Ultradroite : anatomie d’une nouvelle menace terroriste

jeudi 10 juin 2021.
 

23 mai 2021 Par Matthieu Suc et Marine Turchi

Un rapport du parquet général de Paris, que révèle Mediapart, alerte sur le retour de la menace terroriste d’ultradroite. S’appuyant sur sept affaires, il détaille la professionnalisation des groupes, leur facilité à s’armer et les profils hétéroclites des activistes, pour partie bien insérés.

C’est une petite musique. Insidieuse. En 2017, des projets d’assassinat du candidat à la présidentielle Jean-Luc Mélenchon et du maire de Forcalquier Christophe Castaner. En 2018, un projet d’empoisonnement de nourriture halal et un autre de s’en prendre au président de la République Emmanuel Macron. En 2019, des lieux de culte musulmans et juifs qui devaient être pris pour cibles. En 2020, la communauté juive de nouveau visée. À chaque fois, les projets ont été déjoués avant le passage à l’acte.

Mais cette musique nauséabonde continue de se faire entendre jusqu’à ces derniers jours. Un groupuscule néonazi qui voulait attaquer une loge maçonnique est interpellé au début du mois, portant à six le nombre de projets d’attentats attribués à l’ultradroite et déjoués depuis quatre ans. Et puis il y a cette attaque qui n’a pas obtenu la qualification terroriste, mais y ressemble à s’y méprendre. Fin 2019, l’octogénaire raciste Claude Sinké tente de mettre le feu à la mosquée de Bayonne, avant de tirer à plusieurs reprises sur deux fidèles, les blessant grièvement.

L’ultradroite violente est de retour. Bien sûr, pas avec la même intensité que le terrorisme djihadiste, qui a fait 264 morts en six ans. De 1986 à nos jours, les actions de groupes se réclamant de l’ultradroite ont entraîné la mort de 17 personnes, selon un décompte effectué par le programme de recherche Vioramil, mené entre 2016 et 2019 à l’université de Lorraine. L’action préventive des forces de l’ordre a permis d’éviter des tueries similaires à celles réalisées par les djihadistes, mais le noyau dur évalué l’an dernier par la DGSI à 1 000 militants d’ultradroite, auxquels s’ajoutent 2 000 suiveurs, inquiète. Surtout avec la multiplication des projets d’attentats.

C’est le constat en tout cas fait par les pouvoirs publics, à l’échelon national ou européen – comme nous avons déjà eu l’occasion de le chroniquer (ici ou là). « Nous avons passé un cap, estime Naïma Rudloff, avocate générale et cheffe du département chargé de la lutte contre le terrorisme à la cour d’appel de Paris, dans un entretien publié vendredi dans La Croix. Pendant longtemps, au sein de l’ultradroite, nous avions affaire à des individus tenant des propos haineux – racistes ou antisémites –, désormais nous avons à gérer des projets d’attentat avancés… »

Aujourd’hui, Mediapart révèle un nouvel élément de preuve, un pavé de 56 pages à en-tête du parquet général de la cour d’appel de Paris. Datant du mois de mars, ce onzième numéro du « Bulletin sur le terrorisme », émis confidentiellement par le ministère public chapeautant le Parquet national antiterroriste (PNAT), est consacré à la menace représentée par l’ultradroite en France.

Son auteur, dont le nom n’est pas mentionné, fait le constat que « depuis 2016, des militants d’ultradroite s’attachent par leurs actes à troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ». Pour étayer son propos, le rédacteur du rapport s’appuie sur les sept affaires d’association de malfaiteurs terroriste attribuées à l’ultradroite et suivies au PNAT (le projet d’attaque ciblant des francs-maçons n’était pas connu à l’époque de la rédaction de ce rapport). De son côté, Mediapart a confronté les conclusions du parquet général à divers procès-verbaux tirés desdites procédures, à des notes confidentielles de la DGSI, des études publiées par des chercheurs, ainsi qu’au fruit de nos précédentes enquêtes.

