J’éprouve le besoin de m’excuser auprès de vous, enfants de Gaza et d’Askelon…

dimanche 6 juin 2021.
 

Samedi 22 mai, au lendemain du cessez-le-feu, Juifs et Arabes d’Israël manifestaient ensemble place Habima à Tel-Aviv. L’écrivain David Grossman a prononcé ce discours que nous publions intégralement.

Traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche.

Erev tov, massa’ alkheïr, bonsoir,

Permettez-moi de consacrer mes propos de ce soir aux enfants des localités israéliennes en bordure de la bande de Gaza, aux enfants de Gaza et à tous les enfants qui ont subi dans leur chair et dans leur âme la guerre qui vient de s’achever. La frénésie de chaque camp à « graver dans la conscience » sa propre victoire a provoqué de minuscules défaites. Une génération entière d’enfants, à Gaza et à Ashkelon, va grandir et vivre sans doute avec le traumatisme des tirs, des explosions et des sirènes d’alerte.

Vous, les enfants, qui avez réellement conscience des brûlures du conflit, j’éprouve le besoin de m’excuser auprès de vous parce que nous n’avons pas réussi à créer en votre faveur une réalité meilleure et plus bienfaisante, le genre de réalité à laquelle chaque enfant dans le monde a droit.

Chères amies et chers amis,

La dernière guerre vient de prouver à quel point les deux camps, Israël et le Hamas, sont bloqués, prisonniers du cercle vicieux meurtrier qu’ils ont forgé de leurs propres mains. A quel point ils fonctionnent depuis des décennies comme un système automatique qui ne sait que tourner en boucle, une fois après l’autre, d’une puissance toujours plus grande.

Une salve de roquettes de plus et un autre bombardement, une salve, un raid aérien, des missiles Qassam et Dôme d’Acier, et des alertes… Et encore une fois, cette commotion cadencée qui nous est si familière, de plus en plus forte, s’embrasant d’elle-même et brouillant notre jugement.

Puis arrive ce moment où il est évident que la guerre n’a plus d’objet, ce que tout le monde sait, en Israël et à Gaza, mais on ne peut pas arrêter, impossible de baisser les armes, comme si la force en soi devenait la fin et non un moyen. Et cet énorme marteau-pilon continue à frapper encore et encore et, à Beer Sheva comme à Gaza, les enfants tremblent de peur, tandis que des experts intarissables envahissent les médias, déversent des éloges sur nous-mêmes et salissent nos ennemis, alors que nous, otages de tous les extrémistes de tout acabit, sommes là, bouche bée, à regarder comment des êtres humains deviennent des cibles dans la « banque des objectifs », des mères dans la rue protégeant de leur corps leurs enfants, des gratte-ciel s’écrouler comme des châteaux de cartes, et des familles entières liquidées en un clin d’œil.

Et tout cela peut se poursuivre pour l’éternité – ce mécanisme ne possède pas de disjoncteur de sécurité – sauf si Joe Biden esquisse un léger signe de la main et, soudain, voilà que nous nous réveillons du charme hypnotique de la destruction et regardons autour de nous en nous interrogeant : qu’est-ce qui s’est passé là ? Qu’est-ce qui est encore arrivé là ? Et pourquoi sentons-nous que les éléments les plus extrémistes du conflit nous ont encore manipulés ? Et comment se fait-il qu’après l’enfer qu’ont vécu des millions d’individus à Gaza et en Israël, nous demeurons à peu près au même point de départ ?

Et, par-dessus tout, je pose la question : comment se fait-il qu’Israël, mon pays, un Etat à la puissance formidable de création, d’invention et d’audace, fait tourner depuis plus d’un siècle les meules du conflit et se montre incapable de transformer son énorme force militaire en levier qui change la réalité, nous libère de la malédiction des guerres cycliques ? Qui nous ouvre une voie différente ?

Certes, il est plus facile de faire la guerre que la paix. Dans la réalité de notre existence, en fait, la guerre, nous continuons à la faire, tandis que la paix exige des démarches psychiques douloureuses et compliquées, autant d’initiatives menaçant des peuples qui se sont habitués à ne presque que combattre.

Nous, les Israéliens, nous refusons encore de comprendre que s’est achevée l’ère où notre puissance pouvait déterminer une réalité qui soit commode exclusivement pour nous, qui réponde à nos besoins et à nos intérêts.

La dernière guerre va-t-elle faire entrer dans nos cervelles que, à beaucoup près, notre puissance militaire n’est déjà presque plus pertinente ? Que peu importe à quel point est longue et lourde l’épée que nous brandissons, au total, n’importe quelle épée se révèle une épée à double-tranchant ?

La guerre actuelle vient de s’achever, et la question brûlante qui se pose désormais à l’intérieur d’Israël, c’est de savoir quelles seront les relations entre les Juifs et les Arabes.

Ce qui s’est produit dans les villes d’Israël est épouvantable. Il n’existe aucun moyen de le justifier. Commettre un lynchage sur des passants parce qu’ils sont juifs ou arabes, voilà la définition la plus méprisable de la haine et de la cruauté. Les victimes ont été assassinées et leur humanité déniée. Les assassins, dans ces moments-là, se sont métamorphosées en bêtes sauvages.

Mais, désormais – maintenant que les esprits se sont calmés et que le règne de la loi commence enfin à s’en prendre aux criminels – il est possible de parler de ce qui est arrivé, d’essayer de comprendre ce qui s’est révélé dans les deux sociétés et ses racines. Car de cette lucidité dépend notre avenir, Juifs et Arabes.

Israël est en passe d’entamer bientôt une cinquième campagne électorale. Les événements du mois de mai et l’intensité de la haine qui s’est déchaînée entre Arabes et Juifs occuperont une place majeure dans ces élections. Il n’est pas difficile d’imaginer comment les politiciens détourneront la frayeur et la méfiance vers le racisme et la soif de vengeance. Les plus bas instincts qui viennent d’exploser dans la réalité israélienne serviront de matière combustible à cette campagne électorale, et la besogne des agitateurs sera plus aisée que jamais.

Nous tous, il me semble, nous savons qui va en bénéficier. Nous tous, nous savons aussi quelle sera la réalité ici si tous les extrémistes nationalistes et racistes promulguent les lois. C’est pourquoi le véritable combat n’est pas entre Arabes et Juifs mais entre ceux – des deux bords – qui aspirent à vivre en paix, dans une coopération digne, et ceux – des deux bords – qui se nourrissent dans leur mentalité et leur idéologie de la haine et de la violence.

Puissions-nous réussir à rétablir et à renforcer, à nouveau, les forces saines dans les sociétés, ceux d’entre nous qui refusent d’être des collabos du désespoir. De sorte que si devait éclater encore une vague meurtrière de ce genre – et je crains que cela ne se produise dans quelques années – nous puissions lui opposer une résistance réfléchie et mûre comme, me semble-t-il, c’est déjà le cas ces jours-ci, dans d’innombrables rencontres, des discussions et des initiatives magnifiques. A mes yeux, et comme nous le prouvons par notre rassemblement ici, aujourd’hui, par notre détermination, notre soumoud en faveur de l’idée de paix, d’égalité et de coopération digne entre les deux peuples et notre « malgré tout », source d’un grand espoir en ces jours de ténèbres, laissent entrevoir qu’existe une chance que nous trouvions la voie que nous avons presque perdue, la voie compliquée et exigeante de vivre ici ensemble, dans une équité complète, et en paix, nous, Arabes, Juifs, êtres humains.


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