactions en Guadeloupe après la diffusion de ces images terribles ? (système judiciaire, médias locaux)

Il y a eu énormément de réactions en Guadeloupe. Au niveau des médias locaux comme France Antilles Guadeloupe ou la 1ère (France Télévisions) déjà.

J’ai une petite anecdote d’ailleurs qui illustre assez bien ta question.

J’ai une amie qui travaille à la 1ère, qui m’a appelé suite à la sortie de notre enquête.

Elle m’a dit que ça avait fait l’effet d’une bombe, que toute sa rédaction bossait sur ce dossier depuis des mois et que c’était incroyable qu’on sorte la vidéo.

Guadeloupe 1ère ce n’est quand même pas rien donc ça montre bien l’impact médiatique que la sortie de notre enquête a eu.

Ca a été un peu pareil d’ailleurs en France hexagonale où on a été repris par beaucoup de médias comme Libération, le Figaro, Paris Match ou encore l’agence de presse turque.

Je pense donc effectivement que ça a eu un gros impact au niveau des médias que ce soit localement ou ici en France hexagonale.

Et il faut savoir que cet impact médiatique est d’autant plus important qu’à l’époque de l’interpellation de Claude Jean Pierre, l’affaire était passée complètement sous les radars de la presse. Et pour cause, son interpellation a eu lieu le même jour que le tabassage de Michel Zecler par des policiers à Paris donc ça avait accaparé l’attention et comme Claude Jean Pierre c’était en Guadeloupe, forcément ça n’avait pas fait le poids pour gagner l’attention des médias nationaux.

Ça a aussi redonné beaucoup de motivation aux collectifs qui se sont constitués pour réclamer vérité et justice, que ce soit en Guadeloupe ou en France Hexagonale. Au niveau de la Guadeloupe, plusieurs collectifs ont d’ailleurs décidé de porter plainte contre les gendarmes auteurs de l’interpellation, qu’on voit sur les images de vidéosurveillance.

Q3. Peut-on dire que nos révélations ont donné un coup de fouet à une procédure qui était endormie ?

Je pense que oui, notamment car le lendemain de la publication de notre enquête avec les images de la vidéosurveillance, il y a eu une conférence de presse en Guadeloupe à Basse-Terre.

Cette conférence de presse a été organisée à l’initiative du Parquet de Basse-Terre et du procureur en charge de l’affaire, Xavier Sicot.

On a vraiment assisté à un grand moment de communication de crise. Je suis en réalité ironique car c’était assez ridicule. Les journalistes n’avaient pas le droit de poser de questions. On a juste assisté à une vaste opération de blanchiment médiatique. Le procureur a remis en cause la véracité de nos images.

Il a notamment incriminé le montage de la vidéosurveillance qu’on a réalisé, parce qu’évidemment on n’allait pas sortir la vidéosurveillance de manière brute alors qu’elle dure plus de 30 minutes.

On a fini par le faire quand même car on voyait bien qu’il y avait de plus en plus de personnes qui remettaient en cause la véracité de l’enregistrement en se basant sur ce montage, donc on a décidé de publier l’intégralité de la séquence en ligne.

Pour revenir à ta question, ça a clairement donné un coup de fouet à la fois au niveau de la procédure et de l’opinion publique, sachant que les deux s’alimentent, après il reste désormais à voir comment ça va évoluer. Pour l’instant, les avocats de la famille ne se sont pas exprimés.

Les proches restent quand même plutôt dans l’ombre et en dehors de la conférence de presse de Xavier Sicot pour donner l’impression que l’enquête n’est pas au point mort, on a quand même eu très peu d’infos ou de nouveaux éléments.

Q4. Comment a réagi la famille de Claude Jean-Pierre ? Était-ce important pour elle que ce qui lui est arrivé soit socialement reconnu, avant même le verdict judiciaire ?

La famille était vraiment contente, enfin je dirais plutôt soulagée. Ils nous ont contactés pour nous dire que ça leur donnait un nouveau souffle.

Ça fait quand même six mois que Claude Jean Pierre est mort. Et jusque là en France hexagonale cette affaire était presque inconnue. Avant on avait eu Michel Zecler et le nom de Claude Jean Pierre il ne disait rien à personne.

Donc oui il y a quand même une forme de reconnaissance sociale de ce qui lui est arrivé.

Depuis la sortie de la vidéo, il y a eu quand même pas mal de messages de soutien à la famille, ça leur donne du courage aussi pour continuer à se battre. Car Ils sont conscients que la bataille est loin d’être finie, d’ailleurs ils se sont beaucoup investies ces dernières années aux côtés d’autres collectifs de familles de victimes de violences policières comme la Vérité pour Adama notamment. On a vu plusieurs fois la fille de Claude Jean Pierre et son fils aux côtés de personnes comme Assa Traoré ou encore Ramata Dieng, deux femmes qui ont perdu leur frère suite à une intervention policière donc on voit bien qu’ils sont conscients de la nécessité aussi de maintenir une présence qu’elle soit militante ou médiatique, justement car la justice dans ces affaires est extrêmement lente.

Q5. Quelles sont les difficultés que l’on peut rencontrer en enquêtant sur les violences policières ? Pourquoi faut-il continuer malgré tout ?

Il y a beaucoup de difficultés à enquêter sur ces violences. Déjà le premier obstacle c’est la question des moyens.

On a travaillé pendant plusieurs mois avant de pouvoir sortir une information. Et le fait de pouvoir travailler aussi longtemps sur un sujet ce n’est pas donné à tout le monde, ça ne se passe pas comme ça dans toutes les rédactions. Surtout que les affaires de violences policières il y a beaucoup de cas où finalement tu peux te retrouver à ne rien sortir si tu n’as pas eu accès aux éléments dont tu avais besoin.

Il y a aussi le secret de l’instruction, j’en parlais mais c’est quelque chose qui ralentit énormément le travail de recherche en fait, c’est aussi pour ça qu’on passe du temps, et que du coup il n’y a pas beaucoup de médias qui consacrent de l’argent à traiter des violences policières. Nous on le fait car c’est aussi un choix éditorial mais ça demande c’est vrai beaucoup de temps et donc beaucoup d’argent. En plus, quand tu travailles sur de telles affaires qui sont toutes littéralement des affaires d’État puisqu’elles impliquent des fonctionnaires dépositaires de l’autorité public, que ce soit les gendarmes ou les policiers, il y a toujours cette appréhension car l’État ce n’est pas rien, il y a la question des poursuites judiciaires que ton média risque aussi donc c’est vrai que c’est très compliqué.

Cela dit on ne va clairement pas s’arrêter là car on le voit aujourd’hui on vit dans un climat très nauséabond, il y a beaucoup d’affaires de violences policières qui sortent. En parallèle on a quand même eu droit à la proposition de loi sécurité globale qui visait finalement à empêcher de nouvelles affaires de sortir car c’est ce qui se passe si t’arrêtes de filmer il n’y a plus d’affaires. Le quinquennat de Macron a été quand même très dévastateur en termes de liberté de la presse et même pour les libertés en général. C’est pour ça qu’il faut qu’on puisse continuer à faire notre travail, malgré les embûches et malgré le manque de moyens.


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