L’obsession de la guerre civile interraciale

Dans tous les dossiers en cours d’instruction, note le parquet général, « la vision du monde des militants est déterminée par l’obsession de la guerre civile interraciale ». Avec une distinction selon les affaires : pour certains mis en cause, cette guerre civile serait à venir dans un futur proche ; pour les autres, elle aurait déjà été déclenchée par les attentats djihadistes de 2015…

Dans sa littérature, dans ses échanges, l’Action des forces opérationnelles (AFO), qui sera démantelée en juin 2018, ne fait aucune référence au nazisme ou au fascisme. En revanche, ses membres sont obnubilés par le « grand remplacement », cette théorie complotiste selon laquelle les élites au pouvoir voudraient substituer des populations venues d’Afrique et de l’Orient aux peuples européens.

Pour les membres d’AFO, l’ennemi est tout désigné : le « péril islamique ». Au prochain attentat djihadiste majeur, ils projettent, en rétorsion, de s’en prendre à des imams « radicaux », de jeter des explosifs sur une mosquée mais aussi d’agresser des femmes voilées… Jusqu’à empoisonner des rayons d’alimentation halal dans les supermarchés de région parisienne…

Pour ces groupes d’ultradroite, « profondément imprégnés par de multiples théories du complot », le parquet général de Paris considère que « l’islam et les musulmans s’imposent comme les boucs émissaires les plus fonctionnels ». Un terreau que l’on retrouverait, selon le rapport, dans tous les dossiers en cours d’instruction. Dans l’un d’eux, un protagoniste publie sur sa page Facebook le message suivant : « Rebeux, blacjks [sic], racailles, migrants, dealer, djihadistes : toi aussi tu rêves de tous les tuer. Nous en avons fait le vœu. Rejoins-nous. » En 2019, Mediapart avait révélé les coulisses du site Réseau libre, dont plusieurs membres avaient cherché à perpétrer des attentats visant la communauté musulmane.

Si les populations musulmanes demeurent la cible privilégiée des militants d’ultradroite mis en examen, le parquet général souligne que « l’obsession antisémite demeure » également. Dans l’une des instructions, l’identité virtuelle d’un militant comporte la mention « I hate jews » (« Je hais les juifs »), reportée dans une orthographe volontairement approximative (« ayatjiouz »).

Dans son rapport, le parquet général dresse l’inventaire à la Prévert « des émotions négatives » qui s’expriment dans les affaires actuellement en cours d’instruction : « La haine des immigrés, des migrants, des juifs, des homosexuels, de la République ; un discours profondément islamophobe, antiféministe et misogyne. »

À ce catalogue, il faut ajouter la figure du « traître » qui, selon le parquet général, a pour fonction de « souder la communauté autour d’un contre-modèle militant et renforcer la vision bipolaire et antagoniste du champ politique ». Dans une affaire datant de 2017, « les Blancs fumant des joints ou adoptant “un style africain” » sont désignés à la vindicte.

Des références idéologiques d’Éric Zemmour au survivalisme

Autre mobile incitant les membres de l’ultradroite à passer à l’acte : une volonté de réécrire l’Histoire, de proposer une version alternative à celle « écrite par les vainqueurs », de défendre la mémoire des vaincus. Dans les groupuscules néonazis poursuivis pour « association de malfaiteurs terroriste », les pseudonymes utilisés par les membres renvoient sans surprise aux codes du IIIe Reich.

Des références à la guerre d’Algérie, dont les attentats djihadistes seraient – d’après les mis en cause – la continuation, apparaissent également dans les procédures en cours. Un exemple parmi d’autres, cet autocollant retrouvé chez un interpellé et qui proclame : « OAS – French rebel crew since 1961 ». Le parquet général souligne que ces références s’inspirent des déclarations « du polémiste Éric Zemmour » qui, à l’automne 2016, avait affirmé sur le plateau de LCI : « Nous sommes dans la revanche de la guerre d’Algérie ! » Des propos qui, selon le parquet général, ont « connu un large écho au sein de la nébuleuse » d’ultradroite. Dans le dossier AFO, l’un des mis en examen, quadragénaire, a cité parmi ses lectures, hormis des ouvrages religieux catholiques, un certain Éric Zemmour.

Outre le polémiste, les militants d’ultradroite tentés par l’action violente se réfèrent – de manière systématique dans les affaires récentes – au mouvement survivaliste racialiste blanc, qui prédit un inévitable effondrement énergétique, écologique, politique et social. Dans un dossier, en 2018, un futur mis en examen propose des formations de combat, de secourisme, de topographie, d’airsoft et des stages de survivalisme, « pour résister à l’islam ».

Dans la procédure AFO, de nombreux mis en examen disent avoir organisé ou participé à « des stages de survivalisme » pour se préparer à une « guerre civile » qu’ils disent imminente. L’un des mis en examen raconte qu’il s’y adonnait seul en forêt et appréciait le fait de « pousser [ses] limites en survie et de réfléchir ».

Une autre, qui a participé à deux stages à Chablis, a été décrite ainsi par sa fille aux policiers : « Ma mère était devenue bizarre. Elle s’est mise au tir et elle a fait des stages de survivalisme. Elle disait qu’elle voulait chasser. Elle était dans une perspective de survivalisme. Elle disait que bientôt notre terre serait polluée, qu’il n’y aurait bientôt plus rien à manger. Elle est dans une vision apocalyptique du monde. Elle pense qu’il va y avoir une guerre [civile] imminente. » Un troisième dit apprécier les jeux vidéo de survivalisme. Durant l’enquête, des listes de matériel de survie et des plans d’évacuation ont été retrouvés.

Les saints de l’ultradroite

Dernière référence de cette ultradroite violente, la plus glaçante : celle des glorieux prédécesseurs, ceux qui ont perpétré ces 30 dernières années des tueries de masse au nom d’une idéologie d’extrême droite.

Le parquet général souligne dans son rapport la « forme de fascination » que les auteurs de ces tueries exercent sur les militants actuellement poursuivis pour association de malfaiteurs terroriste, « notamment [chez] les plus jeunes d’entre eux ». En avril 2020, un jeune militant publie sur les réseaux sociaux des photographies de Timothy McVeigh (l’auteur de l’attentat à la bombe d’Oklahoma City qui, en avril 1995, a fait 168 victimes et plus de 680 blessés). Les photos de McVeigh sont accompagnées du mot-clé « #Saint »…

Le jeune militant français complète cette publication par un photo-montage représentant les « saints » Anders Breivik, Timothy McVeigh, Brenton Tarrant, Dylann Roof, Robert Bowers et John T. Earnest, tous auteurs d’attentats de masse à connotation raciste et antisémite.

Le Norvégien Anders Breivik, qui a tué 77 personnes le 22 juillet 2011, d’abord en faisant exploser une bombe à Oslo, puis en ouvrant le feu sur la petite île d’Utoya, où se tenait un camp de la jeunesse travailliste, est une figure récurrente des dossiers antiterroristes français. En 2017, un habitant d’Argenteuil est interpellé car il envisageait de s’en prendre aux « musulmans, juifs, Noirs, homosexuels », ce qui lui vaudra une condamnation à sept ans de prison pour entreprise terroriste individuelle. Un an plus tôt, ce jeune homme âgé de 25 ans avait déjà écopé d’une peine trois ans de prison, dont dix-huit mois avec sursis, pour provocation à la haine raciale et apologie du terrorisme, parce qu’il déversait sur les réseaux sociaux sa fascination malsaine pour Breivik.

Toujours en 2017, Logan Nisin, fondateur d’un groupe baptisé Organisation armée secrète (en référence à l’OAS), était arrêté à Vitrolles (Bouches-du-Rhône) en raison des assassinats qu’il projetait contre Mélenchon et Castaner. Parmi ses activités, Nisin administrait une page Facebook à la gloire d’Anders Breivik. En 2016, un autre groupuscule qualifiait le terroriste norvégien de « nationaliste méritant ».

Sur son compte Instagram, un ex-militaire au 17ème régiment du génie parachutiste utilise comme photo de profil une image du terroriste Brenton Tarrant, qui le montre en figure mythifiée devant un soleil noir.

Quelles que soient leurs sources d’inspiration, ceux tentés par le passage à l’action violente font tous le même constat : l’État a failli à sa mission de les protéger de la menace terroriste djihadiste. Il en découlerait une nécessité de se substituer à l’État (dans deux des sept dossiers terroristes en cours d’instruction, l’évocation d’une prise de pouvoir par les armes est évoquée) et, au besoin, d’éliminer ses représentants. On l’a vu, l’opposant Jean-Luc Mélenchon et le futur ministre de l’intérieur Christophe Castaner ont été la cible de projets d’assassinats, mais c’est le président de la République qui focalise la haine sur sa personne et a fait l’objet de plusieurs projets plus ou moins développés.

L’habitant d’Argenteuil, fan de Breivik, reconnaîtra avoir voulu « tirer » sur Emmanuel Macron « le 14 Juillet ou lors d’un déplacement ». « Quitte à tomber, autant que ce soit pour tuer un politique et déstabiliser le système », expliquera-t-il.

En 2018, les Barjols étaient devenus le groupe dominant de la mouvance. Certains de ses membres s’entraînent à la manipulation d’armes et au cryptage des moyens de communication, lors d’ateliers réalisés sur un terrain agricole, dans la Meuse. Lors d’une de ces réunions en mars 2018, une quinzaine de Barjols se réunissent et discutent, par petits groupes de deux ou trois, des meilleurs moyens pour « lancer des attaques contre les migrants et le président de la République ». D’après un participant à ce qui, initialement, devait être un stage de survie, « leur plan s’était de s’approcher au plus près du président de la République quand il serait dans une foule et de le tuer. […] Ça ne parlait que de ça, toute la soirée, ils ne parlaient que de ça. »

Mais le projet patine, tant et si bien qu’un haut cadre des Barjols quitte le groupe pour passer à l’action, avec quelques complices déterminés. Ce retraité isérois de 63 ans est interpellé en novembre 2018 alors qu’il cherche à se procurer un couteau en céramique, indétectable par les portiques de sécurité. Celui qui sur son compte Facebook qualifiait le chef de l’État de « petit dictateur hystérique » ou de « petit clown » ralliait la Moselle en voiture, en compagnie d’un complice, alors que le président de la République s’apprêtait à y commémorer le centenaire de l’Armistice.

Visuel retrouvé sur un compte d’un membre des Barjols et détournant l’affiche du film Full Metal Jacket pour mieux critiquer l’action supposé du président de la République en faveur des grands groupes industriels. © Le parquet général constate que « la personne du président Macron a suscité, dès son élection, une haine importante. Celle-ci s’est nourrie de complotisme, teinté d’antisémitisme – Emmanuel Macron serait ‘‘l’homme des Rothschild’’ ». Il serait « l’assassin d’une nation » qu’il livrerait à la « submersion de l’étranger ». En conséquence, les Barjols « exigent » ainsi sur les réseaux sociaux la démission du président de la République, « sans quoi des Actions seront menées contre CE Gouvernement illégitime et toutes les choses IMPORTÉES PAR CELUI-CI ! »

Outre la personne du chef de l’État, on assiste à la diversification des cibles institutionnelles. Et même au-delà. Tout ce qui représente l’autorité, le pouvoir dans l’esprit des complotistes peut justifier son élimination.

Une loge maçonnique était la cible du dernier projet d’attentat déjoué par les forces de l’ordre. Il était l’œuvre d’un groupuscule néonazi baptisé « Honneur et nation », un groupuscule qui revendique ouvertement son idéologie antisémite, explique le parquet général, qui cite sa propagande : « La France ne doit plus jamais être appelée la République, car la République est juive, et la France est française. Cette pieuvre, il faut l’éliminer, c’est dommage car une personne a essayé de le faire et il s’est mis tout le monde à dos, Adolf HITLER. »

D’après une note confidentielle de la DGSI, chez les Barjols, deux hommes, dont celui qui projetterait par la suite de s’en prendre au chef de l’État, avaient émis en 2018 la volonté d’assassiner des francs-maçons dans l’un des mess fréquentés par les loges à Paris.

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